« ‘If you have no better offer, do come’: Martial’s guide to Roman dinner parties » est un texte de Gideon Nisbet, publié en décembre 2015 sur le blog de l’éditeur Oxford university Press : « OUPblog ». La traduction française inédite publiée sur « Insula » est réalisée par Victor Gautschi, étudiant en Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.
Contrairement aux autres billets publiés par « Insula », les traductions issues de « OUPblog » ne sont pas publiées sous une licence en libre accès.
« Viens, si tu n’as pas d’invitation meilleure. » L’épigramme 11.52 donne vie à la Rome de l’époque de Martial (« tu sais que je touche aux bains de Stephanus… ») et présente le poète urbain sous un angle familier. C’est aussi un morceau choisi pour les amateurs de gastronomie d’aujourd’hui cherchant à se faire une idée des plats sans prétention de l’époque antique. La laitue de l’époque était amère ; le livre de recettes romain d’Apicius (3.18.1-3) la traite comme sa semblable, la chicorée. Elle était souvent servie après avoir été baignée dans une préparation à base de vinaigre, comme les confits d’oignons qu’on retrouve dans la cuisine indienne moderne. La laitue nettoyait le palais, qu’elle soit servie en début ou (comme par le passé) en fin de repas, « C’était par la laitue que nos aïeux terminaient leurs repas. Dis-moi, pourquoi est-ce par elle que nous ouvrons les nôtres ? » (Présents de bienvenue 14).
Les Romains considéraient néanmoins que cet incontournable des diners rendait la digestion difficile (et les diététiciens d’aujourd’hui en conviennent) ; Apicius propose (3.18.3) une recette de purée de dattes au cumin âcre à consommer en fin de repas à des fins thérapeutiques, ne lactucae laedant, « pour prévenir les effets néfastes de la salade. »
Martial a manifestement beaucoup d’œufs à utiliser. Ils devaient être bon marché dans Suburre cette semaine là, car il est clair qu’ils ne venaient pas de sa petite demeure de campagne (7.31, 7.91, 11.18). En 9.2.2 de son livre, Apicius mélange les jaunes d’œufs et la rue dans une sauce pour raie bouillie ; la rue amère est un ingrédient étonnamment fréquent des recettes à base de poisson du grand gourmet, Martial n’essaye donc pas simplement de camoufler un morceau de poisson peu ragoutant, même si son thon a visiblement grise mine. Il compte le servir en suivant les recommandations d’Apicius pour le poisson-lézard, une espèce inconnue évoquée ici pour donner une idée de l’échelle : pocher et servir avec des herbes relevées (la livèche et la rue), des épices (du poivre et du cumin), du miel, du vinaigre et l’indispensable garum, épaissi avec un peu d’amidon. Des équivalents de ces deux derniers ingrédients dans nos cuisines modernes seraient sans hésiter la sauce de poisson thaïlandaise et la farine de maïs. Le mélange aigre-doux de miel et de vinaigre est très populaire auprès des convives de la Rome moderne, qui connaissent ce type de sauce aigre (faite de nos jours avec du sucre) sous le nom d’agrodolce, accompagnant en général de l’agneau onctueux ou des légumes cuits à feu doux.
Situé en contrebas, entre le Forum et le Forum Boarium, le Vélabre était l’endroit idéal pour qui souhaitait acheter des légumes frais, et accueille encore aujourd’hui régulièrement un marché fermier ; il était particulièrement réputé pour son fromage fumé, spécialité romaine (« ce fromage […] ne doit son bon goût qu’à la fumée du Vélabre dont il fut imbibé. », Xenia 32). Les olives du Picenum sur la côte nord-est de l’Italie étaient une bonne option à prix abordable, mais tout gourmet se devrait de refuser celles de Martial car elles provenaient des dernières pousses de la fin de la saison (cf. 7.53, dans lequel les olives de décembre sont présentées comme un cadeau inférieur des Saturnales) ; le froid abîme les fruits, et la date optimale de récolte est encore aujourd’hui un sujet de discorde entre agriculteurs.
« Je mentirai, afin que vous veniez, » la liste imaginaire de Martial nous donne une idée des plaisirs raffinés de la gastronomie de l’époque. Avant les Romains, les amateurs grecs de gastronomie privilégiaient le poisson et les fruits de mer car il était très difficile de les obtenir frais ; Apicius leur consacre deux ouvrages entiers. Je pense qu’on pourrait utiliser « entrecôtes » pour coloephia, la pièce de viande de premier choix au nom grec engloutie par la culturiste lesbienne Philénis en 7.67. On pouvait blanchir et rôtir les tétines de truie, ou les fourrer avec des oursins (Apicius 7.2.1-2). Comme c’est encore le cas aujourd’hui, les Romains aimaient consommer des abats, alors que le poulet était une viande précieuse : ce n’est que depuis très récemment que les indécentes méthodes d’élevage industriel l’on rendu abordable. Les gibiers à plumes étaient très prisés, attrapés par des chasseurs d’oiseaux professionnels (Apophoreta 217(216)) et élevés dans des volières. Les grives ont toujours du succès dans les dîners des zones rurales du Latium, grillées en rangs sur un fourneau.
La tentation ultime de Martial n’est pourtant pas la nourriture (du moins pas celle qu’il peut se permettre d’acheter) mais les Muses ; sa vision d’auteurs intelligents se détendant ensemble et partageant leur travail vient directement de Catulle (par ex. Carmen 50). Le fait qu’il promette de ne rien réciter lui-même n’est pas surprenant : Martial accorde peu de valeur aux épigrammes lues à voix haute devant un public, même les siennes (2.1), et il préfère plutôt qu’elles circulent dans des livres pour une lecture privée (1.117). On ne connaît rien de ce Cerialis de Martial en tant que poète, mais le thème de la Gigantomachie (la guerre contre les géants) suggère un récit épique, peut-être court et appris (un « épyllion ») à la manière hellénistique d’Apollonios de Rhodes par exemple ; les amis de Catulle écrivaient des micro-épopées de ce genre, ou du moins tentaient de le faire (Carmen 35). Les poèmes rustiques de Cerialis (rura) pouvaient suivre la construction des Églogues ou des Géorgiques de Virgile : j’ai choisi les premiers car leur taille réduite les rend plus propices à l’imitation (nous en avons de Calpurnius Siculus provenant de l’époque de Néron).
Traduction réalisée par Victor Gautschi,
étudiant du Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.
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Lire aussi sur Insula :
Gideon Nisbet, « « Viens, si tu n’as pas d’invitation meilleure » : le guide des dîners romains selon Martial », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 27 mai 2016. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2016/05/27/le-guide-des-diners-romains-selon-martial/>. Consulté le 21 November 2024.
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2 commentaires sur « Viens, si tu n’as pas d’invitation meilleure » : le guide des dîners romains selon Martial