Entretien avec Cécile Martini
Les journées d’étude « La réception du « couple » Virgile-Ovide dans la tradition critique et littéraire (théorie et pratique) de l’Antiquité à nos jours », organisées à l’université Lille 3 en novembre 2010, ont été l’occasion, par le truchement d’une communication et d’une exposition, de mettre en lumière quelques éditions rares ou remarquables de ces deux auteurs, conservées dans la Réserve Commune des Universités Lille 1, Lille 2 et Lille 3. Ces événements ont été l’occasion pour nous de réaliser un entretien avec Cécile Martini, conservateur responsable des fonds patrimoniaux, à propos de l’un de ces ouvrages exposés : une édition de Virgile par Josse Bade, parue en 1512.
Christophe Hugot : Parlez-nous de ce livre : comment est-il arrivé dans les collections de la Bibliothèque universitaire de Lille 3, pourquoi avoir choisi celui-ci comme témoin de la postérité de l’œuvre de Virgile ?
Cécile Martini : Cet ouvrage est entré en 1921 dans les collections patrimoniales inter-universitaires. Il faisait partie des 1200 ouvrages de bibliophilie légués à la communauté scientifique par l’industriel Edmond Agache. Montrer un ouvrage provenant de sa collection, c’est un peu respecter sa volonté puisqu’il avait cédé ses ouvrages à la condition expresse qu’ils soient communiqués aux chercheurs et exposés. Notre choix s’est porté sur celui-ci parce qu’il est la fois très spectaculaire visuellement, avec sa reliure en peau de truie qu’on croirait tout droit venue du Moyen-Age, avec sa belle mise en page, mais aussi parce qu’il est particulièrement représentatif de ce que pouvait être une édition scientifique du 16e siècle.
Ch. Hugot : Quel pouvait être l’intérêt pour un « lettré » du 16e siècle de posséder ou de consulter un tel ouvrage ?
C. Martini : Replaçons-nous tout d’abord dans le contexte : nous sommes en 1512, à Paris. C’est la pleine effervescence : redécouverte, par le biais des Guerres d’Italie, de l’Antiquité, circulation des idées, des capitaux, des marchandises. L’imprimerie a un peu plus de 50 ans et n’a plus rien de comparable avec ce qu’elle était à ses débuts. Il y a de véritables entreprises éditoriales, certains titres dépassent le millier d’exemplaires imprimés. Au premier rang des ouvrages les plus diffusés, les textes « classiques » antiques, bien sûr.
Le volume ici présent est en fait la réunion de deux ouvrages : Bucoliques et Géorgiques d’un côté, Enéide de l’autre. L’élément structurant, c’est l’association de l’un des plus grands imprimeurs parisiens du début du 16e siècle, Jean Petit, et d’un grand Humaniste, Josse Bade. Editeur, imprimeur, traducteur, ce polyglotte qui n’avait pas hésité à se donner un nom latin, Ascensius, et s’était entouré d’une académie de lettrés, s’était spécialisé dans l’édition commentée de classiques grecs et latins, installé dans son atelier de l’île de la Cité.
L’un des intérêts de cette édition, c’est la place du commentaire scientifique, de l’accompagnement dans la lecture du texte. Dès la page de titre c’est flagrant : Virgile n’est pas l’élément le plus visible de la page. Ce qui attire l’attention c’est Josse Bade, dont le nom figure en rouge, accompagné de la liste de tous ses qualificatifs. Mais ne nous leurrons pas : si la mention de Josse Bade en belle place est une garantie de qualité pour une édition, c’est aussi une belle valeur ajoutée pour l’imprimeur, assuré ainsi que l’ouvrage se démarquera des autres éditions de Virgile concurrentes, que son livre se vendra bien et qu’il sortira bénéficiaire de l’affaire !
Sur le plan du contenu, remarquons la très belle préface de Bade qui s’inscrit dans une longue lignée de commentateurs de Virgile, au premier rang desquels figure le grammairien Donat.
Ensuite tout, dans le corps d’ouvrage, incite à l’étude, à une lecture qui ne soit pas linéaire, à la « navigation » dans le texte dirions-nous aujourd’hui: index des lemmes et des noms propres, pièces liminaires et surtout commentaires scientifiques qui encadrent au plus près le texte et le contraignent: commentaires serrés, denses, truffés d’abréviations et de citations d’autres commentaires. Autant d’éléments auxquels on accède par le titre courant en haut de page et par la foliotation1.
Ch. Hugot : Mais justement, au milieu de ces commentaires et apparats critiques, que devient Virgile ?
C. Martini : C’est vrai, dans la structure de l’ouvrage le texte de Vigile, prisonnier du centre de la page, apparaît bien négligé : il n’occupe qu’entre 10 et 30% de l’espace … Pourtant quand on le regarde de près, quelle beauté, quel soin apporté à la transcription du texte. Les caractères d’imprimerie tout d’abord : ce sont des humanes, ces caractères qui ont préfiguré les Romains du Roi, inventés par Claude Garamond pour François Ier et encore en usage de nos jours, et qui témoignent d’un souci de ne pas appliquer à un texte poétique une écriture trop rugueuse comme pouvait l’être la fraktur gothique encore très largement en usage dans les années 1510. La structuration du texte ensuite : ici séparation des mots, signes diacritiques et quasi absence d’abréviations fluidifient la lecture, même si les lettres ramistes (distinction par vocalisation des I et J et des U et V) n’ont pas encore fait leur apparition2.
L’unité visuelle du texte poétique est renforcée par la présence de délicates lettrines sur bois gravés, aux motifs d’entrelacs végétaux qui indiquent le début d’un nouveau chant et sont reprises, en plus petit module, dans les commentaires. Indéniablement, c’est un très beau texte.
Ch. Hugot : Entre la publication de ce texte et son entrée dans les collections universitaires, que s’est-il passé ?
C. Martini : C’est un mystère ! Plusieurs écritures du XVIe siècle cohabitent sur les gardes, marques sans doute des premiers possesseurs de l’ouvrage. Une des mentions, en haut allemand, est même une menace directe contre les voleurs éventuels de livres ! On note aussi qu’une congrégation féminine réformée de Francfort a acheté ce volume dans les années 1640 puis … plus rien. Nous ne savons même pas où Edmond Agache l’avait acheté …
Notice du livre
Virgile, Opera Vergiliana docte et familiariter exposita, docte quidem Bucolica et Georgica a Servio Donato, Mancinello et Probo nuper addito, cum adnotationibus Beroaldinis, Aeneis vero ab iisdem praeter Mancinellum et Probum et ab Augustino Datho in ejus principio, Opusculorum praeterea quaedam ab Domitio Calderino ; familiariter vero omnia tam opera quam opuscula ab Jodoco Badio ascensio…
Paris, Jean Petit, 1512, in-folio. Deux tomes en un volume. Reliure en peau de truie estampée à froid.
Cet ouvrage appartient aux trois universités de Lille 1, Lille 2 et Lille 3 et se trouve conservé dans la réserve de la Bibliothèque centrale de Lille 3.
Cote A – 1024
- La numérotation « moderne » des pages n’apparait que vers 1550. [↩]
- Elles seront inventées vers 1560 par le mathématicien Pierre de la Ramée. [↩]
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « À propos d’une édition des œuvres de Virgile par Josse Bade, en 1512 », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 23 septembre 2011. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2011/09/23/virgile-edition-josse-bade-en-1512/>. Consulté le 23 November 2024.
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