Les enseignants de langues anciennes à l’université de Lille (1855-1960)

Les langues anciennes à la faculté des lettres de Douai-Lille de 1855 aux années 1960 / 4.

Qui sont les enseignants de langues anciennes à la faculté des lettres de Lille ? Ce billet sur les professeurs nous fait entrer dans les amphithéâtres et donne les appréciations des inspecteurs, doyens, recteurs et étudiants sur des personnalités comme Alexandre-Marie Desrousseaux, Alfred Ernout, Jean Humbert, Jacques Heurgon, ou Jacqueline de Romilly.

Philippe Marchand est maître de conférences émérite (HDR) en histoire moderne et contemporaine à l’Université Lille 3, Laboratoire IRHiS-Lille 3 (UMR CNRS 8529).

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3. Organisation des enseignements de langues anciennes et pratiques enseignantes de 1855 à 1960.

Qui sont les enseignants de langues anciennes à Lille ? Pour en esquisser un tableau synthétique, puis présenter une galerie de portraits, on a eu recours d’abord aux rapports établis par Jules Zeller lors de son inspection de 1888, par Achille Luchaire en 1908, ensuite aux dossiers individuels, douze au total, des professeurs et maîtres de conférences en poste à la faculté des lettres. On y trouve, en particulier, les fiches de renseignements confidentiels remplies chaque année par le doyen de la faculté des lettres et le recteur de l’académie de 1880 à 1939. En même temps, la valeur heuristique de cette documentation pose problème. Les rapports de l’inspection générale, les observations des doyens et des recteurs sont-ils des miroirs fiables de la réalité ? Le Dictionnaire biographique des professeurs de la faculté des lettres établi par Christophe Charle pour les années 1809-1908 et 1909-1940 permet de suivre la carrière de ceux qui quittent Lille pour Paris.

Tableau synthétique des enseignants de langues anciennes à Lille

Commençons par le portrait de groupe pour douze titulaires dont on peut suivre la carrière. tous sont de brillants sujets. Dix d’entre eux sont d’anciens élèves de l’École normale supérieure. Tous, sauf Charles Widal, sont reçus à l’agrégation de lettres ou de grammaire en bonne, voire, en très bonne place. On signalera, en particulier, Alfred Ernout, parfait représentant de la méritocratie républicaine de la troisième République. Son père ayant subi des revers de fortune, il obtient une bourse pour faire ses études secondaires. reçu au baccalauréat en 1887, il est titulaire d’une bourse de licence, puis d’agrégation, il est reçu premier à l’agrégation de grammaire en 1901, un an après avoir obtenu la licence. Il obtient immédiatement une bourse de doctorat, puis une bourse de l’École des Hautes Études. Maître de conférences de philologie latine en 1913, il commence une brillante carrière dans l’enseignement supérieur qui le conduira jusqu’au Collège de France. Ses thèses lui valent d’être désigné lauréat du Collège de France (prix Saintour) en 1905, puis lauréat de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1909.

Bien entendu, tous sont docteurs ès lettres au terme d’une préparation en temps limité. Entrés dans l’enseignement supérieur après un passage, plus ou moins long, dans un lycée, ils font preuve d’une grande stabilité dans la faculté des lettres. Dufour, détient le record de longévité dans son poste. Entré à la faculté en 1894, en qualité de chargé de cours, titularisé professeur en 1897, il occupe la chaire de littérature grecque jusqu’en 1933. Parmi les autres carrières fort longues, on peut signaler celles de Courdaveaux (vingt-sept années), d’Émile Thomas (vingt-deux années), de Jean Humbert, hellénisant, qui, entré à la faculté en 1933, la quitte en 1953 pour une chaire à la faculté de Paris, celle aussi du latiniste Louis-Joseph Préchac qui, chargé du cours de grammaire et de philologie latine en octobre 1928, quitte la faculté en 1943.

