Poésie augustéenne et mémoires du passé de Rome

Compte rendu du volume collectif édité par O. Devillers et G. Flamerie de Lachapelle, Poésie augustéenne et mémoires du passé de Rome. Hommage au Professeur Lucienne Deschamps, Bordeaux, Éditions Ausonius, 2013.

Les éditions Ausonius ont publié un ouvrage regroupant quinze contributions consacrées à la représentation du passé de Rome chez les poètes augustéens − en particulier Virgile et Ovide. Cet ouvrage a été offert au Professeur Lucienne Deschamps à l’occasion de son départ à la retraite de l’université de Bordeaux 3.

Compte rendu par Robin Glinatsis, Professeur en Lettres supérieures et en Première supérieure, Lycée Albert Châtelet de Douai. Il est en particulier l’auteur d’une thèse consacrée à Horace et de la partie sur Horace dans les Silves latines. 2012-2013 (Atlande 2012).

GetBlobL’idée de ce volume est née de la volonté de rassembler les fruits d’une réflexion menée dans le cadre d’une journée d’études organisée en octobre 2011. Il s’est agi, à cette occasion, de rendre hommage à Lucienne Deschamps, qui fut professeur de latin à l’Université Bordeaux 3 pendant près de quarante ans. Celle-ci s’étant massivement intéressée, au cours de sa carrière, à Virgile, Horace, Properce ou encore Tibulle, il fut décidé que la poésie augustéenne devait être mise à l’honneur ; au sein de ce vaste champ d’investigation, on affina la perspective par une focalisation sur la représentation du passé de Rome chez les poètes augustéens. Et afin qu’un ouvrage substantiel pût être constitué, des contributeurs qui n’avaient pas pris part à la journée d’études furent sollicités.

Le volume se divise en trois parties. La première envisage, dans une optique générale, la perception et la représentation du passé par les Augustéens, avec une prédilection marquée pour l’Énéide, pas moins de quatre contributions sur sept s’attachant à l’épopée virgilienne. La deuxième traite la thématique évoquée à travers le prisme de grandes figures de l’histoire de Rome, tels Romulus, Marius ou encore Jules César. La troisième, enfin, s’intéresse au champ de la réception, notamment dans l’Antiquité tardive et au Moyen Âge ; là encore, Virgile reçoit un traitement de faveur.

La première contribution est l’œuvre de la sémanticienne Armelle Deschard. Cette dernière place au centre de l’analyse un certain nombre de vocables que Virgile emploie dans l’Énéide pour signifier la vieillesse ou l’ancienneté des choses, des lieux ou encore des individus. Elle souligne en particulier une distinction de prime importance entre l’adjectif antiquus, qui renvoie à des éléments, animés ou inanimés, n’existant plus sous la forme qu’ils présentèrent par le passé, et le terme uetus, qui, au contraire, désigne la vieillesse d’objets ou de peuples ayant perduré à travers les époques. Elle se penche également, dans une optique comparative, sur la spécificité sémantique des termes senex, longaeuus et grandaeuus, et achève son étude par une courte immersion dans le livre XIV des Métamorphoses ovidiennes.

Joël Thomas montre que l’Énéide s’appuie sur un mythe répondant à un schéma structurel tripartite : l’identification d’une peur, sa formulation dans une mise en scène où apparaissent des opposés incompatibles et la résolution du problème initial. En effet, au livre I, la tempête déclenchée par Junon suscite chez le héros une forte inquiétude. La seconde partie de l’épopée voit s’affronter les partisans d’Énée et ses ennemis. Le livre XII, enfin, entérine l’établissement d’un ordre fondé sur la répartition des trois fonctions instauratrices de la cité : le commandement, assumé par Énée et les Troyens, la force guerrière, incarnée par les Étrusques, et le principe de fécondité, représenté par les Latins. Joël Thomas tire de ces observations une réflexion stimulante sur la perception virgilienne de Rome et de son passé.

Sylvie Franchet d’Espèrey, pour sa part, s’interroge sur les liens que l’Énéide tisse avec la figure fondatrice de Romulus. Elle note en particulier que Virgile, à la différence de Tite-Live, n’appréhende pas la fondation de Rome, qu’il n’évoque jamais directement, comme une rupture, mais comme le résultat d’un long processus. Romulus se trouve donc engagé dans un vaste ensemble généalogique, qui tend à éclipser l’approche géographique que la mention liminaire des moenia, des fameux murs de la cité, pouvait laisser attendre. Le rôle du fondateur légendaire est finalement minimisé, au profit de la gens Iulia et de son point d’aboutissement, Auguste, le « refondateur » de la cité.

