La réparation navale antique en Méditerranée

Entretien avec Déborah Postiaux.

Déborah Postiaux a soutenu en septembre 2015 un Master de recherche en archéologie à l’université Lille 3 ayant pour sujet la réparation navale antique en Méditerranée. Le blog « Insula » a souhaité interroger l’auteure de ce mémoire au sujet original réalisé sous la direction d’Arthur Muller et Giorgos Sanidas.

Christophe Hugot : Quelles sont les sources dont on dispose pour connaître les réparations navales dans l’Antiquité ?

Déborah Postiaux : La documentation s’inscrit dans un cercle assez restreint : les sources littéraires antiques sont peu éloquentes. Au mieux, on trouve quelques mentions de l’existence de structures pour haler les navires (Strabon, Géographie IV 1, 5) mais aucun texte, grec ou latin, n’aborde le déroulement d’une réparation navale. Quant à la documentation épigraphique, elle reste exceptionnelle et concerne le plus souvent les trières. Les sources iconographiques ne présentent aucun document mettant en scène une opération de réparation. On préfère bien évidemment représenter l’image puissante de la trière victorieuse que celle du rafiot détérioré.

Au cours de ce travail de Master, la réparation navale antique a été étudiée presque exclusivement à partir d’une documentation archéologique. Il s’agit de l’analyse d’une base documentaire de soixante-six épaves découvertes sur le pourtour de la Méditerranée et dans le Rhône, datées de la période mycénienne jusqu’au début de l’époque byzantine (XVe av. J.-C.–VIe siècle ap. J.-C.). Toutefois, même si cela ne rentre pas directement dans les limites du sujet, un certain nombre de recherches ethnoarchéologiques et d’archéologie expérimentale ont pu apporter des données et des informations sur la réparation des navires traditionnels, qui, même si elles ne comblent en réalité aucune lacune sur l’Antiquité, permettent malgré tout d’imaginer un certain nombre d’aspects complètement absents de notre documentation archéologique.

Ch. Hugot : Les études modernes semblent très peu nombreuses sur le sujet.

D. Postiaux : Effectivement, les études en archéologie navale ne prêtent pas grand intérêt aux réparations observées directement sur les navires antiques. Dans quelques travaux, les réparations sont évoquées, mais elles ne sont pas étudiées dans le détail. Ces inconvénients limitent considérablement le champ d’étude. L’auteur qui a introduit le sujet de manière systématique est l’américain R. Steffy, lorsqu’il étudie l’épave de Kyrenia, dont les nombreuses réparations ont été mises en évidence et traitées avec attention1. Puis, lors du symposium 1993, dans un article ciblé, il propose une vision légèrement plus générale de la réparation2.

Ch. Hugot : Quels sont les types de réparations observés sur les navires ?

D. Postiaux : D’après mon corpus, les réparations navales les plus fréquentes concernent, par ordre d’importance, les remplacements, les consolidations et les placages réalisés au moyen de plaquette de plomb. Toutes ces interventions possèdent des degrés d’intensité différents selon la gravité de la dégradation. Ces dégâts sont causés selon divers facteurs : naturels (micro-organismes), mécaniques ou physiques (tensions, torsions, pertes de rigidité) ou bien accidentels (échouage, collisions, ravages des tempêtes).

Ch. Hugot : Que remplace t-on le plus souvent sur un navire ?

D. Postiaux : En général, il s’agit des bordages, c’est-à-dire les planches constituant la coque, mais aussi les éléments de membrures, autrement dit les couples ou les varangues et plus exceptionnellement la quille qui est la pièce maîtresse subissant les désagréments de la navigation : les attaques de micro-organismes et des tarets (mollusques bivalves), les chocs lors des accostages et des passages aux embouchures, mais surtout les dégradations liées aux efforts mécaniques. Ce sont des opérations souvent très lourdes.

Ch. Hugot : Existait-il des lieux spécifiques pour la réparation des navires dans l’Antiquité ?

