Compte rendu du livre de Benoit Dercy, Le travail des peaux et du cuir dans le monde grec antique, Centre Jean Bérard, 2015.
La « Collection du Centre Jean Bérard » vient d’être complétée par un travail sur un matériau omniprésent dans l’antiquité grecque, mais qui a disparu dans les sources archéologiques : le cuir. Sous-titré Tentative d’une ‘archéologie du disparu’ appliquée au cuir, l’ouvrage de Benoit Dercy comble une lacune.
« Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de constater qu’un matériau si quotidien et omniprésent dans l’Antiquité grecque n’a laissé que peu de traces, non seulement dans les sources, mais aussi, conséquemment, dans la littérature scientifique contemporaine ».
À la différence des mondes égyptien, romain et gallo-romain, le monde grec n’a laissé aucune trace matérielle du cuir. C’est donc à une étude archéologique sans vestiges − une « archéologie du disparu » − que s’attelle Benoit Dercy, avec une dimension historique, puisque l’auteur examine l’usage social des objets produits et des finalités de l’objet.
À défaut de vestiges archéologiques, des sources testimoniales existent concernant les peaux et le cuir, en particulier épigraphiques, papyrologiques et littéraires, étudiées depuis les œuvres homériques jusqu’aux lexicographes et aux scholiastes tardifs. L’auteur a également recours à l’iconographie, qu’il manie avec prudence, en particulier « parce que les images ne permettent pas toujours d’identifier le matériau des objets représentés », que ces images ont des lacunes dans la représentation des gestes, qu’elles figurent un nombre réduit d’outils. Ces sources, souvent allusives, voire élusives, permettent toutefois à Benoit Dercy d’inventorier les usages multiples des peaux et des cuirs dans le monde grec, le mode de production, mais encore de pouvoir tirer des conclusions socio-économiques.
L’introduction de l’ouvrage, issu d’un Master 2, replace celui-ci dans le contexte des études sur l’artisanat et l’approche qu’il utilise pour mener à bien son enquête. L’étude de Benoit Dercy s’inscrit à la suite d’un certain nombre de travaux qui ont vu le jour ces dernières années dont on ne citera ici que ceux de l’archéozoologue Martine Leguilloux, qui a étudié le matériel en cuir des garnisons romaines à Didymoi, ou encore « la somme sur l’artisanat antique » proposée par Giorgos Sanidas (curieusement prénommé Georges p. 12) pour sa thèse publiée en 2013, dont Insula s’était fait l’écho, dans laquelle le corpus exhaustif sur les ateliers antiques du Péloponnèse et de l’Attique révèle le peu d’informations disponibles sur le cuir par « la maigreur du dossier ».
La réalisation du cuir
Le premier chapitre (p. 17-58) traite des procédés de traitement des peaux et des fourrures. Tout d’abord, les animaux utilisés : à côté des bovins, qui donnent le cuir le plus épais et le plus résistant, et des ovins, le corpus établi par Benoit Dercy montre que de nombreuses familles d’animaux servent pour leur peau. Les cuirs obtenus sont évidemment différents selon les bêtes, par leur qualité et par leur taille, déterminant leur usage que nous verrons très divers. Il n’existe aucun témoignage montrant que certains animaux pouvaient être élevés pour leur peau ou leur fourrure dans le monde grec, ni que les éleveurs se préoccupaient à améliorer la qualité de la peau de leurs bêtes pour l’artisanat du cuir. Après l’abattage, les bêtes étaient dépecées dans des opérations décrites par Benoit Dercy à partir des sources existantes. Les peaux arrachées à l’animal, certainement sommairement lavées et séchées, étaient portées jusqu’au lieu de transformation pour devenir du cuir après diverses opérations pour arrêter sa putréfaction, empêcher que la feuille de cuir ne devienne cassante et pour qu’elle soit durablement colorée. L’auteur montre qu’en de nombreuses occasions la peau fournie aux tanneurs devait être abîmée. Pour clore ce chapitre, Benoit Dercy décrit les différents outils du cordonnier et reconstitue les gestes permettant aux artisans de réaliser maints objets, utiles dans des domaines très divers.
Les usages du cuir
Le chapitre 2 forme le gros de l’ouvrage, p. 59 à 156. Consacré à l’utilisation des peaux et du cuir en Grèce ancienne, il devrait intéresser des lecteurs au-delà de ceux qui étudient l’artisanat ou l’économie. Benoit Dercy convoque en effet un grand nombre de realia pour passer en revue les objets réalisés (ou parfois supposément réalisés) en peau, fourrure ou cuir apparaissant dans les sources.
Le cuir étant un matériau plutôt imperméable et résistant, on trouve évidemment les peaux plus ou moins bien tannées dans les contextes variés du vêtement : fourrures, couvre-chefs, caleçons de bain, soutien-gorge. Les chaussures sont abondamment étudiées, p. 85-101, en dépit de la difficulté à les identifier : « Les descriptions de chaussures dans les textes sont rares et allusives, au point que ‘les modèles’ retrouvés en fouille pour le monde romain ‘sont difficiles à identifier' » écrit Benoit Dercy (p. 85). Les sources citent souvent le cuir dans le contexte de l’armement, en particulier défensif (bouclier, casque, armure, tablier de protection), mais aussi dans les armes de jet (lanières de fronde, courroies de javelot). Le cuir sert également à réaliser des contenants, en particulier l’outre (ἀσκός), qui a différentes dimensions pour des usages divers, mais encore des besaces, des sacs, des gibecières, des bourses. Le cuir sert à faire les soufflets de forge, des attaches et des harnachements, en particulier dans l’équipement du cheval et du chien, pour confectionner des éléments utiles sur les bateaux, pour le mobilier et accessoires de meubles, matière première pour des courroies diverses, des fouets, des bijoux, des jouets, des amulettes. On retrouve le cuir dans le contexte de la musique (tambourins, lyre, mentonnière pour aulète, etc), dans celui des supports d’écriture (rouleaux de cuir, parchemins). Le cuir est encore présent dans le contexte de la médecine, des activités gymniques et sportives, en particulier pour les lanières de cuir pour le pugilat, mais aussi pour confectionner le punching-ball, des ballons, ou pour ligaturer le prépuce. Benoit Dercy n’écarte aucun usage du cuir dont témoignent les sources − même les plus queer. Les dérivés du cuir sont également cités, comme la production d’engrais.
