Eça de Queiroz, Antonio Machado et Jorge Luis Borgès.
« Tres lecturas modernas de la primera bucólica de Virgilio » est un texte de Francisco García Jurado, publié en octobre 2015 sur le blog « Reinventar la Antigüedad ». La traduction française inédite publiée sur « Insula » est réalisée par Céline Macke, étudiante en Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.
Je suis enfin parvenu à finir ma trilogie sur la lecture de la première églogue des Bucoliques de Virgile. Trois grands écrivains, un Portugais, un Espagnol et un Argentin ont réussi à faire leur propre lecture vitale d’une composition latine étudiée pendant leur parcours scolaire. Toutefois, Eça de Queiroz, Machado et Borges ont réussi à faire plus qu’une simple lecture : ils ont fait de cette composition scolaire une partie de leur vie, de leurs souvenirs principaux.
Les journaux Estudos Ibero-Americanos (Université pontificale catholique du Rio Grande do Sull, au Brésil), le Bulletin Hispanique (Université Michel de Montaigne, à Bordeaux) et le Bulletin of Spanish Studies (Université de Glasgow) ont été les supports que j’ai choisis et qui, heureusement, ont permis la publication de mon travail. Comme un clin d’œil symbolique, le Brésil, les brumes écossaises et l’un des lieux les plus littéraires de France ont inspiré la géographie imaginaire de ces intenses lectures virgiliennes. Les trois auteurs n’ont pas les mêmes buts lorsqu’ils évoquent la composition primitive, mais ils ont tous en commun l’intensité vitale.
Ainsi, Eça de Queiroz évoque dans son premier roman posthume A cidade e as serras une sorte d’Arcadia portugaise où son protagoniste, Jacinto, s’en va lassé de Paris pour se réconcilier avec la nature et avec lui-même. Un semblant de palingénésie que le penseur Proudhon a repérée dans l’œuvre de Virgile, et qui est aussi sous-jacente dans toutes les citations de la première églogue des Bucoliques et des Géorgiques. Nous assistons à la renaissance de l’amitié et de l’atmosphère bucolique, au chant de la liberté et des amours tardifs, ou encore à la chance de vivre dans la nature. Il y a également l’éloge de l’immédiateté et de la recréation des paysages à la tombée du jour (« ô douce placitude crépusculaire, qui recouvre lentement la vallée et la montagne »). En tout cas, ce retour à la nature renvoie aussi beaucoup aux vers du poète Virgile. C’est peut-être dû à la tentative de redéfinition des origines dans le crépuscule même de la vie.
Antonio Machado s’applique, depuis de nombreuses années, à réécrire une citation latine des Bucoliques, plus précisément le vers où l’un des bergers de Virgile raconte que lui est venu l’amour quand il a vu que sa barbe blanchissait de plus en plus à mesure qu’il se rasait. Mais Machada insiste sur le fait qu’il s’agisse d’une faute de frappe injustifiée qui change la forme correcte tondenti en une forme plus redondante tondendi. La connaissance du latin de Machado était précaire, en dépit de sa grande admiration pour Virgile. Nous remarquons cela dans son carnet Les Complémentaires, qui s’ouvre lui aussi sur la référence à un âge avancé reprise de la première églogue des Bucoliques (avec l’erratum sur la forme tondendi), et qui fait l’éloge de Virgile et de son œuvre quelques pages plus loin.
La lecture de Borges semble être la plus élaborée des trois. À son adolescence, Borges apprend (probablement par cœur) la première églogue des Bucoliques à Genève. De là-bas, on peut contempler les Alpes décrites à la fin du poème virgilien. Borges porte son attention sur la magie polysémique de l’adjectif lentus (lentus in umbra), qui signifie « flexible » en latin. Cela marque le commencement de l’un des grands processus de la poésie borgienne, qui aboutit au « Poème des dons » (« ce lent crépuscule »). La lecture de la première églogue des Bucoliques accompagne Borges tout au long de sa vie, de ses premières œuvres comme Ferveur de Buenos Aires jusqu’à Les Conjurés. Comme pour Eça de Queiroz, Virgile devient un emblème de la langue latine étudié au cours de son adolescence, dans un élan de pure nostalgie.
Ernst Robert Curtius racontait que peu de compositions latines avaient autant marqué les esprits que la première églogue des Bucoliques du premier siècle de l’Empire à l’époque de Goethe. En toute modestie, je me permets d’ajouter qu’on pourrait sans nul doute prolonger cette période jusqu’à Borges.
Une autre question intéressante, étant donné l’intensité des lectures étudiées ici, serait de se demander ce qu’elles peuvent nous apprendre des principaux aspects des Bucoliques. Comme dit précédemment, chaque auteur met spécifiquement l’accent sur quelque chose de concret, sur des aspects qu’un lecteur (ou un étudiant non préparé) aurait peut-être à peine remarqués. Ces lecteurs modernes réalisent que des éléments cachés dans les vers de Virgile deviennent des mots clés.
Traduction réalisée par Céline Macke,
étudiante du Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.
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Lire aussi sur Insula :
Francisco García Jurado, « Trois lectures modernes de la première églogue des Bucoliques de Virgile », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 23 décembre 2016. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2016/12/23/trois-lectures-modernes-de-la-premiere-eglogue-des-bucoliques-de-virgile/>. Consulté le 10 December 2024.
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