L’architecte de l’université Lille 3.
Nous avons trois bonnes raisons d’écrire un billet concernant Pierre Vago dans notre Insula : notre bibliothèque se trouve dans une université dont il est l’architecte ; il aurait eu cent ans, le 30 août 1910 ; il nous donne l’occasion d’évoquer Eupalinos de Mégare, l’architecte grec de l’Antiquité.
Né à Budapest en 1910, Pierre Vago aurait eu cent ans ce 30 août
Pierre Vago, né le 30 août 1910 à Budapest, est le fils de l’architecte hongrois József Vágó et de la cantatrice Ghita Lenart. Il a 9 ans quand la famille Vágó s’installe en Italie, quittant une Hongrie meurtrie et dépecée à l’issue de la première guerre mondiale. Le séjour en Italie marquera beaucoup Pierre Vago, mais c’est cependant Paris qu’il choisit comme destination quand, à 18 ans, il décide de suivre des études pour devenir architecte.
À Paris, Pierre Vago fréquente quelques mois la section d’architecture de l’École des Beaux-arts avant de quitter cette institution à l’enseignement trop académique et formaliste, aux farces douteuses et au manque de débat culturel. Il s’inscrit alors à l’École spéciale d’architecture de Paris (ESA), dont il sort diplômé en 1932.
Les années d’apprentissage et le journalisme : curiosité et universalisme
À l’ESA, Pierre Vago y apprend une architecture qui n’est point flatteuse mais d’avant-garde, appréhende les structures métalliques et le béton armé, « ce matériau qu’on peut modeler, couler, mouler ». Il y fréquente en particulier les cours d’Auguste Perret, l’architecte français du béton et de l’usage du plan libre qui permet une entière liberté dans la composition des espaces, libérés des murs porteurs.
Dès 1931, parallèlement à son apprentissage, Pierre Vago devient rédacteur en chef de Architecture d’aujourd’hui, qui devient rapidement l’une des plus importantes revues d’architecture du vingtième siècle : il y fera preuve d’un rare esprit critique. Né Hongrois, élevé en Italie, de nationalité française depuis 1933, polyglote, Pierre Vago cultivera dans cette revue un regard universalisant de l’architecture. Il développera cet universalisme comme Fondateur des Réunions internationales d’architectes (RIA), à la suite d’un voyage en Union Soviétique en 1932, et de l’Union internationale des architectes (UIA) en 1948.
Issue de ses années de formation et d’un caractère très affirmé, l’œuvre architecturale de Pierre Vago refusera toute compromission, tout académisme (réminiscence stylistique, faux régionalisme, pastiche), fût-il recouvert des idées et des formes du modernisme ; Pierre Vago rejettera tout autant le formalisme, « c’est-à-dire le goût de la forme gratuite, une architecture qui n’est pas basée sur la satisfaction prioritaire d’un besoin, d’une fonction, d’un programme et qui n’est pas l’expression rationnelle d’un système de construction approprié, quel qu’il soit ».
Critique envers Le Corbusier − alors que « des centaines d’architectes, souvent de valeur, admettent sans discuter les révélations et les ordres du Chef » − Pierre Vago a retenu, sans suivisme (et sans ses contradictions), les préceptes de Perret : placer les questions d’esthétique et de style au second plan, derrière la résolution des contraintes techniques et de programme. Ce sont sur ces bases que sont nés les plans de la Faculté de Droit et celle des Lettres, devenues universités Lille 2 et Lille 3 en 1968, quand il fut décidé que Pierre Vago serait l’architecte du campus Pont-de-Bois du nouveau quartier de Lille-Est, appelé à devenir la ville nouvelle de Villeneuve d’Ascq (1970).
Pierre Vago et l’université Lille 3
« À vrai dire, je ne sais pas comment c’est arrivé », note Pierre Vago dans ses mémoires, quand celui-ci apprend avec surprise qu’il est désigné comme architecte du nouvel ensemble juridique et littéraire de l’Université de Lille avec la collaboration imposée d’un architecte local, André Lys.
