Entretien avec Pierre Jaillette
La réserve commune des trois universités lilloises, située dans la Bibliothèque centrale de Lille 3, possède le Code Théodosien – premier grand recueil officiel de constitutions impériales, promulgué par Théodose II en 439 – dans l’édition réalisée par Jacques Godefroy et publiée en six volumes à Leipzig, entre 1736 et 1745. Pierre Jaillette, Maître de conférences en histoire romaine à l’université Lille 3, en a supervisé la numérisation. Nous l’avons interrogé sur cette édition.
Christophe Hugot : Pierre Jaillette, vous avez proposé la numérisation du Code théodosien dans l’édition de Jacques Godefroy du XVIIe siècle, pourquoi ?
Pierre Jaillette : Répondre à cette question suppose que l’on s’intéresse aux savants qui, à partir de la Renaissance, se sont efforcés de reconstituer le Code Théodosien, cette codification du IVe s. de notre ère dont la tradition manuscrite est essentiellement occidentale. C’est à Anvers, en 1517, que parut, réalisée par les soins de Pierre Gilles, la première édition imprimée du Code : partielle certes, loin d’être exempte de fautes, elle comprend déjà un index des titres, mais omet les inscriptions et les souscriptions des constitutions dont le texte est souvent lacunaire. Si elle fut améliorée et étoffée en 1528 par Jean Sichard, une première étape décisive fut celle de l’édition donnée en 1550 par Jean Du Tillet : cette publication soignée clarifie le texte en supprimant les modifications introduites à l’époque d’Alaric (dont le Bréviaire avait repris une grande partie du Code) et corrige largement les deux éditions précédentes. Grâce à l’inlassable activité des humanistes, de nouveaux fragments du Code étaient constamment découverts dans les manuscrits : la connaissance de l’œuvre de Théodose II progressait. C’est là qu’intervient un personnage singulier, un homme de petite taille, un bon vivant au corps épais et carré, fin d’esprit quoique médiocre orateur qui, dit-on, lisait et écrivait par terre, allongé sur le ventre : le Toulousain Jacques Cujas (1522-1590), dont les travaux allaient bouleverser l’étude moderne du droit romain. En 1547, il avait ouvert à Toulouse un cours particulier consacré aux Institutiones, ouvrage de droit élémentaire réalisé sur ordre de Justinien. Le succès fut immédiat. En 1554, la chaire de droit romain de l’université de Toulouse se libère : Cujas présente sa candidature, mais les conditions ne sont pas favorables : il échoue. Consciente de son faux pas, l’université ne va pourvoir le poste que deux ans plus tard : elle choisira alors Étienne Forcadel, dont le napolitain Gravina dira en 1701 qu’elle avait Cuiacio praetulere Forcatulum, homini simium, qu’elle avait « préféré à Cujas Forcadel, à l’homme le singe »… Mais Cujas enseignait alors à Bourges où il travaillait à une nouvelle édition du Code : elle sera publiée en 1566. Cujas s’était attaché à débusquer les interpolations du Code et avait cherché à éclairer par des conjectures judicieuses nombre de passages obscurs et difficiles. Ces éditions s’étaient efforcées de reconstituer aussi minutieusement que possible le texte original du Code : elles avaient ainsi préparé le terrain pour son étude approfondie et détaillée.
Ch. Hugot : Cette étude sera menée à bien au XVIIe s. par Jacques Godefroy. Qui est-il ?