Travailler les peaux et le cuir
Le chapitre 3, p. 159-186, traite de l’organisation des métiers des peaux et du cuir. Benoit Dercy pose le problème en ces termes : « où produisait-on, en quelle quantité et pour qui ? » Le travail des peaux devait occuper une place importante du travail domestique dans les campagnes, où il devait être aisé de se procurer les peaux, couvrant les besoins courants. Mais, au-delà de cette production autosuffisante, il existait une réelle production artisanale des peaux et du cuir en ateliers. Cette production pouvait être réalisée dans de petites unités domestiques, intégrées à l’habitat, limitées à un petit nombre de travailleurs pour éventuellement tirer quelques profits des surplus de la production et où les femmes de la maison pouvaient être mises à contribution. Parfois, l’atelier était dirigé par un patron, homme de l’art, à la tête d’une main d’œuvre assez importante où le travail pouvait être différencié. Il existait également des structures d’artisanat des peaux − peut être à grande échelle − pour pouvoir en tirer des profits importants. Deux personnages historiques sont connus pour avoir été propriétaires de telles structures : Cléon, cible privilégiée d’Aristophane, et Anytos. Pour Cléon, l’étude récente de Lafargue met en doute son appartenance aux métiers du cuir. Pour Anytos, bien connu comme l’un des accusateurs de Socrate, son appartenance aux métiers du cuir est plus assurée, sans qu’on sache exactement son activité précise.
Les peaux, qui proviennent des campagnes, des sanctuaires − où les bêtes étaient sacrifiées − mais encore du commerce d’importation, étaient ensuite travaillées. Les métiers des peaux étaient divers, comme le suggère le grand nombre de termes dans les sources. Benoit Dercy distingue deux filières : d’une part, les métiers qui amollissent les peaux fraîches en les trempant et les assouplissent en les graissant ; et, d’autre part, les métiers qui coupent et assemblent les peaux. Ce sont ces deux filières que Benoit Dercy détaille, en s’intéressant à la spécialisation du travail, et à la spatialisation de celui-ci, qui fait débat. La vente du produit fini est également évoquée dans toutes ses configurations possibles : « la boutique au sein même de l’atelier, l’ouverture d’un local ou d’un étal de vente implanté non loin de l’atelier, les ateliers en plein air ; la production et la vente sur les marchés » (p. 184).
Le 4e et dernier chapitre traite des jugements de valeur portés sur les travailleurs des peaux et du cuir (p. 187-200). Dans les sources de l’époque classique, la figure du cordonnier apparaît comme le paradigme du « métier vil ». Ce professionnel est aliéné à sa tâche de production comme fin en soi, produisant pour vendre plus cher et s’enrichir. C’est également un métier considéré comme physiquement avilissant : le cordonnier est comme vissé au tabouret et à l’établi, courbé sur son travail, provoquant un avilissement moral. Cependant, certaines sources montrent le cordonnier comme un artisan utile, en particulier à l’aristocratie, qui peut se payer des chaussures, avec un vrai savoir-faire. Ce qui n’est pas le cas du tanneur, entaché de tous les vices, œuvrant dans une odeur nauséabonde avec des matériaux souillés.
En conclusion
Par son enquête essentiellement philologique, Benoit Dercy parvient prudemment à faire une étude sur un objet longtemps délaissé au profit des matériaux nobles et à décrire une réalité perdue. Le travail des peaux et du cuir dans le monde grec antique comble une lacune qui devrait servir en de nombreuses occasions pour des lecteurs en quête d’explications de mots trouvés chez les auteurs anciens. L’étude de la fabrication du cuir livre par ailleurs un prolongement socio-économique qui complétera le dossier sur l’artisanat grec qui fut trop longtemps apprécié à l’aune des considérations des philosophes antiques. En l’absence probable de nouveaux textes et de découvertes archéologiques importantes, il est presque assuré que Benoit Dercy a fourni avec cet inventaire commenté de sources présentées en grec et en traduction française un ouvrage de référence.
Il reste enfin à souligner la qualité de la mise en page et le soin apporté à l’illustration (37 illustrations en couleur et de grande taille). On ne relèvera ici que deux vétilles : Théognis, cité comme un auteur du milieu du Ve siècle (p. 79), et le colloque « qui a fait date », référencé « Blondé, Muller 2000 » (n.75 p. 13), publié par l’université Lille 3, qui n’est pas repris dans la bibliographie [voir la notice bibliographique]. L’ouvrage, très riche, s’achève par des annexes, portant essentiellement sur des points de vocabulaire.
Références du livre
Benoit Dercy
Le travail des peaux et du cuir dans le monde grec antique :
tentative d’une ‘archéologie du disparu’ appliquée au cuir
(Collection du Centre Jean Bérard ; 45)
(Archéologie de l’artisanat antique ; 9)
Centre Jean Bérard, 2015
266 pages, ill. en couleur
ISBN 978-2-918887-69-0
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « À la recherche du cuir disparu », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 5 janvier 2016. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2016/01/05/a-la-recherche-du-cuir-disparu/>. Consulté le 21 November 2024.
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