Recherches archéologiques sur les instruments de mesure du temps à l’époque romaine.
Entretien avec Jérôme Bonnin
Le 5 avril 2012, Jérôme Bonnin a soutenu à l’université Lille 3 une thèse de doctorat en archéologie romaine préparée sous la direction du Professeur Javier Arce intitulée : « Horologia Romana : recherches archéologiques sur les instruments de mesure du temps à l’époque romaine. Étude typologique, urbanistique et sociale ». Le jury était composé de Messieurs Javier Arce, Filippo Coarelli, Jean-Yves Marc, Patrick Marchetti, William Van Andringa ainsi que de Monsieur Denis Savoie, membre expert, chef du département astronomie – astrophysique du Palais de la découverte. À cette occasion, Jérôme Bonnin a pu présenter ses recherches, ses résultats de travail, faire part de ses doutes et réussites. À l’issue de cette soutenance, il a été jugé digne du grade de docteur avec félicitations du jury. Nous lui avons demandé de présenter pour Insula quelques éléments explicatifs sur les recherches menées, les résultats de ces dernières et d’éventuelles pistes qu’il souhaiterait suivre.
Christophe Hugot : Jérôme Bonnin, vous venez de consacrer une thèse aux « horologia Romana ». C’est quoi une horloge à l’époque romaine ?
Jérôme Bonnin : Le terme d’horloge romaine recouvre deux réalités : les cadrans solaires et les horloges hydrauliques. Si nous avons pu recenser plus de 560 cadrans solaires gréco-romains (répartis en plus de 24 types différents), seuls quatre fragments d’horloges hydrauliques romaines nous sont connus pour l’instant (Salzbourg, Vindolanda, Grand et Francfort (cf. figure 1)). Le premier type d’instrument est donc, de loin, le mieux étudié et c’est essentiellement sur ce type de mobilier archéologique que nous avons travaillé (cf. trois exemples de cadrans en figures 2-3-4).
Ch. Hugot : Étudier les horloges romaines dans le cadre d’une thèse, est-ce inédit ?
J. Bonnin: Le sujet de notre étude n’est pas entièrement novateur ou inédit. Il existe même un foisonnement d’articles précis ou périphériques sur certains instruments, dans toutes les langues et pour l’ensemble de l’Empire romain, tant d’Occident que d’Orient, à son extension maximale. Un des objectifs (et également une des difficultés) de ce travail a été de recenser le maximum de ces articles et références éparpillées géographiquement mais également chronologiquement.
D’un point de vue strictement archéologique, le problème des études antérieures n’est pas leur date mais les informations données. Un catalogue des cadrans solaires grecs et romains a été réalisé en 1976 par Mme Sh. Gibbs Thibodeau. Les informations scientifiques y sont probablement irréprochables car cette étude émane d’une scientifique. Malheureusement, les informations historiques et archéologiques sont parfois erronées ou même absentes. De plus, en 2012, ce catalogue général était dépassé. De 276 instruments, nous sommes passés à 563 instruments, essentiellement des cadrans solaires. Et ce chiffre est très certainement bien en deçà du nombre d’instruments réellement découverts à l’heure actuelle. Enfin, il ne s’agissait que d’un catalogue, sans étude archéologique, urbanistique, sociale, etc.
Lorsque nous avons décidé de travailler sur ce sujet, il n’avait donc jamais fait l’objet d’une étude complète, c’est à dire d’une recherche qui prenne en considération tant les problématiques archéologiques, que les problématiques épigraphiques et iconographiques ou, en définitive, toutes les sources connues sur le sujet.
Ch. Hugot : Quelles ont été vos sources pour les étudier ?
J. Bonnin : Afin d’être le plus complet possible et éviter des erreurs fondamentales dues à la complexité du sujet, nous avons souhaité en effet étudier le maximum d’objets sur place, tant les instruments eux-mêmes que les représentations iconographiques. Nous avons ainsi eu l’opportunité d’étudier le mobilier conservé à Londres, à Vienne, à Rome, à Athènes, à Délos.
Par la même occasion, nous avons pu fréquenter le maximum de centres de recherches, que ce soit dans les bibliothèques de l’EfR et de l’EfA qu’au DAI à Berlin et à Rome, à l’ÖAI à Vienne, à la BSR et la Scuola Spagnola di Storia e Archeologia de Rome.
Ces séjours à l’étranger ont été extrêmement profitables sur le plan archéologique. Cependant, pour palier à nos lacunes en gnomonique pratique (étude des cadrans solaires), nous avons également pris contact avec différentes sociétés astronomiques et gnomoniques, comme la CCS (Commission des Cadrans Solaires) de la Société Astronomique de France, puis la BSS (British Sundial Society) en Angleterre ou l’OAV (Österreichische Astronomischer Verein) en Autriche. Les liens que nous avons pu tisser nous ont apporté, en plus de certaines connaissances qu’il nous faut encore renforcer, des contacts précieux et durables ainsi qu’une reconnaissance dans le milieu.
