Insul’Art / 1 : rencontre-entretien avec Élisabeth Couloigner
Insula présente une nouvelle série de billets : Insul’Art, qui se veut un pont entre l’Antiquité et l’art contemporain. Pour ce premier billet, nous sommes allées à la rencontre d’Élisabeth Couloigner, artiste-peintre et calligraphe finistérienne de talent qui a donné le nom d’Homère à trois de ses œuvres. « Les Sirènes » et « Mets un terme à la lutte » sont inspirées de deux épisodes fameux de l’Odyssée, celui où, au chant XII, Ulysse, attaché au mât de son bateau, réussit à résister au chant envoûtant des Sirènes pendant que ses hommes se bouchent les oreilles, et celui où, au chant XXIV, après le massacre des prétendants de Pénélope, la menace de vengeance sanglante s’annonçant, Athéna intervient pour arrêter la succession de violence et mettre un terme à la lutte. « La mort d’Hector » est inspirée du chant XXII de l’Iliade où Hector, fils du roi de Troie Priam, meurt sous les coups d’Achille, dont le poème raconte « la colère » : il la déchaîne précisément contre le cadavre de son ennemi défunt en l’attachant à son char et le traînant afin de venger la mort de son ami Patrocle qu’Hector avait tué auparavant.
Odile Tresch : Dis-moi, Élisabeth, entre Homère et toi, c’est une « vieille » histoire d’amour … qui a donc donné naissance à trois œuvres ?
Élisabeth Couloigner : Très ancienne oui. Elle date de mon enfance où j’ai connu mes premiers contacts avec les grands mythes de l’humanité par la lecture. Quand j’étais enfant, je comprenais l’histoire telle qu’elle est, au premier degré, et elle me plaisait : les Sirènes, ces êtres qui ont une part d’humain et une part d’oiseau, sont une évocation fantastique qui fait rêver. Ulysse est un personnage rusé qui me faisait penser aux histoires du roman de Renard. Et puis, adulte, j’ai compris ces mythes symboliquement. Pour les Sirènes, l’image importante est celle d’Ulysse attaché, avec la tentation des profondeurs : la tentation est là, et la solution pour conduire son bateau, c’est-à-dire mener sa vie vers l’avant malgré tout, c’est se structurer en se mettant des barrières et des limites.
« Mets un terme à la lutte » parle de la violence qui réside au fond de nous. Mais il ne s’agit pas de livrer cette violence de manière « brute », qui serait brutale, au spectateur. Je trouve qu’il y a une courtoisie à avoir, sinon on glisse dans l’obscénité et l’obscénité choque. Je ne trouve pas utile de choquer. Il y a donc tout un travail sur l’émotion pour transformer cette violence en quelque chose d’apaisé, qui suggère, montre que la violence est là mais qu’elle a été transformée en une image qui a gardé la force et qui comporte aussi beaucoup de douceur. Peindre, c’est pacifier les émotions, c’est-à-dire ne pas les nier, les accepter et les sublimer.
Le point commun des trois œuvres est l’hybris, cette force qui dépasse l’homme et lui fait perdre la juste mesure. Ulysse est attaché au mât pour ne pas tomber dans l’hybris. Dans « Mets un terme à la lutte », Athéna stoppe l’hybris qui allait tout détruire : si les crimes se succèdent aux crimes par vengeance, les hommes entrent dans un cycle sans fin de violence et on perd la civilisation. Athéna est celle qui civilise, qui impose l’arrêt de cette violence, de cet instinct de destruction , de mort et permet à nouveau de construire ensemble. Quant à Achille, il est emporté par l’hybris de la colère et de la vengeance ; en apparence, il gagne puisqu’il tue Hector, mais c’est Hector qui acquiert véritablement sa dignité d’être humain en dépassant ses peurs pour affronter un guerrier à demi-divin dans un combat perdu d’avance. Homère et les mythes de l’antiquité ne nient pas l’hybris : ils l’accueillent, la prennent en compte, la disent et en reconnaissent la réalité, ce qui permet de se construire en conscience.
