L’année 69 est, pour Rome, une année de turbulences. Après la mort de Néron (juin 68), quatre empereurs se succèdent au prix d’une guerre civile, la première que connait l’Empire : Galba, Othon, Vitellius et Vespasien. Dans ce contexte, Julius Civilis, un vétéran batave de l’armée romaine, décide de se rebeller contre Rome : c’est la conjuration de Civilis. Cet épisode antique, narré par l’historien Tacite, est réutilisé à l’époque moderne pour justifier les prétentions à l’indépendance des Pays-Bas vis-à-vis de l’Espagne. Dès lors, la Conjuration de Civilis devient un thème de propagande et se retrouve en particulier dans les commandes que passent les édiles néerlandaises à leurs artistes.
Les Pays-bas célèbrent aujourd’hui 30 avril leur fête nationale, qui n’en est pas vraiment une. Le 30 avril est le jour de la reine, la date conventionnelle de son anniversaire, fixé depuis 1949. Une fête donc plus dynastique que nationale, prudente mais sans équivoque, qui ne fait pas appel à la commémoration d’un évènement désigné comme fondateur.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Les Pays-Bas, révoltés depuis le début des années 1570, mais pas reconnus internationalement avant l’indépendance de leur partie Nord dans le cadre des grands règlements européens des traités de Westphalie en 1648 – ont ressuscité les bataves et leur grand soulèvement des années 69-70 comme symbole national. Ils peuvent revendiquer un rôle de laboratoire européen dans la construction d’une mythologie nationale. Ils ont pour cela, comme souvent, fait appel à l’antiquité, et particulièrement à l’historien latin Publius Cornelius Tacitus. La référence batave durera jusqu’à la « République batave » (1795-1806) qui verra son épuisement.1
Le renouveau des Bataves : érudit … et militant
L’intérêt pour les Bataves apparaît tôt dans l’humanisme néerlandais2 mais, pour la période qui nous intéresse, dans sa dimension d’instrumentalisation politique, le mythe batave remonte principalement à Grotius (Hugo de Groot : 1583-1645) et, dans une veine plus littéraire, aux écrivains Pieter Cornelisz Hooft (1581-1647) pour Baeto3 (écrit en 1617, publié en 1626) et Joost van den Vondel (1587-1679) pour sa pièce Batavische Gebroeders, of onderdruckte Vryheid (1663),4 que nous traduirons sommairement par Fraternité batave, ou la liberté opprimée …
Dans De antiquitate reipublicae Batavicae (1610),5 court texte écrit en latin et adapté en néerlandais l’année même de sa publication, Grotius pose les bases d’une souveraineté populaire et recourt à la justification historique par le précédent batave tel que décrit par Tacite : les Bataves, peuple autochtone et libre, jouissent du droit de déléguer et de révoquer le pouvoir.
L’œuvre de P.C. Hooft fait aussi directement référence à Tacite mais tire l’histoire dans un sens monarchisant. Les Canninéfates alliés des Bataves se donnent un chef, Baeto/Brinio/Brinno, en l’élevant sur un bouclier (Historiae, IV, 15). Un rite d’élévation, de couronnement même, dont Tacite donne ici la première attestation, comme une coutume germanique, qui passera des Germains aux armées de l’empire (Julien proclamé Auguste à Paris par ses soldats en 360), puis au cérémonial byzantin6.
En plus de la révolte, de l’épisode de la conjuration qui l’ouvre et des scènes de bataille, deux autres scènes ont été fréquemment illustrées : le rite d’élévation (« Brinio op het schild geheven » (1613), par Van Veen (au Rijksmuseum d’Amsterdam), ou (1661) par Jan Lievens), et, dans le contexte des traités de 1648, des scènes de négociations sur le Rhin entre Bataves et Romains.
La lecture néerlandaise de Tacite est originale. Elle est aussi tiraillée entre une interprétation républicaine, insistant sur la liberté et le contrat social, et une interprétation « orangiste » focalisée sur le rôle fondateur du prince. L’argument batave offre en plus l’avantage d’évacuer la question religieuse, elle-aussi conflictuelle, opérant une forme de laïcisation du débat et des origines. République ou monarchie, ou plus exactement principat, pouvoir du « stathouder », la question était brûlante, elle valut l’exil à Grotius. La culture classique vivante, en réinterprétation constante et parfois contradictoire, servait à lire et à nourrir les débats contemporains.
