Se libérer des illusions pour se rapprocher de la vraie connaissance.
« Le conseguenze della filosofia : liberarsi dalle illusioni per avvicinarsi alla vera conoscenza » est un texte d’Ermelinda Valentina Di Lascio, publié en septembre 2013 sur le site « Il manifesto di Bologna ». La traduction française inédite publiée sur « Insula » est réalisée par Théo Dujardin, Alice Fournier et Marie Serra, étudiants en première année du Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.
Il faut démolir l’édifice de ton orgueil.
Travail effrayant.
L. Wittgenstein
Dans la Grèce du Ve siècle av. J.-C., il était possible de rencontrer des artistes itinérants dont le métier consistait à réciter, généralement lors de compétitions publiques, de célèbres passages de poèmes, mais également, d’après les interprétations les plus convaincantes, à faire ensuite l’éloge de l’œuvre du poète duquel ils se faisaient l’interprète, notamment en soulignant la justesse de ses dires. Ces personnes étaient appelées « rhapsodes » et chacune d’elles était généralement spécialiste d’un poète. En raison de leur connaissance approfondie des poèmes, on les considérait comme savants, au même titre que les poètes eux-mêmes. Il suffit de penser à la place prépondérante que l’étude des poèmes homériques occupait au sein de l’enseignement primaire : ils étaient perçus comme des manuels grâce auxquels on pouvait acquérir des connaissances dans toutes les disciplines.
Dans le dialogue platonicien intitulé Ion, Socrate (470-399 av. J.-C.), philosophe probablement le plus célèbre de l’Antiquité et protagoniste de la quasi-totalité des dialogues écrits par son disciple Platon, demande à Ion (qui, non sans excès de fierté, se targue d’être un excellent rhapsode d’Homère) quelle est sa matière de prédilection en tant que rhapsode. Ion lui répond connaître tout ce qu’Homère relate dans ses poèmes. Il n’entend pas seulement prétendre connaître par cœur les vers d’Homère ou leur signification, mais, comme le poète lui-même, maîtriser les différentes disciplines auxquelles ce dernier fait référence dans son œuvre, de l’art du cordonnier à celui du général, en passant par ce qui a trait au divin, connaissance par ailleurs essentielle pour pouvoir faire l’éloge d’Homère. Toutefois, au fil du dialogue et en interrogeant Ion, Socrate amène ce dernier à se contredire quant à sa déclaration de connaissances (en d’autres termes, il met en œuvre un elenchos, une « réfutation ») ou à admettre des conséquences absurdes.
Voici ce qui a lieu, par exemple, dans la première partie de la conversation. Ion prétend être un rhapsode dont l’expertise est centrée exclusivement sur Homère. Socrate lui demande alors si les œuvres d’Hésiode (autre poète célèbre de la fin du VIIIe – début du VIIe siècle av. J.-C.) ne traitent pas de nombreux sujets dont il est question dans la poésie d’Homère et si les deux poètes ne convergent pas dans leur discours. Ion répond par l’affirmative. Socrate poursuit alors : dans ce cas, Ion devrait être en mesure de faire l’éloge non seulement d’Homère, mais également d’Hésiode. Ion acquiesce à nouveau. Or, s’il était réellement expert des sujets abordés par Homère, il devrait l’être aussi lorsque Homère et Hésiode émettent des points de vue différents sur le même thème. Ion approuve une fois de plus, se condamnant ainsi à la défaite dialectique : au vu de tout ce qu’il a admis, il devrait être expert non seulement d’Homère, mais aussi d’Hésiode et d’autres poètes. Cependant, du fait qu’Ion est incapable de faire l’éloge d’autres poètes qu’Homère, il faut en conclure qu’il n’est, en réalité, pas tout à fait expert en la matière : en d’autres termes, il ne maîtrise pas toutes les disciplines auxquelles Homère fait référence. Cette conclusion contredit par conséquent l’affirmation initiale d’Ion.
Plus tard au cours du dialogue, Socrate analyse les différentes disciplines dont Ion se prétend expert pour l’amener, au moyen d’une argumentation, à admettre que pour chacune d’entre elles, l’expert est en réalité un autre individu : le cordonnier, le général, le prêtre, etc. Socrate réitère sa question initiale sur la connaissance propre au rhapsode, mais Ion n’est jamais en mesure de fournir une réponse satisfaisante. Lors de sa dernière tentative, Ion affirme que la connaissance du rhapsode n’est autre que celle de l’art du général, domaine dans lequel Homère avait la réputation d’exceller. Cependant, s’ensuit alors une conséquence absurde : puisque Ion est le meilleur rhapsode grec, il doit également être le meilleur général grec ! Socrate remarque pourtant qu’Ion ne tient pas les armes sur un champ de bataille, bien que la Grèce soit en guerre au moment de ce dialogue !
