« ¿La primera traducción hispana de Aulo Gelio? » est un texte de Francisco García Jurado, publié en juin 2013 sur le blog « Reinventar la Antigüedad ». La traduction française inédite publiée sur « Insula » est réalisée par Julie Chollet, étudiante en première année du Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.
Les éditeurs de la revue d’études classiques Ordia Prima, publiée à Córdoba (Argentine), m’ont invité à rédiger un article scientifique. Pour des questions de proximité, et étant donné que le poète Arturo Capdevila est né à Córdoba, j’ai pensé que le thème idéal de ma contribution serait, précisément, l’étude de la première traduction d’Aulu-Gelle en castillan. C’est en effet celle dont s’est inspiré le poète argentin pour son poème intitulé Aulo Gelio. Le problème de cette version est qu’il ne s’agit pas, comme sa couverture prétend nous le faire croire, d’une véritable traduction réalisée directement à partir du latin. Nous proposons ci-après ce qui constitue les prémisses et fondements de notre approche.
Malgré sa très large diffusion en Espagne, en particulier au XVIe siècle, la première version en espagnol des Nuits attiques d’Aulu-Gelle date seulement de 1893. Cette traduction fait partie de la Biblioteca Clásica (« Bibliothèque Classique »), l’érudit espagnol Marcelino Menéndez y Pelayo ayant contribué de façon déterminante à la création de cette collection éditoriale espagnole. La version en espagnol d’Aulu-Gelle, officiellement « traduction directe du latin », est signée, tout comme d’autres, par Francisco Navarro y Calvo, le frère de l’éditeur même de la collection, Luis Navarro. Cette version est publiée en deux tomes et c’est justement cette traduction qui a rendu possible la lecture moderne d’Aulu-Gelle dans le monde hispanique de part et d’autre de l’Atlantique. Mais étrangement, il n’y a pas eu de nouvelles traductions en espagnol jusqu’au XXIe siècle1. En République argentine, du reste, le poète Arturo Capdevila a donné un éclat particulier à cette version puisqu’il l’a utilisée pour composer son poème intitulé Aulo Gelio. Grâce à ce poème, qui figure parmi les anthologies scolaires, l’érudit latin a acquis une renommée inhabituelle tandis que des auteurs majeurs comme Adolfo Bioy Casares, Jorge Luis Borges ou encore Julio Cortázar ont par la suite pris connaissance de son œuvre. De même, la République argentine fût également le lieu de naissance de l’intéressante compilation qu’un érudit moderne espagnol, José María de Cossío, a publié en 1952 pour la collection Austral de la maison d’édition espagnole Espasa-Calpe, et qui a contribué à corroborer cette renommée littéraire inattendue2. La traduction restait la même que celle de Francisco Navarro y Calvo, qui figure dans cet ouvrage en tant que « traduction du latin » (sans l’adjectif « directe »). Lorsque, inspiré par cette sélection de José María de Cossío, j’ai publié ma propre anthologie des Nuits attiques dans lesquelles j’ai présenté la traduction de Francisco Navarro y Calvo comme étant la première des traductions en espagnol, j’ai également affirmé, non sans crédulité téméraire, qu’il s’agissait d’une traduction réalisée directement à partir du latin, ce dont j’étais certain. Il ne s’agissait toutefois que d’un raisonnement par défaut puisque je n’avais tout simplement pas trouvé d’éléments prouvant le contraire. Cependant, le Dr. Holford Strevens, qui avait déjà exprimé ses incertitudes fondées dans la notice qu’il avait rédigée sur mon anthologie d’Aulu-Gelle, m’a envoyé quelque temps plus tard un inquiétant courriel contenant de solides preuves qui montrent qu’en réalité, il s’agissait d’une traduction réalisée à partir du français.
[table “11” not found /]I notice in your anthology you record Francisco Navarro y Calvo’s claim to have produced a ‘traducción directa del latín’. I suggest you compare his Spanish on the one hand with the Latin, on the other with the French of the Nisard translation (which is available online from Gallica) ; for example 10.23 :
It’s like that all through; no doubt he occasionally glanced at the Latin text at the foot of the page, if only to salve his conscience, but essentially it’s a faithful Spanish rendering of the French paraphrase. […] Leofranc Holford-Strevens.