Les Bataves de Tacite : la révolte de 69-70
Tacite mentionne les Bataves comme un peuple habitant le delta du Rhin, à l’extérieur de l’Empire, dans la Germanie XXIX.1 (De Origine et Situ Germanorum, rédigé en 98 ap. J.-C., ou à peu après).
Les Bataves sont décrits comme un peuple limitrophe, mais uni à Rome par un lien de clientèle militaire ancien : ils fournissaient à l’armée romaine des troupes auxiliaires : cohortes d’infanterie, ailes de cavalerie d’élite, et à l’empereur des gardes. La présence des unités bataves est notamment attestée en Bretagne et sur le Danube.
Surtout, Tacite consacre à la révolte des Bataves la plus grande partie du Livre IV des Histoires (Historiae, œuvre achevée en 106).
La relation de leur grande révolte, avec de nombreux revers militaires romains, qui embrase la presque totalité des deux provinces de Germanie et déborde en Gaule, est marquée par la vision politique propre de Tacite, sa hantise de l’anarchie militaire et de la tyrannie, son aspiration à une politique impériale forte dans le Nord. Tacite donne en partie du chef de la révolte, Julius Civilis (Claudius Civilis, dans la tradition ultérieure), l’image – que ne peut retenir l’historiographie contemporaine – d’un héros « national » batave/germanique, par exemple dans certains des discours qu’il restitue, mais il en fait aussi, à certains moments, un vétéran romain, ce qu’il était, et rend bien compte de la complexité de la situation sur le Rhin autour de 69, qui mêle mutinerie militaire, sécession provinciale, guerre civile de succession ouverte par la mort de Néron, agitation des barbares.
L’archéologie néerlandaise, utilisant une méthode originale, la collecte systématique, avec la collaboration des particuliers détecteurs de métaux, des micro-restes métalliques, a montré, avec l’omniprésence des restes d’équipements romains sur les sites d’habitation de la région, l’importance du service militaire de Rome dans la société locale7. Une synthèse récente sur les fouilles de Nimègue/Nijmegen (Noviomagus), le principal camp légionnaire au Nord, montre une romanisation et une intégration précaire et limitée, sans commune mesure avec celle des grandes cités et colonies situées plus au sud sur le Rhin8.
La Conspiration de Julius Civilis : le tableau géant de Rembrandt, et ce qu’il en advint…
Rembrandt a peint sur le thème de la conspiration de Civilis son plus grand tableau (500 x 500 à l’origine) : « La Conspiration de Claudius Civilis », aujourd’hui présenté au Nationalmuseum de Stockholm (Suède).
L’œuvre est une commande des magistrats municipaux d’Amsterdam. Initialement (1659) prévue pour un cycle de douze peintures tirées de la Bible, de l’histoire romaine (Horatius Coclès) et illustrant la révolte batave, cette commande échut à Govert Teuniszoon Flinck (1615-1660). La série était destinée à orner le nouvel Hôtel de Ville, achevé en 1655 (aujourd’hui « Paleis op de Dam », le Palais Royal). Le décès de Flinck avant l’achèvement de la série fit passer la commande à un groupe de peintres, dont Jacob Jordaens (1593 – 1678) (overrompeling der romeinen et vrede tusschen civilis en cerealis), Jan Lievens (1607- 1674) (Brinio op het schild geheven), dont les œuvres sont toujours en place, et Rembrandt Harmenszoon van Rijn (1606-1669), chargé de réaliser l’illustration, d’après Tacite, de la conjuration des bataves (Historiae, IV, 14).
