Le programme des classes préparatoires scientifiques, cette année, invite les étudiants à s’interroger sur la notion de justice, à travers un corpus extrait des Pensées de Pascal, le roman de Steinbeck, Les Raisins de la colère et deux pièces d’Eschyle, les Choéphores et les Euménides. Si ce choix souligne une fois de plus la force des textes anciens pour nourrir une réflexion tout à fait actuelle, il peut présenter des difficultés parce qu’il suppose tout un arrière-fonds culturel qui n’est pas toujours maîtrisé. Comment en arrive-t-on à la situation présente dans les Choéphores ? Recollons les différents morceaux.
La guerre de Troie et la vengeance d’une mère
De nombreux ouvrages donnent un accès à la mythologie grecque qui passionne souvent enfants et adolescents et fascine encore bien des adultes1. Cet engouement se vérifie au cinéma avec les grosses productions telles que Troie, sous la réalisation de Wolfgang Petersen en 2004. Il est pourtant nécessaire de revenir aux sources pour se faire une idée parfois plus exacte de ces mythes.
La guerre de Troie appartient à un cycle épique qui relate ce conflit, depuis ses origines jusqu’aux retours des Grecs dans leur patrie. Aucun auteur, si tant est que l’on puisse parler d’auteur à l’époque archaïque,2 n’a raconté l’ensemble du Cycle troyen, qui nous est donc parvenu de manière fragmentaire, et avec des variantes, ce qui est trop souvent négligé, voir aplani, par les ouvrages de vulgarisation3 mais qui ne devrait pas gêner ceux qui s’intéressent aux mythes, pour eux-mêmes, puisque l’on peut considérer qu’il s’agit bien d’une des caractéristiques du genre4.
Dans l’Iliade, chant XXIV, vers 28-30, le poète évoque certes le jugement de Pâris qui préféra choisir Aphrodite aux deux autres déesses Héra et Athéna, déclenchant, de cette façon, le destin de Troie, mais la brièveté de l’évocation laisse à penser que cette histoire était bien développée par ailleurs, et que le poète choisit de ne pas lui consacrer plus de temps, et effectivement, le récit des noces de Pélée et Thétis, à l’origine de cette discorde, n’apparaît pas dans les poèmes homériques mais dans les Chants Chypriens, poème attribué à Stasinos, et composé, dit-on, au VIème siècle.
On apprend, grâce à la Chrestomathie5 de Proclus6, comment se déroulèrent les noces de Thétis et Pélée, interrompues par l’intervention de la Discorde, qui lança sa fameuse pomme qui devait revenir à la plus belle des déesses. Mais c’est Eschyle, bien après Stasinos qui raconte l’origine de ce mariage : la déesse Thétis était convoitée par deux frères, Zeus et Poséidon, mais Thémis révéla que Thétis enfanterait un guerrier plus puissant que son père7. Les dieux durent, pour garder leurs privilèges, donner la déesse en mariage à un mortel.
Si l’on reprend donc succinctement les étapes de cette longue histoire :
- Zeus et Poséidon convoitent Thétis, mais ils risquent d’y perdre beaucoup et la donnent en mariage à Pélée.
- Lors de leurs noces, Discorde ou Eris, qui n’a pas été invitée, intervient et demande qu’on attribue une pomme à la plus belle des déesses. Cette tâche échoit à Pâris qui vit alors sur l’Ida avec ses troupeaux.
- Pâris choisit Aphrodite qui lui promet la plus belle de toutes les femmes, Hélène.
- Lors d’un séjour à Sparte, chez Ménélas et Hélène, Pâris se trouve en présence de celle-ci, et Aphrodite fait son travail ! Ils fuient tous deux.
- Ménélas ne peut supporter l’affront. Après une tentative de « conciliation », Ménélas, épaulé par son frère Agamemnon qui prendra la tête des armées, va engager les Achéens dans une guerre contre Troie.
- Les bateaux qui vont attaquer Troie sont rassemblés à Aulis, mais le vent s’oppose au départ. Calchas, le devin, fait alors savoir que la divinité du lieu réclame un sacrifice. Agamemnon sacrifie sa fille Iphigénie à Artémis.
Telles sont les grandes lignes des récits qui précèdent la guerre de Troie. On comprend néanmoins comment Agamemnon se trouve mêlé à cette histoire, à cause de cette « chienne », dixit Hélène d’elle-même dans l’Odyssée. Il s’y trouve, plus précisément, intimement mêlé, puisque sa fille, sur ses ordres, trouve la mort. Au-delà de l’Histoire universelle, c’est une tragédie familiale qui naît. Clytemnestre ne pardonnera pas à son époux cette mort, d’autant qu’elle prend pour amant Egisthe, qui a lui aussi quelques griefs à l’égard de la famille d’Agamemnon.