D. Postiaux : Tout d’abord, la découvertes d’objets métalliques dans les épaves, comme des éléments de plomb, des clous et des outils de charpenterie, sont autant d’indices qui laisse suggérer qu’il y avait, à bord, une réserve de matériaux et un outillage pour réaliser des réparations depuis le navire, pendant la navigation. On peut penser que ces objets étaient destinés à la commercialisation mais leur emplacement dans l’épave (souvent au niveau de la cabine), leur nombre et leur regroupement sont autant de preuves pour supposer leur utilisation par les marins3. Les traversées pouvant durer plusieurs mois, il était en effet indispensable d’agir rapidement si un problème survenait en pleine mer, pour consolider ce qui était fragilisé, faire face aux problèmes d’étanchéité, pallier aux fuites.

En dehors de ces réparations en mer, les navires étaient tirés au sec dans divers lieux, en priorité dans les chantiers navals. Mais on pouvait réparer les navires dans les ports où étaient aménagés des hangars couverts (νεώρια), dans un simple bassin de radoub ou des cales sèches creusées dans la roche, ou encore sur une installation de fortune conçue en cas de besoin urgent sur une plage. Ces aménagements se trouvaient forcément près de la mer avec une inclinaison de quelques degrés pour empêcher l’eau de remonter jusqu’au navire. Ce dernier était ensuite glissé sur des poutres en bois qui constituaient un aménagement au fond des cales ; ensuite, on le maintenait droit au moyen de madriers verticaux. Les infrastructures des chantiers navals traditionnels en Méditerranée permettent de se faire une idée, si sommaire soit-elle, des cales antiques.

Ch. Hugot : Les lieux de réparation étaient-ils différents selon les navires réparés ?

D. Postiaux : Il est probable que les cales de halage ainsi que les bassins de radoub étaient destinés aux embarcations de pêche ou de commerce qui, pendant leur voyage, faisaient un arrêt afin de remettre le bateau en état. En revanche, elles ne devaient pas être destinées aux trières. Les navires de guerre étaient en effet protégés dans l’enceinte d’un port militaire fermé, où coexistaient des néôria pour le simple hivernage et d’autres qui étaient utilisées pour la réfection des navires endommagés. Par ailleurs, les structures variaient en fonction du type de réparation. Les interventions d’entretien, comme les enduits ou les peintures, demandaient peu d’espace, tandis que les réparations importantes, comme les remplacements, avec la manipulation de pièces de charpente de grande taille, rendaient nécessaire de mettre les navires dans des loges plus larges.

Ch. Hugot : Existait-il un corps de métier spécifique à la réparation des navires ?

D. Postiaux : Étudier les intervenants de la réparation navale est une tâche complexe, parce que les textes sont avares d’informations et qu’ils concernent presque exclusivement la marine militaire. On peut essayer malgré tout d’ébaucher quelques éléments de réponse en superposant les données textuelles aux informations archéologiques que fournissent les épaves. Platon, en particulier, évoque la charpenterie navale. La construction des navires exige, dit-il, des personnes compétentes : des architectes navals (ναυπηγός ou ἀρχιτέκτων). Ceux-ci n’intervenaient probablement pas physiquement lors de la construction du navire car ils appartenaient au monde de la science et des arts en ayant recours au dessin et au calcul. Le charpentier naval (τέκτων), quant à lui, appartenait au domaine de l’empirisme : il s’agissait d’un technicien qui fabriquait des pièces de bois. Pour les réparations simples (colmatage, placage et consolidations), aucune maîtrise spécifique n’était nécessaire : elles pouvaient-être confiées à une main-d’oeuvre polyvalente qui assistait les charpentiers. Les outils présents à bord suggèrent que les marins eux-mêmes étaient en mesure d’intervenir. En revanche, les réparations plus techniques, comme les remplacements, demandaient des connaissances dans le débitage des pièces de bois et leur façonnage, mais aussi des compétences mécaniques afin de gérer les conséquences néfastes que pouvaient avoir certaines interventions lourdes. L’absence de mention de spécialistes de la réparation navale dans les inscriptions et les sources littéraires suggère que les « réparateurs navals » n’étaient pas des artisans spécialisés détenteurs d’une τέχνη ou d’ars, mais qu’ils devaient être polyvalents. Ces ouvriers devaient être confrontés au bruit, au froid, aux gestes répétés, aux postures inconfortables, aux torsions etc. Il est difficile de savoir si ces tâches pénibles étaient réservées à des esclaves, mais elles devaient être celles de manœuvriers occupant un statut social bas, du moins inférieur à celui des architectes, ce qui peut expliquer le silence des sources littéraires et épigraphiques à leur sujet.