Mais, il y a quelques météores. Constant Martha occupe la chaire de littérature anciennes de 1855 à 1857 avant de partir à Paris pour suppléer Sainte-Beuve au Collège de France, puis être nommé professeur d’éloquence latine à la faculté des lettres de Paris. Alexandre-Marie Desrousseaux ne reste que quelques quatre années avant d’être nommé directeur adjoint à l’École pratique des hautes études. Guillaume Allègre, lyonnais d’origine, fait aussi un bref séjour à Lille. Nommé maître de conférences de littérature grecque en 1891, reçu docteur en 1892, professeur en 1893, il obtient, en 1894, sa mutation pour la faculté des lettres de Lyon où il avait été titulaire d’une maîtrise de conférences de 1887 à 1891. Henri Constans, maître de conférences, puis professeur de grammaire et de philologie latine ne reste que sept années (1921-1928), avant de rejoindre la faculté des lettres de Paris.

Tous les enseignants de la faculté des lettres de Douai-Lille dont on a étudié les dossiers ont à leur actif une liste impressionnante de publications: éditions de textes, articles dans des revues scientifiques, ouvrages divers. Il faudrait de nombreuses pages pour énumérer leurs travaux dont les doyens soulignent, chaque année, l’ampleur et la qualité qui font de la faculté des lettres un pôle important de la recherche dans le domaine des lettres anciennes. Cette vocation est d’ailleurs allée en se renforçant à partir des années 1950. Il conviendrait ici pour en prendre la mesure pouvoir établir la liste des diplômes d’études supérieures et des doctorats soutenus.

Galerie de portraits d’enseignants lillois de langues anciennes

Venons en à quelques portraits individuels à l’aide d’extraits des notices confidentielles et des rapports de Zeller et de Luchaire. Voici d’abord Charles Widal :

« Il parle l’allemand couramment et traduit des ouvrages de littérature contemporaine allemande. Il dirige les examens pour les grades médiocrement, de façon un peu légère. Il écrit beaucoup, trop peut être. Il est assez répandu dans le monde, à la recherche d’un bon mariage. Il voudrait être appelé à Paris comme suppléant, soit au Collège de France, soit à la Sorbonne ».

De Courdaveaux, Léon Moy, doyen de la faculté et Henri Couat, recteur, disent en 1890, alors qu’il est à la veille de la retraite :

« Fait ses cours à l’heure fixée. Ses copies ne sont pas toujours corrigées avec assez de soin. M. Courdaveaux touche à la afin de sa carrière ; il est trop connu pour que j’insiste encore sur ses qualités et ses défauts. L’âge n’a pas contribué à diminuer ces derniers. Il est inquiet, jaloux, mécontent, plutôt que méchant. Il se considère comme une victime et n’a jamais été qu’un maladroit. Son enseignement laisse beaucoup à désirer ».

Ces remarques sévères trouvent sans doute leur origine dans le conflit qui a opposé Courdaveaux, adversaire du transfert de la faculté de Douai à Lille, alors que Moy et Couat en sont les artisans. Auteur de deux mémoires dans lesquels il annonce le recul du parti républicain à Douai en cas de départ de la faculté, Courdaveaux ne désarme pas après 1887. L’inspecteur général Zeller signale que lors de la réunion générale de la Faculté réunie en son honneur, « M. Courdaveau seul ne s’est pas rendu à la convocation du doyen ».

Guillaume Allègre fait preuve « d’une sureté d’érudition remarquable unie à un sentiment littéraire très délicat qui le fait apprécier dans son enseignement. Un service très lourd qu’il accomplit avec le plus grand zèle. Des qualités de conscience, de régularité et de bonne humeur. Il est toujours prêt quand il s’agit de faire œuvre universitaire ».

Alexandre-Marie Desrousseaux est « un esprit sûr et judicieux. Il sait bien et explique bien ». Le doyen souligne « sa souplesse de parole, sa dextérité d’interrogation pour forcer l’élève à surmonter les difficultés d’un texte. Sa correction des devoirs est très consciencieuse. Outre ses conférences, il donne bénévolement une conférence par semaine de paléographie. Son zèle et sa compétence nous sont très utiles pour combler les lacunes que présente notre bibliothèque et y introduire les éditions grecques nécessaires. Il travaille en même temps à une édition d’Athénée pour la collection grecque Didot ».