Le fait que Holford Strevens ait opté pour Aulu-Gelle 10.23 n’était pas fortuit. Au sujet de ce chapitre relatif aux droits inexistants des épouses au temps de Caton, Holford Strevens souligne également deux curieux problèmes textuels auxquels il avait lui-même consacré quelques pages dans son incontournable monographie sur Aulu-Gelle (Holford-Strevens 2005 : 311-312) ainsi que dans la notice qui l’accompagne (Holford-Strevens 2009 : 297-300). Nous y reviendrons plus tard. Dans tous les cas, il était évident que le texte espagnol était entièrement déduit du français. J’ai moi-même pu vérifier cette découverte en comparant un autre chapitre : celui consacré précisément à l’étymologie du mot persona (« masque ») (Aulu-Gelle 5.7) :
[table “12” not found /]À propos du texte en question, Holford Strevens avait déjà observé de quelle façon, à partir de la traduction française de a personando enim id vocabulum factum esse coniectat, soit « il croit que ce mot tire son origine du verbe personare, retentir », le traducteur espagnol avait confondu le mot « retentir » en français (esp. resonar) avec le faux ami retener : « Il croît que ce mot tire son origine du verbe personare, retener » (cependant, notez qu’ensuite il traduit correctement l’adjectif « retentissante » par l’espagnol vibrante)3. Ainsi, bien que le traducteur espagnol s’appliquait à ne pas traduire la version française de façon littérale (en supprimant certains adjectifs, comme dans le titre du chapitre ou en inversant l’ordre de certaines phrases), ses erreurs ont fini par le trahir. En effet, il traduit directement à partir du texte français en reproduisant fidèlement la version du traducteur français lui-même, y compris dans les cas où elle ne correspond pas au texte latin accompagnant la traduction. De ce fait, il ne faisait aucun doute qu’en réalité, et comme le suggérait Holford-Strevens, la supposée première traduction en espagnol des Nuits attiques d’Aulu-Gelle n’était rien d’autre qu’une version réalisée à partir du français, et ce malgré le fait que Francisco Navarro y Calvo ait eu l’occasion de la confronter au texte latin présent dans l’édition de Désiré Nisard. J’ai, d’autre part, pu vérifier que l’édition espagnole copiait également presque l’intégralité de l’introduction de la version française. Le texte latin reproduit dans cette édition n’était d’ailleurs pas, comme nous aurons l’occasion de le voir plus tard, la version la plus récente qui existait au moment de la publication espagnole, c’est-à-dire à la fin du XIXe siècle.
Au-delà de l’évidente désillusion ressentie suite à cette découverte, je n’ai pas voulu manquer une occasion de comparer certains aspects de la version espagnole de l’ouvrage d’Aulu-Gelle avec la version française à partir de laquelle Francisco Navarro y Calvo traduit, et comparer ensuite cette dernière version par rapport au texte latin d’origine. Bien que la version espagnole ne corresponde pas à ce que nous considérons comme une traduction philologique, elle appartient, de façon imparfaite, à une tradition textuelle certaine. De plus, elle a servi à faire connaître un auteur romain antique dans un nouveau domaine culturel : l’espagnol et l’hispano-américain, ce qui a même conduit à créer une petite tradition littéraire en Argentine. C’est pourquoi ce travail propose une évaluation de la disproportion manifeste qui existe entre l’intérêt philologique limité de la fausse traduction directe de l’ouvrage d’Aulu-Gelle, réalisée en 1893, et son grand intérêt culturel, en qualité de vecteur d’un ouvrage littéraire classique dans le monde moderne. De même, nous souhaitons analyser de quelle façon les différentes erreurs qui se produisent au cours de la transmission textuelle en elle-même en viennent à faire partie de la tradition de l’auteur, que ce soit les erreurs qui se trouvent dans le texte d’Aulu-Gelle ou celles générées avec cette même traduction.
Traduction réalisée par Julie Chollet,
étudiante du Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.
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Les traductions publiées par « Insula » le sont avec l’accord des auteurs ou du responsable éditorial du site ou du blog concerné. Nous les en remercions chaleureusement.
- L’une d’entre elles ayant été publiée au Mexique (Gaos Schmidt 2000-2006) et deux autres en Espagne (Marcos Casquero-Domínguez García 2006 et López Moreda 2009). [↩]
- Il convient aussi d’ajouter à ce qui a déjà été dit cette autre sélection à caractère juridique des Nuits attiques d’Aulu-Gelle : Noches áticas, capítulos jurídicos de Aulo Gelio ; traduit du latin par Francisco Navarro y Calvo, 1959. [↩]
- « The true nature of this translation, which made so great an impression on Cortázar, and indeed on G[arcía] J[urado], is betrayed by the very chapter that most engaged their interest, 5.7 in Gavius Bassus’ etymology of persona, where°a personando enim id uocabulum factum esse coniectat°is rendered « Cree que est vocable toma su origen del verbo°personare, retener. » What has resounding or making a piercing sound to do with retaining or holding back ? The answer lies in the French version of 1842 made under the direction of Désiré Nisard : « Il croit que ce mot tire son origine du verbe personare, retentir » ; Navarro y Calvo misread retentir as retenir. No doubt he satisfied his residue of conscience by glancing at the Latin text beneath the French and rendering uocabulum as vocablo instead of mot as palabra ; but comparative examination will show that he has produced an almost literal rendering of the Nisard belle infidèle. » (Holford-Strevens 2009 : 294). [↩]
Lire aussi sur Insula :
Francisco García Jurado, « La première traduction en espagnol d’Aulu-Gelle ? », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 13 mai 2016. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2016/05/13/la-premiere-traduction-en-espagnol-aulu-gelle/>. Consulté le 10 December 2024.