Quand est décidé le transfert des Facultés du centre de Lille, en 1964, Pierre Vago est connu pour son oeuvre d’urbaniste et avoir, après la guerre, construit et aménagé les villes sinistrées d’Arles, de Tarascon, de Beaucaire, du Mans. Comme architecte, il a travaillé en Algérie et Tunisie. En Allemagne, il a réalisé la Bibliothèque universitaire de Bonn (inaugurée en 1962) ainsi qu’un bâtiment de logements pour le réaménagement du centre de Berlin en 1957 (où la « Maison Vago » voisine les architectures de Gropius, Aalto et Jaenecke). En France, participant au mouvement de renouveau de l’art sacré, il a notamment coordonné la construction de la Basilique Saint-Pie-X à Lourdes, consacrée le 25 mars 1958 par le cardinal Roncalli, futur Jean XXIII.
L’aventure lilloise de Pierre Vago allait durer dix ans, avec ses nombreuses phases préparatoires avant que puisse être donné le premier coup de pioche : discussion du programme, lequel − dicté par le Ministère − déplaît alors autant à l’architecte qu’aux usagers ; discussion de la conception globale qui devait répondre à cette question : « qu’est-ce qu’une université ? » ; réalisation d’un avant-projet ; élaboration des plans définitifs : des centaines de plans s’accumulent ; désignation des entreprises.
Le permis de construire est déposé en novembre 1970. Sept années après la commande, le chantier peut enfin commencer. Les travaux allaient durer seulement trois années, jusqu’à l’inauguration de 1974, mais l’achèvement définitif n’aurait lieu qu’en 1976/77. La publication après réalisation date de 1980.
Le programme défini est le suivant : construction de bâtiments à usage scolaire (sic), culturel, administratif et sportif. Projet développé dans le cadre de la ville nouvelle de Villeneuve-d’Ascq. L’accès se fait par une rue piétonne surélevée de 5 mètres au-dessus du niveau du sol et bordée d’équipements. Cette rue débouche sur la place de l’université qui distribue les deux facultés.
Au contraire de ce qui fut fait pour le campus de sciences de Lille (Lille 1), situé dans un autre quartier de Villeneuve d’Ascq, où les bâtiments sont éparpillés sur un vaste campus « à l’américaine », Pierre Vago milite pour une université qui soit un lieu de rencontres et de communication : il groupe l’ensemble des bâtiments au plus près de la ville nouvelle. Son dessein, pour faciliter les échanges, est de relier le campus (dont il imposa qu’il fut alors dépourvu de clôtures) et la ville par une rue piétonne, où devaient se trouver librairies, magasins, bistrots … Hélas, la rue ne se fit pas et seule une passerelle provisoire relie toujours le campus au quartier voisin.
L’université propose une image minérale et urbaine où le fonctionnalisme a primé. Le plan-masse, serré, tire parti de la déclivité du terrain et s’articule autour d’une grande place centrale (le forum) et d’une bibliothèque. Depuis le forum, qui est au niveau de la ville, les bâtiments aux toits-terrasses ne dépassent pas la hauteur de trois étages mais descendent sur deux niveaux vers le sol naturel (c’est pourquoi notre bibliothèque est située en rez-de-jardin, ou forum -2). Le forum piétonnier dessert les deux universités, celle de Lille 2 et de Lille 3, et un large escalier permet de rejoindre le parc. L’architecte a tiré un parti plastique des procédés d’une préfabrication presque totale. C’est ainsi que les panneaux des façades des bâtiments en béton brut de décoffrage ont des parements réalisés par des artistes : Albert Ayme, Luc Peire, Geneviève Micha, Karl-Jean Longuet. Des mosaïques du peintre Raoul Ubac s’intègrent sur deux côtés de la bibliothèque, une autre de Nicole Cormier − épouse de Pierre Vago depuis 1969 − colore de son « soleil levant » l’entrée du bâtiment administratif (devenu Maison des étudiants). Pierre Soulages fut un moment pressenti pour participer au décor, mais il ne trouva pas la technique adéquate pour rendre inaltérable ses peintures et c’est finalement l’artiste Gustave Singier qui créa une œuvre en fibro-ciment émaillé pour le hall du Bâtiment de droit. Enfin, sur le forum, Pierre Vago confia l’installation d’une sculpture en aciers corten et inoxydable à l’artiste italien Berto Lardera, dont les œuvres voisinent ailleurs les architectures prestigieuses de Mies Van der Rohe à Krefeld, d’Alvar Aalto et de Walter Gropius à Berlin, de Frank Lloyd Wright dans le Wisconsin. Berto Lardera souligna que « la sculpture dès l’origine devait être le point focal de cet espace et créer un événement plastique dicté par des raisons autres que la fonction et l’usage ».