Jean-Baptiste Riocreux pose aussi la question du sens de l’Histoire dans l’Énéide, mais en des termes différents. Il accorde une attention particulière aux visions prospectives auxquelles sont sujets les personnages. Partant de l’idée que conception cyclique et conception linéaire du temps ne s’opposent pas au sein de l’épopée virgilienne mais semblent plutôt s’associer, il éclaire la représentation du temps dans trois passages clés : la prophétie de Jupiter au livre I, le catalogue des âmes aux Enfers à l’intérieur du livre VI et la description du bouclier d’Énée au livre VIII. Il émane de cet examen une impression, toujours plus prononcée, de brouillage temporel, malgré la présence récurrente d’Auguste.

Emmanuelle Raymond porte également le regard sur l’Énéide et se focalise très précisément sur l’ekphrasis du bouclier d’Énée, déjà évoquée dans la précédente contribution. Elle met en évidence la dimension éminemment partisane de la représentation de l’histoire romaine qui y affleure, et parle ainsi de « mémoire sélective » : la part belle est faite à l’ordre nouveau établi par le Princeps, à partir d’Actium. Cet ordre nouveau, d’ailleurs, est symboliquement figuré par l’objet guerrier lui-même, dont la rotondité s’apparente à celle de la terre, sur laquelle Auguste règne désormais grâce à la victoire d’Énée face à Turnus ; et c’est bien à l’aide de ce bouclier issu de Vulcain que le héros a pu soumettre son adversaire et réunir ainsi Troyens et Latins.

Dans la contribution suivante, Géraldine Puccini-Delbey quitte les sentiers méandreux de l’Énéide pour s’acheminer vers l’élégie érotique ovidienne. Elle étudie en particulier le lien qu’Ovide tisse entre le passé prestigieux de Rome et sa propre pratique scripturale, qui se trouve par là même justifiée. L’épisode de l’enlèvement des Sabines, mentionné au livre I de l’Art d’aimer, légitime ainsi l’attachement du poète au motif du seruitium amoris. Mieux, l’Héroïde 7 de Didon à Énée redéfinit la préhistoire de la cité en présentant le Troyen comme un amant peu scrupuleux, un durus uir insensible au sort des femmes auxquelles il se lie (Créuse, Didon elle-même). Quoique génériquement plus modeste, l’élégie s’est à nouveau nourrie du matériau épique.

Au terme de la première partie, Gérard Freyburger se penche sur la figure de Liber-Bacchus telle qu’elle est convoquée par les Augustéens. Il cherche notamment à vérifier si l’histoire du dieu à Rome, de son introduction dans la cité au début du Ve siècle jusqu’à la méfiance d’Auguste à son égard en passant par l’affaire des Bacchanales en 186 avant notre ère, se reflète dans la poésie augustéenne. À travers l’exemple d’une prière au dieu qu’Ovide formule au livre V des Tristes, l’auteur montre l’intérêt des Augustéens pour l’évolution de Liber, ce dieu italique qui s’hellénise et devient le Bacchus protecteur du vin mais aussi des poètes. C’est, en parallèle, l’histoire de la cité qui est ici en jeu.

Au seuil de la deuxième partie, Paul Marius Martin se concentre sur la dépréciation ovidienne de Romulus au livre II des Fastes et sur son caractère problématique ; certes, cette dépréciation se fait au profit d’Auguste, présenté comme supérieur au fondateur de la cité à de nombreux égards, mais elle tend aussi à déstabiliser le romulisme assumé du Princeps. L’auteur pointe ainsi les dissonances perceptibles entre différents passages de l’œuvre d’Ovide où il est question de Romulus : si, globalement, l’orthodoxie du poète dans la caractérisation du personnage prédomine, la subversion aussi s’y fait jour. Paul Marius Martin y voit, en filigrane, une attaque contre César.

Olivier Devillers, pour sa part, examine la présence de Marius chez Properce ainsi que chez d’autres poètes augustéens. L’Épode 9 d’Horace, d’abord, est prise en considération car elle compare notamment la victoire d’Auguste à Actium au succès militaire de Marius en Afrique face aux troupes de Jugurtha. Mais c’est surtout à l’évolution du personnage au sein des poèmes de Properce qu’Olivier Devillers accorde son attention. Celui-ci note d’ailleurs que l’image d’un Marius triomphant en Afrique y cède volontiers la place à celle d’un Marius césarien ; Marius et César sont rapprochés non seulement parce qu’ils ont tous deux remporté d’éclatantes victoires militaires hors d’Italie, mais aussi parce qu’ils furent peu heureux en matière de politique intérieure.

Hélène Vial envisage le traitement ovidien du personnage de César, appréhendé comme l’un des grands représentants de la famille des Iulii, dont on sait les liens prétendus avec la préhistoire puis l’histoire de Rome. De fait, que ce soit dans les Amours, l’Art d’aimer, les Fastes ou les Métamorphoses, Ovide met volontiers l’accent sur le réseau généalogique au sein duquel César vient s’insérer. Il l’associe plus particulièrement − et de manière somme toute naturelle − à Auguste, mais, par son biais, établit parfois une distance avec le Princeps. Un passage du dernier livre des Métamorphoses pointe notamment la récupération augustéenne de l’apothéose de César à des fins politiques.

