Patrick Leigh Fermor

« Patrick Leigh Fermor » est un texte de Daniel Raisbeck, publié en octobre 2013 sur le blog « Clásicos UR » de l’Universidad del Rosario en Colombie. La traduction française inédite publiée sur « Insula » est réalisée successivement par Manon Boderé et Clémentine Carriot, étudiantes en première année du Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.

Dans l’après-midi du 26 avril 1944, eut lieu un des épisodes les plus spectaculaires de la résistance contre l’occupation nazie en Grèce (1941-1945).

Carte de la Crète (Source : http://www.viajesaeuropa.org)
Carte de la Crète (Source : http://www.viajesaeuropa.org)

Le général-major Heinrich Kreipe était le commandant de la 22e division de l’infanterie de la Wehrmacht, force nazie qui occupait alors la Crète. Il se rendait de sa base située à Archanes à sa résidence située non loin de Cnossos : la majestueuse Villa Ariadne. Celle-ci fut construite par Sir Arthur Evans (1851-1941), archéologue anglais qui découvrit le palais qui avait été le centre de l’ancienne civilisation minoenne (3650-1100 av. J.-C.). Le sous-officier qui conduisait le véhicule de Heinrich Kreipe s’arrêta à un barrage militaire et fut abattu après avoir été identifié comme étant un Allemand. Ses assassins étaient Patrick Leigh Fermor et William Moss, deux officiers de la Special Operations Executive (organisation d’espionnage britannique) qui, déguisés en policiers nazis, dirigeaient une unité de combattants de la résistance crétoise (Αντάρτης). Trois d’entre-eux placèrent ensuite de force le général Kreipe sous le siège arrière de la voiture.

“Villa Ariadne” (Source : http://www.interkriti.org/knossos/en116.htm)
“Villa Ariadne” (Source : http://www.interkriti.org/knossos/en116.htm)

Avec William Moss déguisé en chauffeur et Patrick Leigh Fermor portant le chapeau de Heinrich Kreipe, se faisant ainsi passer pour le général, les Alliés réussirent à franchir 22 barrages militaires allemands sans être démasqués. Cette fabuleuse opération (sur laquelle se base le film Intelligence Service de 1956 avec Dirk Bogarde) prit fin quelques semaines plus tard, lorsqu’une embarcation britannique emmena le général Kreipe. Elle lui fit quitter la Crète pour le Caire, au sud de la Méditerranée, où se trouvait le centre administratif britannique.

Cependant, avant cela, un événement, qui subsistera probablement dans la mémoire de plusieurs générations de classicistes et d’historiens militaires, s’était produit.

Ce qui suit est le récit de Patrick Leigh Fermor :

Patrick Leigh Fermor et Billy Moss (Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/9/90/4_Patrick_Paddy_leigh_Fermor_and_Billy_Moss_pictured_before_the_kidnap_of_General_Heinrich_Kreipe_in_Crete_german_uniform.jpg)
Patrick Leigh Fermor et Billy Moss (Source : Wikipedia)

« Les aléas de la guerre m’ont conduit aux rochers de la Crète occupée, où je me suis retrouvé avec un groupe de guérilleros crétois et un général allemand prisonnier, que nous avions arrêté et emmené dans les montagnes trois jours auparavant. La garnison allemande de l’île nous pourchassait, mais heureusement, dans la mauvaise direction. Cet épisode était pour nous source d’anxiété et de danger, et pour notre prisonnier, d’adversité et d’angoisse. Au cours d’une accalmie dans cette poursuite, nous nous sommes réveillés sur les rochers, juste au moment où de lumineux rayons de soleil faisaient irruption sur le mont Ida (lieu de naissance de Zeus selon la mythologie grecque). Les deux jours précédents, nous l’avions traversé avec difficulté, sous la neige et la pluie. En voyant le sommet de la montagne resplendissant à travers la vallée, le général s’est murmuré à lui-même :

« Vides ut alta stet nive candidum
Soracte… »

C’était une des Odes d’Horace (livre I.9 Ad Thaliarchum) que je connaissais bien. J’ai ensuite continué là où il s’était arrêté :

« …nec iam sustineant onus
Silvae laborantes, geluque
Flumina constiterint acuto. »

J’ai ainsi récité les cinq strophes restantes jusqu’à la fin. Les yeux bleus du général se sont détournés du sommet de la montagne pour se poser sur les miens. Une fois terminé, après un long silence, il a dit : « Ach so, Herr Major ! » C’était très étonnant, comme si, pendant un long moment, la guerre avait cessé d’exister. Tous deux, nous avions bu à la même source il y a bien longtemps, et dès cet instant, les choses devinrent très différentes entre nous. »

Telle est la légendaire anecdote de cet instant où l’inimitié entre soldats de nations hostiles s’estompa grâce à la muse de l’éducation classique, commune aux officiers britanniques et allemands de l’époque. Cependant, l’éducation de Patrick Leigh Fermor avait été tout sauf conventionnelle.