À l’issue d’un itinéraire tumultueux, à toutes les phases de sa création, l’université est inaugurée en 1974 et Pierre Vago a la satisfaction d’avoir livré « cette grande oeuvre » sans un jour de retard − écrit-il vingt-cinq ans plus tard − et sans un franc de dépassement (mais avec quatre procès qui minèrent l’architecte : contentieux portant sur le revêtement des sols, les menuiseries métalliques, les espaces verts et les gaines de désenfumage).
« La fameuse propriété artistique s’applique difficilement à l’architecture », écrit Pierre Vago avec résignation. Sa réalisation de Villeneuve d’Ascq n’échappe guère aux transformations.
Dans les années 90, avec le départ de l’université de droit, les deux ailes de part et d’autre du forum furent réunies par une galerie pour former l’université Lille 3. Ce ne fut pas la seule modification aux plans de Pierre Vago : de nombreux aménagements ont été réalisés tant à l’intérieur (aménagements rendus aisés par le plan libre) qu’à l’extérieur des bâtiments, afin d’améliorer la capacité d’accueil et la qualité de vie à l’université, l’adaptant aux nouvelles pratiques pédagogiques et de la recherche. D’autres transformations importantes furent liées aux contraintes de sécurité, à l’accessibilité et à lutte contre la vétusté. L’université ne pouvait rester figée dans ses plans initiaux. L’entrée de l’université côté parking vient ainsi d’être totalement refaite. Des projets de nouveaux bâtiments et d’accès sont en cours.
Pierre Vago regretta certains choix qui transformèrent l’aspect initial de son œuvre, en particulier le changement du sol du forum, l’ajout d’une forêt de lampadaires, l’exil de la sculpture de Lardera « sur un pré, à l’extérieur de l’ensemble »… Mais, si on peut contester quelques options (prises sans que l’architecte y soit associé ou informé), sans doute l’université parait-elle aujourd’hui moins austère (moins brute, pour ceux que le béton brut et les parpaings nus effraient) à l’usager et aux visiteurs, à l’intérieur comme à l’extérieur, et le soleil fait ressortir les parements très réussis des façades fraîchement restaurées et peintes, redonnant à voir les simples et beaux volumes des bâtiments imaginés par Pierre Vago.
Peut-être, en revanche, Pierre Vago a-t-il apprécié de voir son architecture associée au nom que se donna l’université Lille 3 : Université Charles-de-Gaulle.
Eupalinos
Gaullien de la première heure en 1940, Pierre Vago avait choisi Eupalinos comme nom de code quand il entra dans la Résistance. Eupalinos est un architecte de l’antiquité grecque, célèbre pour la construction du tunnel de 1036 mètres de long qu’il réalisa à Samos au VIe siècle av. J.-C., qui permettait de faire déboucher l’eau d’une source abondante, située au nord de la colline de l’acropole, directement dans la cité.
Quand Pierre Vago fut arrêté et torturé par la gestapo, avant d’être libéré, Radio Londres lança sur les ondes, à destination de son groupe : « Eupalinos ne répond plus ».
Eupalinos, c’est également le titre d’un dialogue entre Socrate et Phèdre écrit en 1923 par Paul Valéry, auquel se réfère souvent Pierre Vago : Eupalinos ou L’architecte. Dans cette œuvre, Socrate prétend que l’architecture est « le plus complet des arts ».
Pierre Vago ferme son agence du Quai Voltaire en 1985 (« il me semblait juste de laisser la place aux jeunes »). Il décède en 2002, après une vie intense.
Citations
« J’avais retenu un certain nombre de principes auxquels je croyais devoir tenir fermement : la nécessité d’être de son temps et de son lieu, ce qui excluait la copie et le pastiche, et aussi le formalisme stéréotypé et cosmopolite.