De Médéric Dufour, le doyen écrit en 1925 :

« Il n’est pas d’étudiant en lettres qui ayant passé par Lille ne reconnaisse et ne déclare ce qu’a été sa culture et pour son instruction, l’action exercée par M. M. Dufour. Si le public régional sait ce que peut être le talent d’un professeur d’Université et en conçoit pour le corps lui-même estime et admiration c’est pour une large part à M. Dufour qu’il le doit ».

L’inspecteur général Luchaire se montrait beaucoup moins enthousiaste, quinze ans plus tôt:

« J’ai entendu le titulaire de la chaire, M. Dufour, expliquer l’Odyssée devant cinq candidats à la licence. Le professeur est un esprit subtil, dont la parole languissante et comme endormie laisse tomber sur l’interprétation du texte des observations d’une psychologie un peu subtile ».

dufour-rythme

Voici Ernout :

« Le dévouement de M. Ernout aux tâches d’enseignement est sans réserve. L’intérêt qu’il prend à la formation de ses élèves s’ajoute aux facteurs que constituent une science très étendue et très sûre et une rare élasticité d’esprit pour lui assurer une autorité riche de conséquences heureuses. Sa coopération à la production scientifique demeure toujours fort active. Elle a été marquée cette année (1923) par une édition de Pétrone accompagné de traduction dans la collection G. Budé. Enfin, rien de ce qui touche à la vie de la faculté et à celle de l’Université ne le laisse indifférent. Il s’acquitte d’une manière pleine et avec bonheur de toutes les obligations du professeur d’université ».

Collection des universités de France
Collection des universités de France

Tous les enseignants ne sont pas aussi dignes d’éloges. Il faut évoquer le cas de François Dautremer. Ancien élève de l’École normale supérieure, reçu 4e à l’agrégation des lettres en 1855 à l’âge de 24 ans, maître-surveillant à l’École normale supérieure en 1887-1888, il obtient une maîtrise de conférences en latin à Lille en 1888. Tout semble annoncer une brillante carrière. Il n’en sera rien. Le rapport établi en 1892 par le doyen Léon Moy fait état d’un comportement contraire à sa fonction:

« Avec son air fringant, ses moustaches fièrement troussées, M. Dautremer fait plutôt songer à l’Aramis des Trois mousquetaires. Son traitement est assurément modeste, je crains que son zèle ne le soit aussi et qu’il n’en donne que pour son argent. J’ai assisté à une de ses conférences le 17 février. Elle est indiquée sur l’affiche à 10h1/2, mais l’appariteur me signale qu’elle n’a lieu qu’à 11heures: est-ce un moyen d’éviter de prolonger la conférence au-delà d’une heure? M. Dautremer arrive sans livres, sans serviette, sans rien qui rappelle la condition du professeur et qui lui enlève dans la rue ses allures sportives. La conférence est consacrée à une explication d’Horace. Il tire de sa poche quelques feuillets détachés d’une édition classique. Le procédé est singulier, l’exemple mauvais. Il dirige médiocrement l’explication, ne sent pas assez le sens des mots, n’apprend pas à se rendre copte de leur valeur. Cela ne dépasse pas l’explication moyenne d’une classe de lycée et ne demande guère de préparation. Je crains qu’il ne se donne pas assez de peine ou qu’il ne soit qu’un latiniste de force moyenne ».

Par la suite, les rapports signalent une réelle amélioration de sa pratique enseignante. Dans ses observations de 1889, le doyen Auguste Angellier note:

« M. Dautremer est un bon et vrai professeur. Il a fait cette année une conférence qui a été très goûtée et qui méritait de l’être. Par sa cordialité et la franchise de sesrapports personnels, il est certainement un de professeurs qui servent de lien et de liant entre leurs (sic) collègues ».

Mais, Dautremer n’en finit pas avec ses thèses qu’il dépose seulement en 1900. Aux yeux du comité consultatif chargé de les examiner, « elles ne justifieraient pas l’entrée de M. Dautremer dans l’enseignement supérieur en qualité de titulaire ». La sanction ne se fait pas attendre. Le ministre lui retire sa délégation de maître de conférences. Par arrêté du 24 décembre 1900, il est nommé professeur de troisième au lycée Louis le grand.