Ch. Hugot : Le résultat est volumineux …
J. Bonnin : L’étude de l’ensemble de ce mobilier nous a permis de produire un manuscrit de 1373 pages réparties en trois tomes, les deux premiers étant les plus importants puisqu’ils contiennent respectivement le corps de texte et les 706 fiches de nos catalogues. Nous avons divisé le corps de texte en trois parties :
Dans la première partie, nous avons commencé par présenter quelques éléments concernant la notion de temps, en évitant l’écueil de l’étude philosophique sur l’acception et la réalité du terme « Tempus » dans l’Antiquité. C’est un sujet complexe et encore trop imparfaitement connu. Nous avons fait suivre cette rapide réflexion par une étude historique sur la genèse de la création des instruments de mesure du temps, en Grèce, mais également en Mésopotamie et en Égypte. Nous avons présenté plus longuement la question de l’introduction des horloges à Rome, chapitre qui nous a permis de faire le point sur ce qui était acquis ou incertain, notamment au sujet d’un édifice complexe et épineux, le comitium. Nous avons clôturé notre première partie par une étude du champ lexical utilisé dans l’Antiquité pour les instruments de mesure du temps, suivie d’une présentation typologique personnelle. Dans les deux cas, nous pensons avoir ici apporté des informations nouvelles et différentes de ce que l’on a pu trouver jusqu’à présent. L’étude du champ lexical par exemple n’avait jamais été effectuée et apporte des éléments de réflexions sur des termes classiques (horologium, solarium, ὡροσκoπείον …), mais également sur des termes plus rares ou même uniques, comme horologiarius. Certains termes plus ambigus comme « solarium » ont pu être redéfinis, et associés au terme schola par exemple. En ce qui concerne la typologie des cadrans solaires proprement dits, nous pensons avoir présenté un tableau assez novateur en ce qui concerne certains instruments. Pour cela, nous sommes partis de la typologie moderne réalisée à l’aide des éléments archéologiques conservés, typologie que nous avons ensuite confronté aux sources littéraires, essentiellement Vitruve et Cetius Faventinus. Cela nous permis de dresser un tableau de 24 types d’instruments solaires et d’apporter quelques nouveautés que nous aimerions publier au plus vite.
Dans la deuxième partie, nous avons mis l’accent sur les trois catalogues réalisés (placés en Tome 2) ainsi que sur certaines spécificités rencontrées, notamment concernant les matériaux, éléments constitutifs, mais également faux cadrans solaires, sujet que nous avions déjà exploré dans un article de la Revue du Nord1. C’est sur la base de ces catalogues que tous les résultats de notre étude ont été tirés.
La troisième et dernière partie enfin, de loin la plus conséquente, effectue la synthèse de l’ensemble des données rassemblées, archéologiques, mais également littéraires, épigraphiques, iconographiques. C’est dans cette partie que nous avons pu mettre en évidence la place importante prise par les instruments de mesure du temps dans les cités, et notamment dans les demeures privées. Pompéi est un excellent exemple de cet état de fait car la cité vient corroborer ce que nous ne devinions que par quelques exemples isolés. Nous avons également pu redéfinir certains usages, notamment professionnels, à travers l’exemple des horologia viatoria. Le deuxième chapitre de cette partie est particulièrement instructif sur la place prise par les horologia dans la vie publique, et non plus dans un environnement privé. C’est ainsi que nous avons pu caractériser les endroits où on en trouvait obligatoirement ou très fréquemment, comme les temples, thermes, les gymnases, les théâtres, ou peut-être encore les marchés, associés aux édifices de poids et mesures. Nous avons également apporté des éléments inédits en ce qui concerne les liens entre l’horloge, utilitaire ou symbolique, et certains cultes antiques. Les éléments concernant le domaine militaire sont moins probants et mériteraient peut-être d’être approfondis. Enfin, le troisième et dernier chapitre de cette dernière partie concerne les éléments monumentaux et symboliques. Nous avons alors pu reprendre plusieurs dossiers incomplets, à Lambèse, Timgad pour les moins connus, mais également à Rome avec la fameuse « méridienne d’Auguste
ou à Athènes avec la tour des vents. Nous avons volontairement terminé ce chapitre par un développement, trop court, sur le rôle symbolique des cadrans solaires, notamment en relation avec la mort ou le monde funéraire.
Il y a encore, à ce sujet, bien des choses à découvrir et à dire, car la véritable terra incognita dans notre sujet n’était peut-être pas l’horloge, mais sa représentation en iconographie (exemples en figures 5-6)2.
