À propos des Souvenirs de guerre du recteur Georges Lyon, 1914-1918, édités par Jean-François Condette, parus aux Presses universitaires du Septentrion, 2016.
En ces temps de commémoration de la Guerre 1914-1918, c’est une très belle initiative des Presses universitaires du Septentrion qu’il convient de saluer de publier l’épais et riche manuscrit rédigé durant la première guerre mondiale par Georges Lyon, recteur de l’Académie de Lille. Ce dernier, observateur lettré d’une situation exceptionnelle, se montre également un homme d’action ayant pour mission de continuer à éduquer coûte que coûte.
Au milieu des nombreux témoignages de civils écrits entre 1914 et 1918, celui de Georges Lyon revêt une importance particulière : l’écrit est celui d’un membre de l’élite intellectuelle lilloise, Georges Lyon étant recteur − « Chef de l’université » − qui décrit, et souvent juge, la situation vécue à Lille, ville occupée par les Allemands et coupée du reste de la France durant toute la première guerre mondiale. Ce récit conservé au sein de la Réserve commune aux universités Lille 1, Lille 2 et Lille 3, édité et annoté par Jean-François Condette, devrait ainsi contribuer à faire sortir un peu plus de l’ombre ces occupés qui ont longtemps été « les oubliés de la Grande Guerre », pour reprendre une expression d’Annette Becker. Nous trouvons aussi dans ces Souvenirs de guerre matière à évoquer la culture latine d’un intellectuel.
Lille à l’heure allemande
Lille tombe aux mains des Allemands le 12 octobre 1914 − « lorsque ses défenseurs n’eurent plus de balles pour la disputer » − et devient allemande pour 1465 jours, avec un front qui ne sera jamais distant de plus de quinze kilomètres. Les Lillois se sentent alors comme « des exilés au sein même de sa patrie », « emmurés », « cloîtrés », plongés dans la nuit, avec l’omniprésence allemande dans la ville qui organise une « germanisation méthodique de la grande cité française ».
« Quand ils n’évacuent pas les personnes, les envahisseurs évacuent les choses »
Lille, dont 1200 immeubles ont été détruits dans des bombardements, est à l’heure allemande et au pain noir. Pour les Allemands, la ville est une pause avant les combats, un lieu où la prostitution se développe de manière considérable, un vaste bric-à-brac où ils se servent. L’occupant exige en effet d’importantes contributions de guerre (184.357.241 francs durant les quatre années de guerre). Si le pillage individuel ne se produit pas, « le pillage règlementaire méthodique, embelli du nom de réquisition, celui-là s’est exercé dans tous les ordres de production » écrit le recteur. Jean-François Condette résume ce catalogue d’objets réquisitionnés : « métaux, textiles, cuirs, caoutchouc, machines, bicyclettes, bétail etc ». La malnutrition gagne la population et avec elle « le spectre de la famine ». Le scorbut, la tuberculose se développent. Les Allemands emportent les biens, s’installent dans les maisons, déportent des Lillois, ou plutôt des Lilloises. 9300 femmes et jeunes-filles sont ainsi arrachées à leur foyer.
Éduquer coûte que coûte
Administrateur de haut rang, Georges Lyon fait partie des « grands otages » et, à ce titre, passe régulièrement des nuits à la Citadelle en compagnie de l’élite socio-politique lilloise (parmi lesquels le maire, l’évêque, les députés, le préfet, des industriels), assiste à de nombreuses réunions à la Mairie, est en relation avec les autorités allemandes. C’est donc un homme très informé qui décrit la ville occupée. Mais cette information ne vaut que pour la situation lilloise car, à la plus grande désolation du recteur, « rien ne perce de ce qui se fait au dehors ». Il ne parvient en effet plus de nouvelles de la France. Les Lillois, sevrés de lettres et de journaux, doivent alors s’adapter « au dur régime de la censure » et se contenter des gazettes et des affiches rédigées sous contrôle allemand, ce qui laisse la place à des rumeurs et des informations mensongères dont le recteur se méfie.
Georges Lyon porte un regard d’intellectuel sur l’occupation, sur les Allemands et sur la population, mais il n’est pas seulement un observateur lettré : il est également un homme d’action, ayant fait le choix personnel de rester en zone occupée avec une mission qu’il résume ainsi :
« Ma mission serait ici de maintenir dans son intégralité l’enseignement public à tous les degrés et d’épargner aussi à nos chères populations le surcroît de souffrances qu’entraînerait la privation de cet enseignement. »
Cette mission « est revêtue d’un sens patriotique évident » souligne Jean-François Condette. L’une des premières décisions du recteur consiste à rouvrir les facultés dépeuplées et de leur donner une vie universitaire minimale. En 1915, il n’y a plus que deux enseignants à la Faculté des lettres sur les 21 qui enseignaient en 1914. Le recteur embauche des suppléants et, parmi ceux-ci, la première femme à entrer dans le personnel. Ainsi, intervient-il régulièrement auprès de l’occupant pour maintenir les lieux et préserver le matériel nécessaires à l’éducation scolaire, à l’enseignement et la recherche universitaires, toujours menacés par des saisies contre lesquelles il brandit l’article 56 de la Convention de la Haye. De même, il protège les enseignants et les étudiants des déportations.