Et la primauté de la fonction sur tout préjugé formel. Si je n’admettais pas que la satisfaction des besoins exprimés par le programme impliquait nécessairement la beauté − non, la beauté n’était pas fatalement la splendeur du vrai ! −, j’étais convaincu que le point de départ, la condition nécessaire (mais non suffisante) de l’œuvre architecturale était de satisfaire certaines fonctions. » [Une vie intense, p. 224.]
« Interrogé vers 1937 par Le Figaro, dernier et de loin le plus jeune des éminentes personnalités consultées, je répondis par cette définition provocante (et qui fit scandale) : L’architecte est un homme cultivé ». [Une vie intense, p. 513.]
Pour en savoir plus …
Lire les passionnants mémoires de Pierre Vago : Une vie intense, éditions Archives d’Architecture Moderne, 2000. 542 pages (localiser l’ouvrage). On pourra également lire, sur le site internet Archiwebture de la Cité de l’architecture et du patrimoine, la notice biographique réalisée par Mathilde Dion consacrée à Pierre Vago (pdf de 17 pages).
Pierre Vago a déposé son fonds d’archives à l’Institut français d’architecture (l’un des trois départements de la Cité de l’architecture et du patrimoine au Palais de Chaillot) : Le fonds Vago comporte 34 mètres linéaires de dossiers, 7 mètres linéaires de rouleaux, 1 tiroir de meuble à plans, une maquette. Le dossier Lille 3 comprend correspondance, plans, photographies etc.
Voir aussi, sur le projet de Pierre Vago pour l’université Lille 3 : « L’Ensemble universitaire de Villeneuve-d’Ascq, Pierre Vago architecte », Annales de l’Institut technique du bâtiment et des travaux publics, n° 312, 1973, pp. 201-220 ; « Facultés de droit et de lettres à l’Université de Lille, Villeneuve d’Ascq. Associé, André Lys », Recherche et architecture, n° 42, 1980, pp. 42-46 ; Ana Bela De Araujo, Bonn 1954/76, Berlin 1955/57, Lille 1965/80 : trois opérations complexes de Pierre Vago : Pierre Vago et le fonctionnalisme, (mémoire) Ecole d’architecture de Nancy, 2000.
L’importante activité de journaliste et critique de Pierre Vago se retrouve particulièrement dans la revue Architecture aujourd’hui dont il fut le rédacteur en chef jusqu’en 1948. Les dix premières années de la revue (1930-1940) sont numérisées et accessibles sur le portail documentaire de la Cité de l’architecture et du patrimoine.
On retrouvera les textes fondamentaux de l’Union internationale des architectes, dont Pierre Vago fut le créateur, le secrétaire général de 1948 à 1969 et le Président d’honneur ensuite, sur le site internet de l’UIA.
Sur l’historique de Lille 3, on pourra se reporter à la présentation proposée par le site du centre de recherche Irhis (avec quelques petites photographies du chantier et de la réalisation finale). On pourra également se reporter -pour le 1% artistique- à l’ouvrage réalisé par Constance Bienaimé et coordonné par Hervé Leuwers, Collections patrimoniales de l’Université Lille 3, édité par l’université en 2009 (localiser l’ouvrage).
Sur Eupalinos de Mégare, cité par Hérodote (III, 60) on lira en particulier deux ouvrages de la collection « Samos » du Deutsches archäologisches Institut : Hermann J. Kienast, Die Wasserleitung des Eupalinos auf Samos, (Samos ; 19) Bonn, 1995 (localiser l’ouvrage) et Ulf Jantsen, Die Wasserleitung des Eupalinos : die Funde, (Samos ; 20) Bonn, 2004 (localiser l’ouvrage).
Enfin, le dialogue Eupalinos ou l’Architecte de Paul Valéry a connu, depuis sa parution en 1923 par la NrF, de multiples éditions chez Gallimard (localiser l’ouvrage).
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « Il y a cent ans naissait Pierre Vago … », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 30 août 2010. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2010/08/30/pierre-vago/>. Consulté le 21 November 2024.
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