O. Tresch : Homère, selon une étymologie des Anciens, voudrait dire « celui qui ne voit pas », ce qui renforce l’essence originellement orale de sa poésie, qui se donne par la voix à l’ouïe de l’auditeur. Toi, tu la donnes à VOIR aux yeux de celui qui la contemple. Finalement, vous vous complétez ?
É. Couloigner : Je ne me compare pas à Homère : ce serait de l’hybris ! Ceci-dit, je me suis beaucoup interrogée sur le langage verbal et le langage plastique. Le langage des mots est presque univoque. Une fois que les mots sont dits, ils sont posés et deviennent un sens fixé. Or, le domaine des émotions, des sensations est plus fluctuant et, pour moi, le langage plastique s’adapte à ces changements intérieurs et il est plus ouvert du point de vue du sens, même si, du coup, il est moins rassurant. D’ailleurs, quand j’ai commencé les tableaux calligraphiques, les mots me posaient problème : j’avais un texte avec un sens précis, univoque, et j’utilisais des moyens plastiques multivoques pour exprimer ce texte, alors je suis venue à la manière dont je recevais la poésie, notamment celle de Baudelaire que j’adore.
« Correspondances » est, de ce point de vue, un poème réponse à mes interrogations. Chaque mot a un sens qui est défini pour tous et différent pour chacun. En fait, personne ne lit le même livre (ou ne regarde la même image), et on ne lit pas le même livre selon le moment de sa vie où on le lit. Le sens se produit à l’intersection entre le sens donné par l’auteur et le sens particulier en fonction du vécu, de l’émotion, du moment de celui qui reçoit l’oeuvre. C’est ce sens infra-conscient, qui offre beaucoup plus de possibilités de lectures et d’interprétations, qui est présent dans mes tableaux calligraphiques.
O. Tresch : Ton chemin artistique est une véritable Odyssée ?
É. Couloigner : Oui, une « odyssée » dans le monde des lettres et des arts, guidée par une perception sensible du monde. Mon père était passionné d’architecture religieuse, et on visitait beaucoup de chapelles. Ce qui m’intéressait était la beauté de ce que je voyais, et j’aimais la beauté assez violente, celle que dégagent les « Saint Sébastien » et les « Pietàs », le Christ descendu de la Croix et la souffrance de la mère. Cette souffrance est transformée en beauté dans la peinture. C’est aussi une Odyssée du souffle. J’ai pratiqué assidûment la calligraphie en respirant. La respiration est très opérante pour tracer de belles lettres. Le calme intérieur se pose en moi, et je me concentre uniquement sur le trait et la perfection du tracé. Il y a, dans mon travail, une recherche de précision formelle très importante. Elle s’acquiert par l’exercice, comme pour les gammes musicales. J’ai fait énormément de gammes. Et j’ai commencé à écouter mon corps, à percevoir les sensations musculaires dans le bras lorsque je traçais le geste guidé par la respiration. Je conçois le trait mentalement, je traduis ce trait par la respiration et je trace la ligne la plus juste qu’il m’est possible, en sachant qu’elle sera toujours perfectible.
O. Tresch : Il se dégage de ton œuvre beaucoup de douceur, en tout cas une quête de douceur, d’équilibre et d’harmonie : est-ce la façon dont tu perçois le monde homérique et le monde grec à une certaine époque ?