Suite à des explosions ou des bombardements, le patrimoine universitaire lillois est régulièrement touché. « À la faculté des lettres, le laboratoire de papyrologie a été traversé par un obus ». À l’Institut d’histoire de l’art une énorme pierre détachée par une déflagration se fait un chemin jusqu’au sous-sol : « les Vénus et les Apollons ont été mis en miette mais fort heureusement ce ne sont que des plâtres ». En revanche : « la destruction du cabinet où avait expérimenté Pasteur, comment s’en consoler ? » Les collections de l’Institut de sciences naturelles et le rectorat ne sont pas plus épargnés. Les Annales de l’Université de Lille écriront après guerre :
« Cette œuvre, accomplie dans ces conditions de fortune, n’a pris fin qu’au jour du triomphe de la civilisation gréco-latine sur celle de l’Allemagne contemporaine. »
Si le recteur parle d’éducation, ce n’est pas le sujet principal de son récit qui s’attache à décrire la Cité tout entière, avec le récit de maints événements. De nombreuses familles de ce Nord occupé gardent le souvenir de récits transmis de cette période traumatisante et c’est ainsi qu’on retrouve dans les Souvenirs de guerre de Georges Lyon la trace de ces anecdotes centenaires. L’un de ces épisodes, relatant le vol d’antiquités au Palais des beaux-arts de Lille, a ainsi déjà été le sujet d’un billet sur Insula, mais dans une version différente de celle proposée par le recteur. Le lecteur lillois retrouve dans ces pages des personnages que côtoie Georges Lyon qui ont donné leur nom à tant de rues, boulevards, hôpitaux et équipements municipaux de la métropole : Henri Ghesquière, Albert Calmette, Charles Delesalle, Gustave Dron, Léon Trulin, Oscar Lambret, Gustave Delory, sans omettre Georges Lyon lui-même qui a donné son nom à une place dans l’ancien quartier universitaire.
Un écrit de lettré
Le texte du recteur a été composé à l’encre noire ou violette d’une manière irrégulière durant les quatre années d’occupation, par à-coups, d’une écriture manuscrite serrée et nerveuse, malaisée à déchiffrer par endroits, sur des feuilles volantes à la numérotation très aléatoire et souvent recommençante, rarement datées. Le travail éditorial est remarquable : après leur réassemblage, Jean-François Condette présente les écrits du recteur sans coupures ni corrections, mais en enrichissant le propos d’une importante introduction (p. 13-91) et de nombreuses notes infrapaginales très détaillées ainsi que d’une iconographie le plus souvent présentée en pleine page et de cartes utiles. Georges Lyon évoque à plusieurs reprises ses Souvenirs de guerre au cours de leur rédaction (le manuscrit est improprement titré Journal de guerre dans le catalogue « Calames »). Pourquoi les écrit-il ? Pour lui-même dit-il (« écrivant ces pages pour moi seul »), mais aussi pour servir aux historiens du futur.
Le texte est d’une grande qualité rédactionnelle. Georges Lyon n’écrit pas à chaud, mais souvent après un temps de décantation et de vérification des sources, d’une écriture maîtrisée et non sous le coup de l’émotion. Nous ne prendrons qu’un seul exemple de la qualité littéraire de l’écrit en relevant la manière dont sont dénommés les Allemands tout au long des 257 pages manuscrites :
« le Germain au pas lourd » ; « l’ennemi traditionnel » ; « potentats exotiques » ; « Torquemada d’Outre-Rhin » ; « visiteurs casqués » ; « pédagogues armés » ; « mentors bottés » ; « seigneurs et maîtres » ; « maîtres au cœur d’airain » ; « magister casqué » ; « négriers » ; « argousins » ; « atroces ennemis » ; « tortionnaires » ; « extorsionnaires » ; « détrousseurs » ; « bergers » ; « fauves costumés en guerriers ».
Si peu de ces termes sont flatteurs, le recteur note que « pris individuellement, un grand nombre de ceux qui nous ont en leur pouvoir, se sont convenablement comportés envers les particuliers », voire se sont montrés compatissants. Ainsi, quand l’incendie gagne dans la bibliothèque municipale, deux généraux en bras de chemise « s’appliquèrent sans perdre un instant à l’œuvre de sauvetage ».