Pour situer l’action, Rembrandt a renoncé au bois sacré, lieu de la conspiration selon Tacite (Historiae, IV, 14). Une esquisse ou copie de l’œuvre dans son état original semble montrer qu’il a inscrit la scène dans une architecture monumentale de portiques, investie cependant d’une valeur sacrée. Les Bataves prêtent serments sur leurs épées. Ce détail, parmi d’autres, peut être lu comme une référence directe à des textes antiques, tout en s’écartant du corpus tacitéen. Le decorum n’appartient pas à la panoplie antiquisante empruntée à la sculpture antique devenue habituelle à la fin du XVIIe. Les costumes sont neutres, ou même teintés d’une nuance biblique et orientale. La scène est dominée par la figure écrasante d’un Civilis d’une taille surhumaine, à la fois borgne et royal, porteur d’une tiare ou d’une couronne. L’ensemble a quelque chose d’une cène plus que de la ripaille décrite par Tacite : la coupe, identifiable à un objet liturgique, une patère, la table porteuse de la lumière. Pour les calvinistes, la cène et son calice ne sont pas le miracle de la transubstantiation, mais un rite d’alliance (lat. foedus, néerl. bont/verbont , ang. covenant) renvoyant au XVIIe siècle à un vocabulaire politique. Il est parfois avancé que la composition de Rembrandt reprend la Disputa de Raphael, représentant les Pères de l’Eglise.9
En 1662, au plus tard, le tableau était décroché et Rembrandt, déjà en banqueroute, à l’initiative active des bourgmestres d’Amsterdam, qui lui avaient du reste dans un premier temps préféré un de ses élèves, dût renoncer à ses perspectives de gain. Une peinture hâtivement commandée et exécutée de Jürgen Ovens (1623-1678) vint remplacer l’œuvre de Rembrandt, qui la réduisit à sa partie centrale (196 cm × 309), la retoucha et la vendit.
La décoration de l’Hôtel de Ville est une entreprise importante, qui engage le prestige de la municipalité, d’où, peut-être, les déboires de Rembrandt. La ville de Leiden, le grand centre universitaire des pays Bas, s’était déjà fièrement rebaptisée « Lugdunum Bataviorum ». En 1619, la Vereenigde Oostindie Compagnie baptise Batavia (l’actuelle Jakarta) sa capitale coloniale tout juste fondée dans les Indes Orientales.
Le motif batave avait déjà été retenu en 1613 pour la décoration du Binnenhof, le siège du gouvernement, à la Haye/Den Haag, avec une commande de douze tableaux passés au peintre Vaenius (Otto van Veen, 1556-1629).
Les Bataves se retrouvent au centre de tous les centres néerlandais : au centre intellectuel, au centre colonial, au centre politique de l’Etat, au centre d’une ville centre d’une économie monde en ce milieu du XVIIe siècle, selon le concept de Fernand Braudel.
Cet impératif de représentation, à plus forte raison pour des tableaux destinés à s’inscrire dans une série, laissait peu de place à l’originalité, aux écarts commis par Rembrandt par rapport à une imagerie bien établie, celle du peplum batave pourrait-on dire en risquant l’anachronisme. Dans cette hypothèse, Rembrandt pêche contre les conventions héroïsantes de la représentation de la geste batave, qu’il tirerait vers la barbarie10 ou, au moins, se révèlerait impossible à intégrer dans la suite des autres peintures et des autres peintres.
Cependant, il se peut aussi que le rejet des magistrats d’Amsterdam ait été plus politique qu’esthétique11. Plus enclin à la paix– les scènes de bataille sont réduites dans le cycle de l’Hôtel de ville –, tendant vers une forme de fédéralisme républicain – la ville avait même été assiégée par les troupes du Stathouder en 1650 – les magistrats d’Amsterdam n’auraient pu s’accommoder d’une représentation de Julius Civilis en sauveur, et d’autant moins que Vondel et d’autres l’assimilaient au prince d’Orange. Le tableau de Rembrandt est peut-être aussi un défi ou une prise de position politique.
Crédits
Nous remercions le Rijksmuseum d’Amsterdam pour l’autorisation à reproduire les deux oeuvres de Van Veen (« Brinio op het schild geheven » et « De samenzwering van Claudius Civilis in het schakerbos ») ainsi que le Nationalmuseum de Stockholm pour la reproduction du tableau de Rembrandt, « Batavernas trohetsed till Claudius Civilis ».