La troisième partie s’ouvre sur un article de Françoise Daspet consacré au choix virgilien du nom de Corydon, le berger mis en scène dans la deuxième Bucolique. L’étude s’appuie sur les commentaires de deux scholiastes antiques, Junius Philargyrius et Servius, qui recourent aux procédés de l’allégorie et de l’étymologie pour expliquer la présence de ce nom ; une troisième posture interprétative repose sur l’observation de l’imitation de Théocrite à laquelle Virgile s’est manifestement livré. Ces différents points de vue montrent non seulement la prédominance chez les commentateurs d’une lecture au second degré − la deuxième Bucolique mettrait en scène, derrière les noms grecs de l’univers pastoral, Virgile lui-même et des hommes célèbres de son temps −, mais aussi le subtil art allusif du poète de Mantoue.

Après avoir rappelé que d’une manière générale, la Cité de Dieu d’Augustin se donne pour tâche de récuser les arguments des païens contre le christianisme, Anne-Isabelle Bouton-Touboulic s’intéresse plus spécifiquement au livre 3, au sein duquel il est fait mention de l’histoire de Rome, d’Énée à Auguste. Dans cette perspective, Augustin se réfère fréquemment à Virgile, citant de multiples passages de l’Énéide. Et il est édifiant de constater à quel point l’auteur chrétien s’ingénie à distordre l’image du poète augustéen, dont il fait, par une série de détournements, une sorte de détracteur païen du paganisme.

Jean-Pierre Levet envisage à son tour le versant de la réception, mais s’attache, pour ce qui le concerne, aux dernières décennies du Xe siècle. C’est, en effet, la figure savante de Gerbert d’Aurillac qui retient son attention. Celui qui fut pape sous le nom de Sylvestre II est un homme d’une remarquable érudition, pétri de culture classique. Aussi n’est-il guère surprenant de le voir nourrir son enseignement magistral à Reims de références nombreuses aux grands poètes latins que sont Térence, Virgile, Stace, Juvénal, Perse, Horace et Lucain. Ces références servent l’idée, chère à Gerbert, selon laquelle poésie et sagesse sont intimement liées.

Partant d’une notification métacritique au moyen de laquelle il résume la position de l’« École de Harvard » sur la violence d’Énée dans l’Énéide, François Ripoll se confronte lui-même au problème et entreprend de répondre à la question de savoir si le comportement violent du héros troyen était susceptible de heurter la sensibilité des lecteurs de Virgile. Pour ce faire, il se fonde sur l’éclairage que Stace, dont la Thébaïde s’inspire allégrement du modèle virgilien, est capable d’apporter. La comparaison du Thésée de l’épopée flavienne avec Énée met en évidence l’absence totale de clementia chez le Troyen. François Ripoll estime néanmoins qu’il ne faut pas en tirer une lecture pessimiste de l’Énéide, Énée n’étant qu’une « ébauche préfigurative » de son illustre descendant Auguste.

Le volume s’achève par une contribution de Gauthier Liberman dont on saisit mal le rapport avec la perspective d’ensemble. Animé par une frénésie corrective qui lui est coutumière, l’auteur s’évertue à rectifier des passages de l’œuvre d’Horace jugés fautifs. De l’aveu de Gauthier Liberman lui-même, les corrections proposées sont d’une pertinence variable.

En définitive, l’ouvrage s’avère riche et stimulant, mais resserre sans doute trop la réflexion sur Virgile et, dans une moindre mesure, Ovide. Bien qu’on ne puisse nier l’évidente adéquation de l’Énéide avec la thématique générale et la fécondité des analyses que l’épopée virgilienne pouvait susciter en ce sens, on peut légitimement regretter la sous-représentation de Properce et d’Horace. Le livre IV des Élégies du premier et les Carmina du second, en particulier, auraient mérité plus d’attention dans la mesure où ils font grand cas du passé de Rome. Quoi qu’il en soit, ce volume fait réellement honneur à sa dédicataire, dont l’impressionnante bibliographie est présentée en annexe.

À propos de ce livre

O. Devillers et G. Flamerie de Lachapelle (éd.), Poésie augustéenne et mémoires du passé de Rome. En hommage au Professeur Lucienne Deschamps, Bordeaux, Éditions Ausonius, 2013, 244 p., ISBN 978-2-35613-080-8

Lire aussi sur Insula :

Citer ce billet

Robin Glinatsis, « Poésie augustéenne et mémoires du passé de Rome », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 30 juin 2014. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2014/06/30/poesie-augusteenne-et-memoires-du-passe-de-rome/>. Consulté le 18 April 2024.