Ch. Hugot : Que reste t-il à étudier sur le sujet après une thèse ?
J. Bonnin : La thèse n’est qu’une étape dans la vie d’un chercheur, la première même. Il reste donc beaucoup à faire. En premier lieu, poursuivre nos recherches sur les instruments de Pompéi et de Délos. Il s’agit en effet des deux lieux présentant le plus d’instruments retrouvés et conservés. Couplée à une étude en archives, sur le terrain et dans les réserves des musées, une telle recherche ne pourra que produire des résultats nouveaux et permettra, peut-être, de faire sortir ces instruments de l’ombre. D’autres points, qu’il ne nous a pas été possible d’aborder, nous attendent encore, ainsi sur les instruments de mesure du temps et le monde chrétien, sur l’iconographie de certains sarcophages, sur les problématiques complexes concernant les cadrans portatifs et leur utilité dans l’Antiquité, enfin sur certaines inscriptions qu’il faut encore débrouiller et qui pourraient apporter des éléments nouveaux.
Grâce au précieux concours de Mme Hoët-Van Cauwenberghe, nous sommes associés à la mise en place d’une exposition sur les cadrans solaires antiques à Amiens, exposition qui aura lieu d’octobre 2012 à mars 2013. Un cycle de conférences est associé à cette exposition unique en France.
Suite à cette exposition, nous organisons avec M. Arce une journée d’ étude le 29 mars 2013 à l’Université de Lille 3. Elle aura pour titre « Horologia et Solaria. Instrumentaliser le temps à l’époque romaine ». Plusieurs spécialistes internationaux viendront y présenter leurs recherches et découvertes.
Diverses conférences sont également programmées pour la Commission des Cadrans Solaires de la Société Astronomique de France le 13 octobre prochain ou pour la British Sundial Society à l’occasion des 20 ans de la société en 2014. Des articles sont en cours de rédaction ou en attente de publication3.
En définitive, le sujet est loin d’être épuisé. Nous espérons avoir suffisamment de temps pour poursuivre nos recherches : le sujet commence à peine à nous être familier.
Crédit photographique
figure 1. Dessin et restitution du fragment de façade en bronze d’une horloge anaphorique (littéralement qui indique le lever des astres) découverte à Salzbourg en 1901. Tiré et traduit de A. Rehm, E. Weiss, « Zur Salzburger Bronzescheibe mit Sternbilder », Jahreshefte des Österreichischen Archäologischen Institut 6, 1903, fig. 18, p. 39.
figure 2. Cadran sphérique découvert au XIXe siècle à Aquilée. Ier/IIe siècle de notre ère. Conservé à Vienne, dépôt archéologique de l’Ephesus Museum (inv. n° ANSA I 224). Cliché : J. Bonnin, © Kunsthistorisches Museum Wien. Avec l’aimable autorisation du musée.
figure 3. Cadran conique maladroit mis au jour dans le sanctuaire de Dionysos à Dion, avec inscription dédicatoire à « liber pater et à son cortège ». Tardif. Cliché : J. Arce.
figure 4. Cadran plan horizontal de Pompéi de provenance exacte inconnue, Ier siècle de notre ère. D’après un cliché de P. Heilig.
figure 5. Sarcophage provenant de Rome avec philosophe assis et cadran solaire de type sphérique ou conique vu de profil. Fin du IIe siècle de notre ère. Vienne, Kunsthistorisches Museum, Inv. n° ANSA I 171. Cliché J. Bonnin, © Kunsthistorisches Museum Wien, avec l’aimable autorisation du musée.
figure 6. Gemme avec chapiteau figuré. Ier siècle de notre ère. © Kunsthistorisches Museum Wien, Inv. n° XI B 499. © Kunsthistorisches Museum Vienna, avec l’aimable autorisation du musée.
- J. Bonnin, M. Dubois, « Les cadrans en schiste du musée de Bavay : problèmes d’identifications et « faux cadrans solaires », Revue du Nord 388, 2010, p. 183-201. [↩]
- Un article intitulé « Horologia et memento mori. Les Hommes, la mort et le temps dans l’Antiquité gréco-romaine » devrait paraître début 2013 dans la revue « Latomus ». Il ne traitera que d’un aspect de cette large problématique. [↩]
- J. Davis, J. Bonnin, « Early 19th century english drawings of greek dials », British Sundial Society Bulletin 24 (iii), Septembre 2012, p. 43-44 et Sh. Adam, J. Bonnin, « Mapping Greco-Roman Sundials using GIS », British Sundial Society Bulletin 24 (iv), December 2012, p. 15-18. [↩]
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « À propos des « Horologia Romana » », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 27 septembre 2012. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2012/09/27/horologia-romana/>. Consulté le 21 November 2024.
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