Les Atrides
Quelle famille ! Tantale, un fils de Zeus, va faire sombrer la famille dans l’horreur, et aucune génération n’échappera à la malédiction.
Son histoire est connue : Tantale est aimé des dieux et admis à leurs festins, mais abuse de la confiance divine, en révélant aux hommes les secrets de dieux ou, selon les versions, en volant l’ambroisie. Mais plus étonnant encore, on raconte qu’il avait deux enfants : Pélops et Niobé. Pour tester la clairvoyance des dieux, Tantale aurait tué et découpé son fils Pélops pour leur présenter en ragoût. Tous les dieux reconnurent la viande proposée, sauf Déméter qui dévora l’épaule avant de s’apercevoir du forfait. Les dieux reconstituèrent Pélops, mais manquait l’épaule, consommée par Déméter et remplacée par une épaule en ivoire8.
Pélops revint ensuite parmi les hommes, se maria avec Hippodamie et eut des enfants, dont Thyeste et Atrée, et Chrysippos, avec une nymphe. Les deux premiers tuèrent leur demi-frère, et furent bannis et maudits par leur père. Mais un problème se posa quand il fallut succéder à leur oncle Eurysthée, à Mycènes. Leur haine s’enflamma l’un pour l’autre. Le fameux thème des frères ennemis !
Or, Atrée avait trouvé dans son troupeau un agneau à la toison d’or, qu’il promit à Artémis, mais qu’il préféra, finalement, conserver pour lui. Mais son épouse Aéropé avait Thyeste pour amant, et lui transmit la toison d’or. Quand il fallut les départager, Thyeste proposa qu’on choisît celui qui pourrait présenter une toison d’or ; Atrée, fort de son trésor, accepta, mais sa femme l’avait volé ! Atrée reçut néanmoins le pouvoir, car telle était la volonté de Zeus9.
Atrée prit donc le pouvoir et chassa son frère. Mais quand il apprit l’adultère qui liait sa femme et son frère, il ourdit une ruse terrifiante : il décida de se réconcilier avec lui, l’invita à banqueter, mais lui offrit trois de ses neveux, qu’il avait fait bouillir pour leur propre père10. A la fin du banquet, Atrée montra à Thyeste les têtes des enfants.
Thyeste se réfugia en Sicile, où, sur les conseils d’un oracle, il engendra avec sa propre fille, à l’insu de la belle, un fils, Egisthe. Cette fille Pelopia épousa ensuite Atrée, son oncle et éleva avec lui son fils Egisthe. Quand ce dernier fut adulte, Atrée lui confia la tâche de tuer Thyeste, mais Egisthe finit par comprendre que Thyeste était son père. Il tua donc Atrée pour installer son père au pouvoir. Mais avant de mourir, Atrée eut deux fils Agamemnon et Ménélas. C’est donc tout ce fardeau du passé que portent les deux frères.
Croisée avec l’histoire de la guerre de Troie, cette malédiction porte un poids incommensurable sur les épaules d’Agamemnon et ses descendants, Iphigénie, Oreste, Electre et Chrysothémis, ne devraient pas échapper à leur sort. Iphigénie, comme nous l’avons rappelé, est sacrifiée, encore vierge. Chrysothémis est complètement oubliée. Electre, comme son nom l’indique, est celle qui ne trouve pas de lit, celle qui reste sans mari, jusqu’à ce qu’Euripide s’amuse à la marier avec un paysan ! Quant à Oreste, son sort est décidé dans l’Orestie, qui rompt définitivement le cycle de la malédiction et des anciennes croyances.
L’Orestie d‘Eschyle : l’Agamemnon, les Choéphores et les Euménides
C’est connu, l’Orestie est la seule trilogie que les siècles ont bien voulu nous transmettre. On y voit la mort d’Agamemnon, assassiné, selon l’insulte d’Oreste, par « deux femmes », Clytemnestre et le lâche Egisthe. Sept ans plus tard, Oreste vient sur les conseils d’Apollon, venger son père et tue le couple assassin. L’accablement d’Oreste, au début des Euménides, se comprend : son père assassiné par sa mère, sa mère assassinée par son propre bras, il est poursuivi par les Erinyes, divinités très anciennes, nées des gouttes de sang tombées au sol lors de la mutilation d’Ouranos11, déesses vengeresses, dont l’archaïsme va être contesté par les dieux d’une nouvelle génération, Apollon et Athéna.
