La Basilique de Quintin, dans les Côtes d’Armor, possède une relique de la Ceinture de la Vierge Marie, censée protéger les femmes enceintes. Le rite qui y est associé encore de nos jours peut être considéré comme une survivance antique du culte grec d’Artémis Lusizônos…
La Ceinture de la Vierge de Quintin
Le touriste lambda en visite à Quintin, petite ville des Côtes d’Armor, est d’emblée intrigué d’y trouver, dressée en Centre-ville, une Basilique. Si sa curiosité le pousse à en franchir les portes, il comprendra bien vite le pourquoi du comment de la chose. L’affaire est d’importance : la Basilique garde religieusement en son sein un trésor aussi rare que précieux, une relique de la « ceinture » de la Vierge Marie, rapportée de Terre Sainte au milieu du XIIIè siècle par le Seigneur de Quintin de l’époque, Geoffroy Botherel, qui, présume-t-on, l’avait reçue du Patriarche de Jérusalem, Robert de Saintonge, Évêque de Nantes.
Traversant miraculeusement les siècles, survivant notamment au terrible incendie de 1600 qui ravagea l’intégralité de la collégiale où elle se trouvait sans la brûler, la relique de la Ceinture de la Vierge Marie est actuellement un modeste bout de tissu de lin gris, de maille assez grosse, d’une longueur de 8 centimètres et de largeur sensiblement moindre. Conservée dans un médaillon d’or et de pierres précieuses, ne comptez pas la toucher : en 1641 déjà, le roi Louis XIII dut intervenir en personne et exiger qu’elle soit gardée « avec le respect et l’honneur qui lui sont dus », tant elle était victime de son succès. C’est que cette Ceinture est très spéciale : portée par les femmes enceintes, elle les protège des dangers de la grossesse et favorise un heureux accouchement. Afin de préserver la relique tout en permettant aux fidèles de bénéficier de ses pouvoirs, on mit à son contact de grands rubans, par le fait bénits et chargés de la puissance de l’original. Paul Claudel lui-même connaissait bien les vertus de ces rubans utilisés par les femmes de sa famille. Aussi les conseilla-t-il à son ami Jacques Rivière, qui venait de lui annoncer la grossesse de sa femme : « Je suis ému de la nouvelle que vous me donnez. Que Dieu et Notre-Dame protègent votre chère jeune femme ! Dans ma famille, toutes les femmes dans cette position demandent un ruban bénit dans un vieux couvent de Bretagne dont je puis vous donner l’adresse et jamais elles n’ont eu d’accidents… ». Et, encore à présent, Mesdemoiselles, Mesdames, pour une somme très modique, vous pouvez vous procurer auprès du presbytère de Quintin l’un de ces rubans « Notre-Dame de Délivrance » et le porter jusqu’à votre accouchement, réalisant ainsi un rite bien plus ancien que vous ne le pensez, imitant le geste cultuel de milliers de femmes qui, dans la Grèce antique, confiaient leur grossesse et leurs couches à Artémis Lusizônos « la délieuse de ceinture »…
Flash-back avant Jésus-Christ, c’est-à-dire aussi, par évidence, avant la Vierge Marie
Les inventaires des offrandes déposées dans les sanctuaires d’Artémis font état de très nombreuses zônai, substantif qui correspond au verbe zônnumi « ceindre », et qui semble désigner, plutôt qu’un accessoire vestimentaire se portant sur le vêtement, un sous-vêtement dont on se ceint la taille, une sorte de pagne, ou de culotte. Or, des épigrammes de l’Anthologie Palatine mettent en scène de jeunes accouchées, qui viennent consacrer zônai, soutien-gorge et autres vêtements, au moment de leurs relevailles. Ainsi en est-il de Timaessa, nouvellement maman, dans le poème de Persès (fin du IVè-début du IIIè siècle avant notre ère – épigramme de l’Anthologie Palatine, VI, 272) :
Sa « ceinture », en ton honneur, fille de Léto, sa tunique brodée de fleurs, et son soutien-gorge qui étroitement enveloppait ses seins : voilà ce que t’a consacré Timaessa après qu’elle eut, au dixième mois, réchappé au dolent fardeau d’un douloureux accouchement.
(Trad. O. Tresch)
Consacrer sa « ceinture » à Artémis Lusizônos « la délieuse de ceinture » est, en fait, un rite essentiel que toute femme doit réaliser à deux occasions, à l’origine des deux significations de l’expression « défaire sa ceinture ».
Une femme défait donc sa ceinture, quand elle s’apprête à accoucher. Ainsi, dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes (I, v. 287-288), lorqu’Alkimédé, la mère de Jason, sert son fils dans ses bras avant son départ pour la Colchide, elle est d’autant plus triste de le voir partir qu’il s’agit de son fils unique, « le seul pour qui elle a délié sa ceinture pour la première et dernière fois ». Et le scholiaste d’expliquer ce vers de la façon suivante : « J’ai délié ma ceinture : de fait, délient leur ceinture celles qui enfantent et elles les consacrent à Artémis, c’est pour cela qu’il y a même un sanctuaire d’Artémis Lusizonos à Athènes ».
Et elle défait également sa ceinture à un autre grand moment, chronologiquement antérieur à l’accouchement : celui de la relation sexuelle. Le sens sexuel des expressions « délier la ceinture » ou « femme à la ceinture déliée » est si clair qu’elles en deviennent proverbiales. Ainsi, une scholie au vers 14 de l’Hymne à Artémis de Callimaque dit que « l’on se ceignait de ceintures qu’on déliait quand on était sur le point de quitter le célibat », et le paroemiographe Apostolius inclut dans sa liste de proverbes « femme à la ceinture déliée » : « se dit des célibataires qui vont avoir pour la première fois une relation intime avec un homme. Les célibataires sur le point d’en venir à l’union sexuelle consacrent, en effet, leur ceinture de célibataire à Artémis ».
La femme porte donc la ceinture lorsque son corps doit rester fermé, et s’en délivre lorsqu’il doit s’ouvrir au sexe de l’homme qui y pénètre ou au bébé qui doit en sortir, les notions de fermeture/ouverture étant symboliquement caractéristiques du fonctionnement féminin, complémentaires de celles de s’ériger/se rapetisser qui sont celles du fonctionnement masculin. Le fait que ce soit Artémis la divinité protectrice de ces deux circonstances de vie et de passage, qui se font écho l’une à l’autre, montre bien à quel point les interprétations que l’on propose traditionnellement d’elle sont erronées : bien loin de la déesse de la chasteté et de la virginité, c’est une déesse de la sexualité et de la création, une des facettes de la Déesse-Mère initiatrice. c’est à elle que s’adressent encore, sous l’appellation de « Notre-Dame de Délivrance », les femmes qui portent le ruban de Quintin, preuve émouvante que les rituels les plus anciens survivent toujours d’une façon ou d’une autre …
Remerciements
La photographie du reliquaire de Quintin provient -après une aimable autorisation- du très beau et très riche site Topic-Topos. Cet éditeur numérique indépendant est spécialiste du patrimoine des communes de France.
Lire aussi sur Insula :
Odile Tresch, « Notre-Dame de Délivrance, ou Artémis Lusizônos ressuscitée … », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 9 novembre 2010. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2010/11/09/notre-dame-de-delivrance-ou-artemis-lusizonos-ressuscitee/>. Consulté le 23 November 2024.