Nous remercions David Biggins de nous avoir autorisé à reproduire une photographie prise à Chesterholm (Angleterre). Il s’agit de la réplique de la pierre tombale d’Atticus, un officier d’intendance (cornicularius) de la VIIIIe (IXe) cohorte batave à Vindolanda (Northumberland) sur le Mur d’Hadrien (G.B) (vers 104).
Références d’auteurs anciens :
- Willem Frijhoff, « L’évidence républicaine : les Bataves au passé, au présent et au futur ». In : Annales Historiques de la Révolution Française, n° 4, 1994, pp. 179-194. En ligne sur le site VU-Dare de la Vrije Universiteit Amsterdam. [↩]
- Karin Tilmans, « Cornelius Aurelius en het ontstaan van de Bataafse mythe in de Hollandse geschiedschriving (tot 1517) ». In : Bunna Ebels-Hoving, Catrien Santing, Karin Tilmans, Genoechlicke ende lustige historien : laatmiddeleeuwse geschiedschrijving in Nederland, Hilversum, (Middeleeuwse studies en bronnen ; 4) Verloren, 1987, pp.191-214. ISBN 90-6550-208-4 ; Jan Blanc, « Hugo Grotius, historiographe des Bataves au XVIIe siècle ». In : Chantal Grell (dir.), Les historiographes en Europe de la fin du Moyen âge à la Révolution, Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006. [Localiser l’ouvrage] [↩]
- P.C. Hooft, Baeto, oft Oorsprong der Hollanderen : Trevrspel, Willem Jansz Blaeuw, 1626. Texte intégral en accès libre (éd. de 1644) sur le site Münchener DigitalieserungsZentrum. [↩]
- Joost van den Vondel, Batavische gebroeders of onderdruckte vryheit : Treurspel, t’Amsterdam : voor de weduwe van Abraham de Wees, 1663. En texte intégral sur le site de la Faculté des sciences humaines de l’université d’Amsterdam. [↩]
- Hugo Grotius, Liber de Antiquitate reipublicae Batavicae, Lugduni Batavorum ( = Leiden), ex officina Plantiniana Raphelengii, 1610. Texte intégral en accès libre sur Google Books. En néerlandais sous le titre : Tractaet vande oudtheydt vande Batavische nu Hollantsche Republique. [↩]
- Hans Teitler, « Raising on a shield : origin and afterlife of a coronation ceremony ». In: International Journal of the Classical Tradition, 2001-2002 (8) pp. 501-21 [Localiser le périodique]. [↩]
- Johan Nicolay, Armed Batavians : use and significance of weaponry and horse gear from non-military contexts in the Rhine Delta (50 BC to AD 450), (Amsterdam archaeological studies) Amsterdam University Press, 2007. [Localiser l’ouvrage] [↩]
- Willem Johannes Hyacinthus & Harry van Enckevort et al., Vlpia Noviomagvs, Roman Nijmegen : the Batavian capital at the imperial frontier, (Journal of Roman archaeology. Supplementary series ; 73) Portsmouth, Journal of Roman Archaeology, 2009. [Localiser l’ouvrage] [↩]
- Caroll Margaret Deutsch, « Civic ideology and its subversion: Rembrandt’s oath of Claudius Civilis ». In: Art History, Mar86, Vol. 9 Issue 1, pp. 12-35 [↩]
- David R. Smith, « Inversion, Revolution, and the Carnivalesque in Rembrandt’s ‘Civilis' ». In : Anthropology and Aesthetics, No. 27 (Spring, 1995), pp. 89-110. [↩]
- Caroll Margaret Deutsch, « Civic ideology and its subversion: Rembrandt’s oath of Claudius Civilis ». In: Art History, Mar86, Vol. 9 Issue 1, pp. 12-35 [↩]
Lire aussi sur Insula :
Hugues Van Besien, « Tacite, les Bataves et le crépuscule de Rembrandt », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 30 avril 2011. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2011/04/30/tacite-rembrandt-et-les-bataves/>. Consulté le 21 November 2024.
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