É. Couloigner : Non, le monde grec, à mes yeux, n’est pas un monde de douceur. La douceur vient de mon désir personnel d’harmonie. Je dirais que la grille de lecture du monde grec permet de tendre vers l’harmonie car il donne une lecture nuancée de la réalité. Il y a de la vérité dans le monde grec. Et l’on peut consruire de l’harmonie en s’appuyant sur une vérité. L’harmonie, dans mes tableaux, c’est de rééquilibrer le déséquilibre. Des énergies divergentes se rencontrent, s’accordent, produisent de la tension : là est l’harmonie, un équilibre fragile. Le carré offre un espace statique, figé, donc il va falloir créer des mouvements, des lignes de force qui partent dans des directions différentes mais qui vont s’équilibrer, comme on peut le voir sur « Mets un terme à la lutte ». À droite, les paroles d’Athéna, en écriture romaine majuscule, imposent la force de la loi lapidaire. En contraste, la cursive romaine gestuelle porte la vitalité et l’élan du guerrier prêt à bondir. Quant aux nuances chromatiques, elles évoquent l’aridité et la lumière de la terre d’Ithaque et la mer où Ulysse a tant navigué.
O. Tresch : En quoi, pour toi, c’est important de nos jours d’avoir cette culture « antique » ?
É. Couloigner : Ce sont nos racines ! Tout le monde s’accorde à dire que les Grecs ont posé les bases de la démocratie et de notre culture. Les mythes grecs parcourent toute la culture occidentale dans la peinture, dans la littérature car ils parlent à notre imaginaire. Les enfants adorent. Je pense, par exemple, aux beaux livres d’Yvan Pommaux sur des personnages mythologiques qui ont beaucoup de succès. Et les artistes pendant 2000 ans sont allés puiser à la source grecque : c’est encore opérant parce que ça ne parle ni du bien ni du mal mais de la réalité humaine ! Homère touche aux profondeurs de notre humanité et notre humanité n’est pas quelque chose de joyeux ; elle est faite de passages, de souffrances, de difficultés, et d’issues (ou pas !) à ces difficultés. C’est la vie ! Il y a des gens qui qualifient ma peinture comme triste, sombre. Ce qu’il ne perçoivent pas consciemment, c’est qu’il y a toujours un espace de lumière, d’autant plus visible que le tableau est sombre, toujours placé à un endroit qui ouvre sur un autre monde, un passage, une sortie. J’offre toujours une issue. Peindre, à mon humble avis, c’est lutter contre l’absurdité de l’existence et reconnaître la modestie de notre existence dans l’univers.
O. Tresch : Où peut-on voir tes « Homère » et quelles sont tes prochaines expositions ?
É. Couloigner : On peut les voir sur mon blog : deux appartiennent à des collections privées, et la troisième fait partie de ma collection personnelle. Mes « Vegetalis » seront exposés à Plougonvelin à l’espace Keraudy en mars 2012 et cet été, du 15 juillet au 15 août 2012, dans les chapelles du Léon Arz er Chapeliou Bro Leon.
À propos des œuvres présentées dans le billet
- Mets un terme à la lutte
Format : 50×50
Technique : médium enduit, pigments, encre acrylique noire, collage et impression de papier structuré (le papier, assez épais, contient des fils).
Écritures : capitale à la plume et au pinceau, interprétation gestuelle de cursive romaine.
Date de réalisation : été 2008
- Les sirènes
Format : deux carrés de 25×25 assemblés verticalement.
Technique : médium enduit, pigments, aquarelles, dont cette couleur que j’adore, le caput mortuum.
Outils : plume pointue, colapen.
Date de réalisation : été 2008
- La mort d’Hector
Technique : médium enduit, en techniques mixtes: pigments, collage de papier chinois travaillé.
Outils : tire-ligne et folded pen, plume pointue moyenne, chiffons, pinceau de bricolage très abimé.
Dominent les pigments noir de fumée et un oxyde de fer orange.
Date de réalisation : automne 2009
Les deux blogs d’Élisabeth Couloigner
Lire aussi sur Insula :
Odile Tresch, « Homère dans l’Art d’Élisabeth Couloigner », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 2 janvier 2012. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2012/01/02/elisabeth-couloigner/>. Consulté le 21 November 2024.