Que peut-on retenir du bref compte rendu de ces échanges dialectiques ? Le fait qu’Ion ait des idées contradictoires (il pense détenir un certain savoir, mais il tient également pour vrais d’autres éléments impliquant qu’il ne possède pas ce dernier). En outre, sa croyance de connaissance l’amène à des conclusions absurdes et donc indéfendables ; cela laisse entrevoir la possibilité qu’Ion ne possède pas la connaissance qu’il prétend avoir. Pour autant, Ion ne semble en rien disposé à abandonner une telle croyance. Il va jusqu’à s’indigner lorsque Socrate tente de fournir une autre explication à la capacité du rhapsode de faire l’éloge d’Homère uniquement : son inspiration serait d’origine divine. Or, pas même le rapprochement avec le divin ne parvient à le faire renoncer à sa prétention de connaissance. Au terme du dialogue, Ion finira par accepter cette explication, pour la seule et unique raison que la discussion en est arrivée au point où continuer à affirmer la possession de ce savoir nuirait à sa réputation (élément de toute évidence très cher au rhapsode, personnage public par excellence).
Le mois dernier, dans le premier article de ce recueil, je soutenais que philosopher est un besoin humain irrépressible et j’ai brièvement mentionné quelques précieux avantages qui peuvent découler de la pratique de la philosophie dialectique. Pourtant, l’histoire paradigmatique d’Ion pourrait nous laisser croire que de telles conséquences sont, finalement, tout sauf bénéfiques. Nous pensons tous détenir quelques connaissances ou croyances que nous tenons pour vraies, ne serait-ce que dans la sphère professionnelle : un médecin pense vraisemblablement savoir ce qu’est la médecine et posséder un ensemble de connaissances propres à son domaine de spécialisation ; un professeur des écoles pense certainement savoir ce que signifie enseigner et posséder un ensemble de connaissances afférentes à ce milieu éducatif, et ainsi de suite. Or, si nous acceptons de nous ouvrir à ce besoin humain de philosopher, nous pourrions un jour, au cours d’une discussion, être confrontés à des arguments qui ébranlent le fondement même de notre croyance de savoir. En serions-nous irrités de la même façon qu’Ion ou serions-nous prêts à accepter l’issue de cette conversation ? Accepter l’issue de la conversation implique les conséquences suivantes : il faut renoncer, du moins temporairement, à la conviction selon laquelle nous possédons des connaissances, nous livrer à une introspection (autrement dit, revoir ce que nous croyons à notre sujet et sur la réalité qui nous entoure), et donc remettre très probablement en cause ce que nous avons toujours pensé vrai, des croyances partagées par l’ensemble de la société. Notre vie en serait totalement bouleversée, car ce sont nos croyances qui dictent notre façon de vivre et d’agir.
Il est difficile d’accepter et de rechercher ces conséquences ; c’est d’autant plus vrai que la majorité des interlocuteurs de Socrate, qu’il s’agisse d’hommes politiques, poètes ou artisans, n’y est pas parvenue. Son allusion au fait que ces individus ne détiennent pas le savoir qu’ils croyaient et prétendaient posséder, et qui leur était reconnu par la plupart des gens, suscita chez eux une telle colère qu’en 399 av. J.-C., Socrate fut jugé, puis condamné à mort. Incapables d’accepter la vérité sur eux-mêmes, ils préférèrent éliminer celui qui la leur rappelait. Pourtant, « démolir » nos croyances infondées s’avère être l’unique point de départ possible dans une recherche de vérité sur nous-mêmes et sur le monde. Le premier pas vers la vraie connaissance consiste à se libérer de l’illusion de savoir et à se purifier des fausses croyances. Il s’agira de poser un regard lucide sur nous-mêmes, mais également sur les autres. Nous serons alors en mesure de reconnaître les personnes qui apparaissent comme des experts sans l’être réellement, ces individus pouvant être ceux aux mains desquelles nous confions notre santé, notre éducation ou le gouvernement de notre pays.
Traduction réalisée par Théo Dujardin, Alice Fournier et Marie Serra,
étudiants du Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.
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Lire aussi sur Insula :
Ermelinda Valentina Di Lascio, « Des conséquences de la philosophie », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 3 mai 2016. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2016/05/03/des-consequences-de-la-philosophie/>. Consulté le 6 October 2024.