Comme ces dieux vont assurer l’ordre et la paix dans la cité d’Eschyle, de la même façon, ils vont mettre fin au cycle du sang et de la malédiction, en créant un tribunal consacré à ce type d’affaires, l’Aréopage. Mythe et histoire se rencontrent ici : nous ne prolongerons pas la discussion sur ces points, mais nous soulignerons l’issue du mythe telle que le raconte Eschyle : le Justice est le mode de résolution de cette longue histoire…
Pour en savoir plus
Voir Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, 1969 [localiser l’ouvrage].
Sur l’Orestie : Pierre Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle (2 volumes), Commentaire des dialogues, Lille, 2001 [localiser l’ouvrage], qui fait suite aux volumes publiés par J. Bollack et P. Judet de La Combe, L’Agamemnon d’Eschyle. Le texte et ses interprétations, Lille, 1982 [Notice Sudoc]. Voir aussi la thèse de Daria Francobandiera, Les Euménides d’Eschyle, soutenue sous la direction de P. Judet de la Combe et V. Citti.
Crédits
Nous remercions le Théâtre de l’Odéon pour leur autorisation à reproduire un visuel issu de la mise en scène de l’Orestie qu’Olivier Py donna en 2008 (disponible en dvd).
- Citons par exemple la série consacrée au Cycle épique parue chez Loulou et Cie, par Soledad Bravi et Nathalie Laurent, pour les plus petits : Le Cyclope, Le cheval de Troie, d’après Triphiodore, Eole, Circé et les Sirènes et La ruse d’Ulysse ; les grands mythes revus par Yvan Pommaux, pour L’école des Loisirs, Thésée, Orphée et la morsure du serpent, Œdipe l’enfant trouvé et Ulysse aux milles ruses –à paraître le 13 octobre 2011- pour les enfants, ou le Cycle troyen raconté par Eric Shanower dans L’âge de bronze, chez Akileos [↩]
- Cf. Claude Calame, Masques d’autorité. Fiction et pragmatique dans la poétique grecque, Paris, Les Belles Lettres, 2005, et Identités d’auteur dans l’Antiquité et la tradition européenne, Grenoble, 2004, avec Roger Chartier [↩]
- A ce titre, nous préférerons l’ouvrage d’Édith Hamilton, La mythologie, aux éditions Marabout, à la réécriture de Denis Lindon, Les dieux s’amusent, chez Flammarion Jeunesse, souvent proposé aux élèves de collège mais qui invente des éléments non attestés dans l’Antiquité. Évidemment, l’ouvrage de Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie, sera le plus fiable. [↩]
- Cf. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, 1958 [↩]
- Littéralement, le terme siginifie : les savoirs utiles [↩]
- Cf. Édition d’Allen Hymni, Cyclus, fragmenta etc. vol. V de Homeri opera, ed. T.W. Allen, Oxford, 1912, rééd. [↩]
- C’est Eschyle, dans le Prométhée enchaîné qui donne cet élément du mythe. Est-ce une invention de sa part ? Nul ne peut le dire. [↩]
- On raconte bien d’autres histoires encore : Rhéa avait confié son fils Zeus, pour que son époux ne l’engloutisse, à une chèvre, Amalthée, et à un gardien, un chien en or. Après la victoire de Zeus, la chèvre fut transformée en constellation et le chien consacré à la garde du sanctuaire de Zeus, en Crète. Mais Pandaréos déroba ce chien et le confia à Tantale. Quand il revint, Tantale, sous serment, nia l’avoir jamais reçu. Zeus punit alors Pandaréos en le transformant en rocher, Tantale fut enfermé sur le mont Sipyle puis jeté dans les Enfers [↩]
- Zeus proposa un autre prodige : si le soleil renversait sa course, ce serait Atrée qui prendrait le pouvoir. Aussitôt, le soleil se coucha à l’Est ! [↩]
- Il faut évidemment relire le Thyeste de Sénèque pour se figurer, si nécessaire, l’horreur de la scène [↩]
- Cf. la Théogonie, Hésiode, vers 156-190 [↩]
Lire aussi sur Insula :
Marie-Andrée Colbeaux, « Le dossier « Agamemnon » », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 20 octobre 2011. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2011/10/20/orestie-le-dossier-agamemnon/>. Consulté le 3 December 2024.