Alcée et Sappho (Source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Sappho_and_Alcaeus,_by_Lawrence_Alma-Tadema.jpg)
Alcée et Sappho (Source : Wikipedia)

En 1933, Patrick Leigh Fermor, alors âgé de 18 ans, quitta Londres pour parcourir l’Europe à pied, depuis la côte hollandaise jusque Constantinople. Sur lui, il ne portait qu’une gibecière avec quelques vêtements et un exemplaire de l’Oxford Book of English Verse. Très vite, il y ajoutera une copie des Odes d’Horace grâce auxquelles il pourra émouvoir le général Kreipe quelques années plus tard.

Le périple de Patrick Leigh Fermor fut immortalisé quelques décennies plus tard à travers de magnifiques ouvrages (basés sur ses journaux de voyage) A Time of Gifts (1977) et Between the Woods and the Water (1986). Ce fut la seconde véritable éducation de l’auteur soldat, décrit dans le journal Daily Telegraph comme « l’une des rares figures authentiques de la Renaissance de la Grande Bretagne du XXe siècle ». Après avoir été expulsé de l’ancienne  King’s School à Canterbury, où un enseignant le décrit comme « un dangereux mélange entre la sophistication et l’audace », Patrick Leigh Fermor pensa à entrer à l’académie militaire de Sandhurst (raison pour laquelle il passa des mois à étudier le latin, le grec, les œuvres de Shakespeare et l’Histoire de l’Europe). Néanmoins, il décida finalement que la vie d’un officier en temps de paix n’était pas faite pour lui. Aussi se lança-t-il dans une aventure qui l’amènera ensuite, comme très peu d’Anglais à l’époque, à connaître l’Allemagne d’Hitler, les vestiges du majestueux Empire austro-hongrois et le monde énigmatique des Balkans.

Pendant son pèlerinage, Patrick Leigh Fermor dormit dans des étables que des paysans mettaient gentiment à sa disposition, dans des campements romanesques de gitans, mais également dans les grandioses Schlösser de comtes et de barons d’Europe centrale. Il y fut accueilli par des connaissances de sa famille ou grâce aux effets de son propre charme. Selon ses propres mots : « les châteaux étaient difficilement accessibles ».

Patrick Leigh Fermor (Source : http://4.bp.blogspot.com/_dT-3tsAzXJ0/TQfdoJyWEuI/AAAAAAAADRE/AbY-TgxfAkA/s1600/Patrick%2BLeigh%2BFermor%2B17.jpg)
Patrick Leigh Fermor (Source : http://4.bp.blogspot.com)

Si l’on en croit un critique, les connaissances de Patrick Leigh Fermor en latin devinrent « subitement utiles » lors de son voyage, où il apprit plusieurs langues vivantes, en commençant par l’allemand. Il ajoute que « cela s’est produit à un âge où, quand la mémoire pour la poésie ou la langue (ou toute autre chose) peut être modelée comme de la cire, et ce, jusqu’à un certain point, elle peut durer aussi longtemps que du marbre ». Dans son livre A Time of Gifts, son style lyrique met en valeur avec à la fois une grande distinction et une puissance redoutable, ses connaissances étendues et approfondies de la géographie, de l’histoire et de l’art européens. Vient ensuite sa description de la vue hivernale de la ville d’Ulm jusqu’au sud :

« Au sud du fleuve (Danube), la campagne se déployait en une étendue blanche qui laissait place au Jura souabe. La limite orientale de la Forêt-Noire l’estompait ; plus loin, le massif s’élevait et se confondait dans les pans des Alpes. Entre les contreforts, s’étendait le lac de Constance, invisible derrière une dépression, traversé par le Rhin de part en part. Clairement visibles, et s’élevant de sommets en sommets, les remparts de la Suisse brillaient dans la lumière pâle du soleil.