Les références à l’Antiquité
Les Allemands n’ont pas toujours agi pour sauver les biens des adversaires, et les livres en particulier. Georges Lyon évoque à plusieurs reprises l’incendie qui a ravagé la bibliothèque de Louvain et compare les Allemands à l’empereur auquel est attribué l’incendie de Rome : « l’Allemagne est une nation artiste mais à la façon néronienne », écrit le recteur. « Ce sont de véritables Néron ! » s’exclame-t-il ailleurs à propos d’officiers brutaux dans leurs prétentions.
Georges Lyon truffe ses souvenirs de maintes références à des œuvres littéraires, glissant des citations d’œuvres de nombreux auteurs, de périodes différentes, mais principalement de l’Antiquité. Ainsi, la retraite française qui amène à la bataille de la Marne laisse derrière elle en réputation celle des Dix Mille ; ceux qui avaient prévenu que les Allemands passeraient par la Belgique sont des Cassandre ; Joffre est surnommé le Cunctator (surnom de Fabius Maximus) ; un Allemand ivre et vindicatif est appelé un « nouveau Brennus » ; un général donnant sa lecture de la Convention de La Haye est un « nouvel Aristote » ; un lieutenant allemand est traité de satrape ; les victoires alliées sont qualifiées de « succès à la Pyrrhus » par les officiers allemands. Quant aux femmes de Lille dans une ville peuplée de femmes, de vieillards et d’enfants, devant quitter leur foyer pour la déportation, elles sont comparées à des Antigone :
« Le nombre est grand de ces Antigone qui entouraient de leur tendresse et disputaient au trépas des parents infirmes, paralysés même, qui aidaient une vieille mère, des sœurs trop jeunes, à gagner leur vie et dont le soudain éloignement laisse le foyer dans l’abandon, dans le dénuement et les pauvres vieux dans le désespoir. »
Georges Lyon, qui a édité plusieurs textes de Lucrèce, et écrit une thèse en latin, donne de nombreuses citations directement en latin, phrases proverbiales − « Caveant Consules », « praesentem abesse », « sponte mea ipsum obsidem obtuli » − ou provenant d’auteurs latins : il cite Horace (« dicenda, tacenda loquens » ; « Juridici certant et adhuc sub judice lis est »), Lucrèce (« Aeterno Decti volnere maoris »), Juvénal (« Hoc volo, sic jubeo »), Virgile (« Quos ego » ; « Me, me adsum qui ceci »), Tacite, Pétrone, ou Velleius Paterculus :
« N’est-ce pas le vieil historien Velleius Paterculus qui caractérisait ainsi les Germains : nutum gens ad mendacium » (« menteurs par naissance »).
Georges Lyon évoque l’enseignement du latin dans ses jeunes années, réalisé à partir du Selectae, manuel qui rassemble les grands textes. Le latin redevient une langue vernaculaire, puisque le recteur l’utilise pour se faire comprendre d’un major allemand, l’un et l’autre ne se comprenant pas avec leur propre langue. Georges Lyon évoque encore l’usage du latin pour les prières, goûtant peu « les cantiques modernes » récités en français, qui ne sont pas « en harmonie avec ces temples vénérables où tout évoque les vieux âges ». Cent ans avant la réforme du Collège, il note que le négociant Masquelier, otage comme lui − et « tout business-man qu’il est » − déplore l’amoindrissement des humanités dans les programmes d’instruction, se faisant l’apologiste fervent des études classiques.
Une guerre sans fin
À mesure que les mois, que les années passent, le Recteur est moins prolixe, sans doute « par usure » écrit Jean-François Condette. Le lecteur est ainsi frustré de ne pas découvrir la liesse de la ville libérée de l’occupant allemand quand, le 17 octobre 1918, le premier soldat entre dans la ville libérée. Cette joie on peut la lire ailleurs, comme chez Albert Londres, par exemple : « Le plus émouvant spectacle de ma vie, je viens de l’avoir. Toute une ville en délire vient de se jeter sur nous qui étions les premiers à entrer dans Lille ». La fin du récit du recteur, tel que celui-ci a été préservé, est consacrée à l’étude du roman de Barbusse : Le Feu. L’analyse, contemporaine de la parution de ce roman, est passionnante et prémonitoire. « Le militarisme germanique est inéluctable. Il n’abdiquera pas » écrit Georges Lyon. Le 31 mai 1940, Lille tombait une nouvelle fois sous l’assaut de « l’ennemi traditionnel » et allait revivre à l’heure allemande.
À propos de ce livre
Georges Lyon, Souvenirs de guerre, 1914-1918, édité par Jean-François Condette, Presses universitaires du Septentrion, 2016. 476 pages. ISBN 978-2-7574-1360-9
Voir sur le site de l’éditeur: www.septentrion.com
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « Les Néron et les Antigone : Lille occupée, 1914-1918 », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 20 septembre 2016. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2016/09/20/lille-occupee-1914-1818/>. Consulté le 9 November 2024.
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