Ch. Hugot : Que découvre-t-on de la société antique en étudiant la réparation des navires ?

D. Postiaux : Tout d’abord, d’un point de vue technique, il apparaît qu’au sein de cette activité artisanale les réparateurs s’adaptent aux évolutions liées aux constructions. Les types de réparation, peu variés et les choix pratiqués par les réparateurs navals antique de Méditerranée, mettent en scène une tradition technique plus ou moins commune, une sorte de koiné. De plus, les différences observées entre les pratiques de réparations maritimes et fluviales paraissent minimes, ce qui renforce cette image. Puis, d’un point de vue économique, il apparaît une réglementation et une organisation stricte tant dans la sphère militaire que privé. Effectivement, il fallait payer non seulement les matériaux et la main d’œuvre mais également diverses taxes maritimes dont celle du halage. Cette activité devait être très coûteuse mais elle était indispensable notamment pour posséder une flotte opérationnelle. La situation pour les navires de commerce devait être comparable mais dans ce cas, l’organisation est trop peu connue. La société antique semble donc gérer pleinement cette activité qui est, bien évidemment, économiquement indispensable.

Ch. Hugot : Le sujet de ce mémoire est très original et le jury a apprécié la qualité de votre étude. Quelle suite pensez-vous pouvoir lui donner ?

D. Postiaux : Effectivement, le caractère original de ce sujet est en premier lieu le résultat d’une approche d’ordinaire peu systématique mais surtout d’un traitement du sujet qui se base presque exclusivement sur les sources archéologiques, même pour une approche sociale et économique. Pour le moment, je n’ai pas prévu de suite mais il serait intéressant d’étudier les réparations sur les épaves des époques plus récentes afin de constituer l’évolution complète des techniques, mais également d’ouvrir le champ d’étude à une zone géographique plus large afin de tâter les éventuelle influences de ces techniques de réparation.

À propos de ce mémoire

Déborah Postiaux, La réparation navale antique en Méditerranée, Mémoire de Master, Université Lille 3, septembre 2015. 211 pages et 68 pages de planches.

Vue d’un navire de pêche du port naval de Prinos, à Thasos, photo prise par Baptiste Enaud en 2013.
Vue d’un navire de pêche du port naval de Prinos, à Thasos, photo prise par Baptiste Enaud en 2013.
  1. J. R. Steffy, « The Kyrenia Ship: An Interim Report on its Hull Construction », AJA 89, 1985, p. 71-101. []
  2. J. R. Steffy, « Ancient Ship Repair », dans H. Tzalas (éd.), 5rd International Symposium on Ship Construction in Antiquity: ProceedingsTropis 5, 1999, p. 395-408. []
  3. Voir à ce sujet l’article de P. Fiori et J.-P. Joncheray « Mobilier métallique (outils, armes, pièces de gréement) provenant de fouilles sous-marines », CahASubaqu 2, 1973, p. 73-94. []

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Christophe Hugot, « La réparation navale antique en Méditerranée », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 10 novembre 2015. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2015/11/10/la-reparation-navale-antique-en-mediterranee/>. Consulté le 21 November 2024.