Lago Constanza (Source : https://mail.google.com/mail/u/0/#inbox/141e203cce192695)
Lago Constanza

C’était une vision stupéfiante. Peu de sites d’Europe centrale avaient été le théâtre de tant d’Histoire. Derrière quel bassin trouvait-on le chemin pentu que les éléphants d’Hannibal avaient dévalé à la hâte ? À seulement quelques milles s’était érigée la frontière de l’Empire Romain. Dans l’épaisseur de l’une de ces mythiques forêts, dont les reflets dans la rivière les avait accompagné pendant leurs nombreux jours de marche, les tribus germaniques, Némesis de Rome, avaient attendu le moment de passer à l’attaque. Le limes romain longeait toute la rive sud du fleuve jusqu’à la mer Noire.

Cette même vallée, qui, à l’inverse, a conduit la moitié des barbares asiatiques jusqu’à l’Europe centrale, et, juste sous mes yeux, les Huns, qui remontaient le fleuve, ont jaugé le Rhin avant de forcer leurs chevaux à le traverser à la nage… jusqu’à ce que, freinés par un miracle, ils retinrent leurs rênes non loin de Paris.

Charlemagne a guetté les Avars dans ce coin d’Empire jusqu’à les anéantir en Pannonie. À quelques lieues vers le sud-ouest, les ruines de Hohenstaufen, siège de la famille qui, durant des siècles, a soumis à la vendetta des Empereurs et des Papes, continuaient à s’effriter. Année après année, des armées de mercenaires, transportant des armes de siège, ont arpenté ces terres.

Le Mont Ida. (Source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Psiloritis27012008.jpg)
Le Mont Ida (Source : Wikipedia)

La guerre de Trente Ans, la pire de toutes, devenait une obsession pour moi : un conflit terrifiant, ruineux et néfaste, une guerre de croyances et de dynasties, inutile et désespérée, où les principes n’avaient de cesse de changer, tout comme les acteurs qui se répartissaient et se redistribuaient constamment les rôles. Car, au-delà des événements tels que les défenestrations, les batailles rangées et sièges historiques, le massacre, la famine et les épidémies, planaient dans l’ombre des présages astrologiques ainsi que des rumeurs de cannibalisme et de sorcellerie. Qu’on le veuille ou non, alors qu’ils peuplent la moitié des galeries d’Europe, les commandants polyglottes des armées multilingues de voyous captivent notre regard avec leurs yeux solennels et leur moustache à la Velasquez. Posant couverts de plumes contre tout un relief de tentes et d’escadrons, qui s’affrontent, qui pointent leurs lances avec tant de sérénité ; ou, faisant preuve de magnanimité, la tête découverte, debout dans une forêt de lances, et acceptant les clés ou les épées qu’on leur abandonne. Les boucles en cascade, la dentelle ou les cols amidonnés envahissent les armures noires et damasquinées ; tout en lançant du haut de leurs cadres, des regards à la mélancolie distante, laissant entrevoir un grand esprit, tant épouvantable qu’énigmatique.

Tilly, Wallenstein, Mansfeld, Bethlen, Brunswick, Spinola, Maximilien, Gustave Adolphe, Bernard de Saxe-Weimar, Piccolomini, Arnim, Königsmark, Wrangel, Pappenheim, le cardinal-infant des Pays-Bas espagnols ou encore le Grand Condé. Leurs étendards destructeurs se meuvent à travers le paysage comme des drapeaux le feraient sur une carte de campagnes guerrières : les aigles à deux têtes auréolés de l’Empereur, les losanges bleus et blancs de la maison de Wittelsbach dans le Palatinat Rhénan et la Bavière, le lion effréné de Bohême, les barreaux noirs et dorés de Saxe, les trois couronnes du Vasa de Suède, le damier noir et blanc de Brandebourg, les lions et châteaux de Castille et d’Aragon, les fleurs de lys françaises bleues et or de France. Depuis lors, la distribution entre les catholiques et les protestants, qui était pourtant un casse-tête, s’était maintenue telle qu’elle était après la Paix de Westphalie. Chaque enclave dépendait de la foi de son souverain et, occasionnellement, par quelque bizarrerie de succession, un prince de religion opposée gouvernait, de manière aussi pacifique que le Nizam musulman sur ses sujets hindous d’Hyderabad.