P. Jaillette : Jacques Godefroy, membre d’une lignée de jurisconsultes fameux, naquit à Genève en 1587. Son père, Denis dit l’Ancien, y avait trouvé refuge en 1580 après sa conversion au protestantisme. À la différence de son frère aîné Théodore – qui, rentré à Paris en 1602, abjurera le calvinisme –, Jacques restera fidèle à la ville d’adoption de son père : il y sera nommé professeur de droit en 1619 et deviendra secrétaire d’État en 1632. L’œuvre de Godefroy est considérable et intéresse des domaines très variés : celui de la polémique religieuse, celui de l’édition des textes littéraires, celui de l’érudition. C’est à cette dernière qu’il doit sa célébrité : célébrité posthume, acquise avec son fameux Codex Theodosianus cum perpetuis commentariis, publié à Lyon en 1665 par Antoine Marville. Celui-ci avait acheté la bibliothèque de Godefroy, mort en 1652, riche de 1.858 ouvrages imprimés, dans laquelle il trouva le manuscrit d’une nouvelle édition du Code augmentée de commentaires : Marville s’attacha à publier le tout, et il faut dire ici le travail extrêmement ingrat qui fut le sien puisqu’il dut remettre de l’ordre dans une multitude de palimpsestes bourrés de ratures et une impressionnante quantité de feuillets remplis de d’observations diverses. Cette édition sera améliorée au XVIIIe s. par Jean-Daniel Ritter, qui tout en louant le travail de Marville – Bone Deus, quantus hic labor ! « Bon sang, quel travail exceptionnel ! » en a suppléé les lacunes : il a corrigé les citations des auteurs anciens tels que les avait recopiées Godefroy, a complété certaines notes et ajouté des commentaires de divers savants. La compréhension et le commentaire du code ont nécessité à Godefroy, excellent et fin connaisseur du droit et des institutions de Rome mais aussi de son histoire, près de trente années de veilles ininterrompues, passées à établir le texte et à rédiger des prolégomènes, à composer de longues introductions aux titres (ce sont les subdivisions à l’intérieur desquelles sont classées les lois), à mettre au point l’apparat critique développé qui accompagne, sous forme de notes, chaque texte et à concevoir les commentaires, d’une richesse exceptionnelle – appuyés sur de multiples citations d’auteurs anciens, ils s’apparentent à une exégèse — qui s’attachent à en éclairer le sens. On ignore si une telle activité intellectuelle est à l’origine des tensions existant dans le couple Godefroy – car Jacques s’était marié en 1640 –, mais on sait qu’il devait subir les injures d’une épouse acariâtre qui insultait son mari toutes fenêtres du domicile ouvertes, au point que Godefroy finit par demander le divorce.
L’œuvre de Godefroy est phénoménale : elle vaudra à son auteur les louanges des générations ultérieures qui évoqueront la diligence, l’érudition, l’assiduité, l’excellence d’un esprit pénétrant. Vir summus, cuius merita de emendando illustrandoque Codice nemo adhuc adaequavit, nedum superavit, écrira ainsi Gustav Haenel en 1842.
Ch. Hugot : En quoi une édition du XVIIIe siècle peut-elle être encore utile aujourd’hui ?
P. Jaillette : Le temps a passé, la connaissance du Code Théodosien s’est enrichie, de nouvelles éditions plus complètes sont parues, mais l’œuvre de Godefroy, augmentée de tables chronologiques, géographiques et prosopographiques n’en demeure pas moins la référence que ne peut méconnaître aucun de ceux qui étudient le Code. C’est un véritable monument du droit, un modèle de travail et d’érudition, dont la numérisation facilite grandement la consultation.
Ch. Hugot : Pourquoi vous impliquer, en tant que chercheur, dans un programme de numérisation universitaire ?
P. Jaillette : Pour sortir des ténèbres cet ouvrage qui, au delà du temps, demeure fondamental. Pour permettre aux historiens de l’Antiquité Tardive d’y accéder plus facilement et pour inciter les étudiants à se plonger dans les ouvrages érudits. À cet égard, le travail de numérisation des ouvrages de la réserve interuniversitaire de Lille est, tel qu’il a été entrepris, exemplaire : il ne se limite pas en effet à la seule mise en ligne des documents ; il en propose un accompagnement scientifique, sous forme de commentaires, d’observations ponctuelles ou d’une présentation détaillée. C’est déjà le cas pour la plupart des ouvrages disponibles sur le site. Pour en revenir à l’édition de Godefroy, il serait sans nul doute absurde d’ajouter des commentaires… aux commentaires perpétuels de l’auteur, tout comme il serait présomptueux et inutile de vouloir traduire l’ouvrage ! En revanche, je vais ajouter à la numérisation du texte une biographie du savant, une bibliographie de ses travaux, la présentation détaillée de son opus magnum, la traduction française des Prolégomènes, la réalisation d’une table de concordance entre les éditions de Mommsen (la référence actuelle) et celle de Ritter. Autant d’éléments qui, achevés (ils le seront au printemps 2012), guideront le lecteur novice dans sa découverte des travaux de cet illustre devancier.
Le Codex theodosianus cum perpetuis commentariis Jacobi Gothofredi est disponible sur le site Polib.
Pierre Jaillette vient d’éditer avec Sylvie Crogiez-Pétrequin et Jean-Michel Poinsotte Le Code théodosien V dans la Collection Codex Theodosianus publiée par Brepols. On trouvera la présentation de cet ouvrage dans les Rayonnages du site internet de la BSA.
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « L’édition numérique du Code Théodosien de Jacques Godefroy », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 15 janvier 2011. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2011/01/15/code-theodosien-de-jacques-godefroy/>. Consulté le 21 November 2024.
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