Une énième traduction de l’Iliade d’Homère est-elle vraiment nécessaire ?

« Who needs another translation of Homer’s Iliad ? » est un texte de Anthony Verity, publié en novembre 2012 sur le blog de l’éditeur Oxford university Press : « OUPblog ». La traduction française inédite publiée sur « Insula » est réalisée par Pauline Vuillemin, étudiante en Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.

Contrairement aux autres billets publiés par « Insula », les traductions issues de « OUPblog » ne sont pas publiées sous une licence en libre accès.

Homer, Iliad, transl. Anthony Verity (OUP)
Homer, The Iliad, transl. Anthony Verity (OUP)

Qui a besoin d’une nouvelle traduction de l’Iliade d’Homère ? Des centaines de versions ont dû être publiées en anglais depuis celle du poète George Chapman (vers 1560-1634) dont une bonne partie est disponible aujourd’hui sur les étagères des librairies. La justification habituelle est que la grande littérature a besoin d’une réinterprétation fréquente. Si les étudiants en Antiquité et les lecteurs lambda doués d’un minimum de curiosité sont incités à revoir la première œuvre littéraire selon les canons de l’Occident, ceux qui peuvent lire le grec continueront de traduire l’Iliade pour leur compte, dans l’espoir de recréer une once de « l’atmosphère » de l’original. Cela ne fait pas de mal, non plus, d’avoir plus d’une version à feuilleter avant d’en acheter une. Les enseignants choisiront une traduction qui renferme ce qu’ils pensent être les éléments essentiels d’Homère ; le lecteur occasionnel pourrait quant à lui choisir simplement une très bonne histoire.

La traduction, comme chacun le sait, est toujours en deçà de l’original. Tout ce que l’on peut espérer est un certain degré de succès. Les homéristes ont amené avec eux de nombreuses réflexions, entre autres : les opinions actuelles (s’il y en a) sur ce à quoi doit ressembler la poésie épique en anglais ; leurs propres préjugés quant à ce qui devrait être conservé, et sur ce qui est malheureusement abandonné ; et peut-être sur les récentes études homériques.

Le poète et dramaturge anglais John Dryden (1631-1700) visait à réaliser une version de l’Iliade « comme elle aurait été composée par l’auteur original s’il avait été vivant aujourd’hui et qu’il écrivait en anglais. » Le poète Alexander Pope (1688-1744) a latinisé les noms des dieux grecs peu communs, il a éludé certains aspects de la conduite rustre des héros et ignoré la fascination d’Homère pour les blessures mortelles, le tout dans l’intérêt du décorum poétique et social. Il n’est pas plus intéressé de recréer un monde héroïque distant. « C’est un joli poème, M. Pope, » a commenté Richard Bentley, spécialiste de la langue grecque, « mais vous ne devriez pas l’appeler Homère. » En effet, peut être pas, mais il s’agit d’une superbe création augustéenne.

Les Victoriens étaient fascinés par Homère, probablement parce que, comme l’a observé le spécialiste George Steiner, ils y voyaient des qualités qu’ils admiraient : un idéal de virilité et d’intimité masculine et aussi un portrait d’un bon perdant (Hector). Les postromantiques ont essayé de diverses manières de transporter leurs lecteurs à l’époque héroïque. Matthew Arnold (1822-1888), qui était un meilleur critique que traducteur, a opté pour les hexamètres anglais pour imiter les vers homériques (« So shone forth, in front of Troy, by the bed of Xanthus / Between that and the ships, the Trojans’ numerous fires », « de même, entre les nefs et l’eau courante du Xanthos, les feux des Troiens brillaient devant Ilios. Mille feux brûlaient ainsi dans la plaine ».) La version en prose d’Andrew Lang, Walter Leaf et Frederic William Henry Myers a été publiée plus ou moins en même temps que la spectaculaire découverte de Troie par l’archéologue allemand Heinrich Schliemann (1882). Décrit sévèrement une fois comme la rencontre entre la Bible du roi Jacques et Le Morte d’Arthur (« Wherefore thus among the ships and through the camp do ye wander alone, in the ambrosial night; what so great need cometh over you ? », « Pourquoi donc errez-vous seuls ainsi dans le camp, et parmi les navires, au sein de la nuit ténébreuse ? Quel si grand péril nous menace ? »), cette version est particulièrement fidèle au grec, mais souvent sans inventivité et obscure (alors qu’Homère ne l’est jamais) peut-être même pour des générations d’écoliers pour qui cette traduction était une antisèche connue.

Depuis lors, la plupart des traducteurs ont essayé de reproduire quelque chose de la vitalité héroïque d’Homère, beaucoup d’entre eux cherchent à reproduire les quatre célèbres qualités de Matthew Arnold : rapidité, simplicité, droiture, et noblesse (les trois premières plus faciles à capturer aujourd’hui que le dernier). Plus personne n’écrit de la poésie épique (les poèmes étonnamment réussis de Christopher Logue ne sont pas des traductions mais des réécritures lâchement inspirées d’Homère), et nous n’avons plus à disposition un langage soutenu permettant de décrire les grandes actions. Donc, nous visons une sorte de registre intermédiaire entre familier et pompeux, en gardant toujours à l’esprit qu’il est n’est pas possible de tout restituer. J’apprécie certaines versions modernes, qui souvent racontent cette histoire avec vigueur et rapidité, malgré le fait que le professeur en moi s’oppose au matériel importé, aux images renforcées et à l’exclusion des caractéristiques essentielles d’Homère comme la répétition et les épithètes fixes. Je ne peux pas prendre au sérieux un traducteur qui pense que la langue homérique peut « gêner et déformer la mienne. » Mais la traduction n’est pas une seule chose et dépend de ce que vous prévoyez de faire.

Mes propres principes de départ sont :

  1. De rester aussi proche du grec et laisser Homère parler autant que possible avec ses propres mots ;
  2. De traduire ligne par ligne, pour faciliter la référence, non pas parce que je pensais écrire de la poésie ; ma version est souvent assez prosaïque ;
  3. De préserver les échos de la poésie orale héroïque, comme la répétition, les descriptions théâtrales et les épithètes fixes. (« Achille aux pieds légers ; Hector, dresseur de chevaux ») ;
  4. De suivre lorsque cela est possible la syntaxe d’Homère (« et…et…mais…puis… ») ;
  5. De traduire quasiment tous les mots (surtout au bénéfice de l’étudiant).

D’autres approches sont possibles et légitimes. Les lecteurs jugeront par eux-mêmes. Tout ce que l’on peut espérer c’est qu’ils conserveront quelque chose de l’immédiateté et pourtant de l’altérité de l’original. Et peut-être qu’une ou deux personnes seront incitées à apprendre le grec, qui est la seule façon de lire Homère avec satisfaction.

  • Lien vers la traduction de l’Iliade d’Homère par Anthony Verity dans la collection « Oxford World’s Classics » : global.oup.com

Traduction réalisée par Pauline Vuillemin,
étudiante du Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.

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Anthony Verity, « Une énième traduction de l’Iliade d’Homère est-elle vraiment nécessaire ? », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 21 juin 2016. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2016/06/21/une-enieme-traduction-de-l-iliade-d-homere-est-elle-vraiment-necessaire/>. Consulté le 21 November 2024.