Albrecht von Wallenstein (Source: http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/5b/Albrecht_von_Wallenstein.jpeg)
Albrecht von Wallenstein (Source : Wikipedia)

Si le paysage avait été en réalité une carte, celle-ci aurait été parsemée de quelques petites épées croisées afin d’y indiquer les batailles. Le petit village de Blenheim (près d’Höchstädt) se trouvait seulement à un jour de marche, sur la même rive, et Napoléon mit en déroute l’armée autrichienne près du fleuve, un peu plus loin au-delà de la barbacane. Le canon s’enfonçait dans les champs inondés pendant que les canonniers et les artilleurs se laissaient porter par le courant. En regardant plus bas, je pouvais voir un étendard rouge avec un svastika sur fond circulaire blanc, qui clapotait le long de l’une des routes, sombre présage des malheurs à venir. En le voyant, quelqu’un de sensible aux prophéties et à la signification des symboles aurait pu prédire que les trois quarts de la ville à venir seraient consumés par les flammes et les explosions quelques années plus tard, pour resurgir de nouveau sous la forme de blocs géométriques constitués de gratte-ciels de béton.

 Gustave II Adolphe de Suède (Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/5a/Gustav_II_of_Sweden.jpg)
Gustave II Adolphe de Suède (Source : Wikipedia)

Le premier aperçu du Danube ! Quelle vision fantastique… »

Comme le rapporte le Telegraph, Patrick Leigh Fermor a mis fin à sa traversée le 1er janvier 1935 en arrivant à Constantinople mais, plutôt que de retourner à Londres, il se dirigea vers la Grèce, où il finit par s’engager cette année-là dans la révolution Vénizéliste, luttant aux côtés des monarchistes, épée en main, lors d’une attaque de cavalerie. Au début de la seconde guerre mondiale, Leigh Fermor se trouvait dans la région moldave de la Roumanie, où il vivait avec l’aristocrate Balasha Cantacuzene où, comme l’écrit le Telegraph, « il se plongeait dans la littérature d’une demi-douzaine de cultures, y compris celle de la France, de l’Allemagne ou encore de la Roumanie. »

En septembre 1939, Leigh Farmor a fait ses classes dans le régiment des Irish Guards de l’armée britannique, où il n’est resté que peu de temps car, d’après les dires d’un supérieur, « il servait peu en tant qu’officier régulier », malgré le fait qu’il avait un grand potentiel pour « servir l’armée de bien d’autres manières ». Transféré à l’Intelligence Corps pour sa connaissance des Balkans, Leigh Fermor se battit auprès des forces grecques contre les Italiens en Albanie et, ayant survécu à la conquête allemande de la Crète en 1941, « il fut renvoyé sur l’Île par le Special Operations Executive afin d’être à la tête d’opérations de guérilla extrêmement dangereuses contre l’envahisseur nazi ».

Dans une lettre adressée à son ami Xan Fielding, son compagnon en Crète, Leigh Fermor explique comment l’éducation classique a préparé les deux hommes au labeur de la guerre :

« L’indifférence à la dureté des grottes ou la promptitude à s’approcher du danger ont pu paraître comme les aptitudes les plus indispensables à la vie en Crète occupée. Mais, de manière inespérée dans une guerre moderne, ce fut le choix obsolète de l’étude du grec ancien à l’école qui nous a en réalité conduits sur le calcaire. Avec une perspicacité considérée comme rare par le passé, l’armée s’était rendu compte que la langue antique, même maîtrisée de manière imparfaite, était un raccourci vers l’apprentissage du grec moderne. Cela avait pour conséquence la soudaine apparition de personnages étranges parmi les rochers de la terre ferme et des églises grecques. Étrange, parce que le grec avait depuis longtemps cessé d’être une matière obligatoire dans les écoles où il était enseigné : il s’agissait seulement de l’option enthousiasmante (qu’on soupçonnait d’inspirer dans leur choix, de manière inconsciente, ceux qui, durant l’enfance, ont entendu les fables de héros grecs de Charles Kingsley) d’une minorité excentrique et perverse ; aspirations précoces qui imposèrent une marque diffuse mais agréable sur tous ces habitants improvisés des grottes ».

Hérodote
Hérodote

À la fin de la seconde guerre mondiale, Patrick Leigh Fermor, ayant été honoré de l’ordre de l’Empire britannique pour son service militaire en 1943, vécut sur la côte du Péloponnèse avec son épouse Joan Rayner (née Eyres-Monsell), fille du premier vicomte Monsell. Il s’est éteint le 10 juin 2011.

Traduction réalisée par Manon Boderé et Clémentine Carriot,
étudiantes du Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.

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Daniel Raisbeck, « Patrick Leigh Fermor », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 3 juin 2016. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2016/06/03/patrick-leigh-fermor/>. Consulté le 29 March 2024.