Je voudrais, pour terminer, évoquer en faisant appel aux souvenirs d’un ami, étudiant à la faculté des lettres de Lille dans les années 1950-1953 pour y préparer la licence de lettres classiques, puis le Certificat d’aptitude à l’enseignement secondaire, trois professeurs qui ont enseigné à Lille: Jean Humbert, Jacqueline de Romilly et Jacques Heurgon.

Jean Humbert

« Le premier cours auquel j’assistais fut celui donné par Humbert, l’auteur de la syntaxe, monument jamais dépassé. Je revois parfaitement sa silhouette frêle de vieillard au bord de la tombe, mais dont l’assurance des propos démentait son apparente fragilité. Je sortais des années de lycée et je découvrais ce que je pris d’emblée pour l’image de ce monde nouveau: la faculté. Humbert était au tableau et avait recopié une phrase sibylline qu’il se mit à décortiquer dans un jargon destiné à des spécialistes que nous n’étions pas. Texte en arcado-cypriote d’un intérêt linguistique évident pour lui du moins. J’étais sidéré, écrasé, et mesurais dans l’effroi les abîmes d’ignorance qui me séparaient de ce que je croyais devoir atteindre. En même temps, je me consolais, en me disant que j’avais devant moi un vrai personnage, dont je n’étais pas digne, certes, mais admettait ma présence. J’osais dans les semaines qui suivirent lui rendre un thème grec qu’il nous avait proposé, m’attendant au pire lors de la correction. Il me remit ma feuille en haut de laquelle figurait la note de 11,5. Je fus foudroyé et me crus pour quelques temps à la hauteur de mes ambitions. Les thèmes qui suivirent me remirent à ma vraie place. Mes notes varièrent inexorablement entre trois et cinq. »

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Jacqueline de Romilly

« Que dire des leçons de Jacqueline de Romilly ? Assise au pupitre comme une sage magicienne, elle lisait et traduisait Thucydide, évidemment. Sa voix grave, bien timbrée, aux intonations décisives, son visage austère et élégant, sa quasi immobilité, tout semblait vouloir se faire oublier pour laisser toute sa force au texte qu’on croyait comprendre avant même qu’elle entamât sa traduction. On passait de la langue grecque au français dans un glissement sans heurt, comme si les deux langues avaient été formées pour s’épouser, se confondre. La phrase française se déroulait sans recherche, sans hésitation, gardant à leur place les mots grecs, dans la simplicité d’une traduction littérale, mais avec cette différence fondamentale, qu’il s’agissait à notre émerveillement toujours renouvelé, jamais déçu d’une phrase dont l’élégance raffinée n’excluait pas la précision, et qui avait l’air d’un miracle impossible.

Jacques Heurgon

« Le savoir de Jacques Heurgon était à la fois impressionnant et pesant. Une certaine austérité régnait dans ses cours. Les corrigés de thèmes latins étaient remarquables de précision et révélaient une familiarité intime avec le latin classique. Il nous faisait travailler imperturbablement sur des textes de Paul Louis Courrier, allez savoir pourquoi. Il commentait d’autre part une une pièce de Plaute, Amphitryon, qu’il décortiquait patiemment en mettant en lumière les problèmes parfois ardus de linguistique que posait ce latin si peu cicéronien. Désirant peut être reprendre son souffle ou plutôt nous mettre à l’épreuve, il distribua à ses disciples des passages à traduire et à commenter. Il m’en échut un sur lequel je décidai de m’amuser en prenant le contre pied de ce qu’il faisait. Il s’agissait de théâtre, d’un texte, en principe, comique. Je décidai donc de ne pas insister sur les problèmes d’interprétation et de grammaire qui n’étaient pas mon fort, mais de dégager sur plusieurs plans une ‘vis comica’ qu’il me paraissait possible de mettre en relief. Je me souviens vaguement des vers où les allitérations n’attendaient que d’être lues en les soulignant, ou les jurons continuels qui ponctuaient les interventions de Sosie. « Mehercule », lançait-il, imperturbablement, oubliant que le sujet était précisément la conception d’Hercule, héros tout virtuel avant que Jupiter ne passât à l’acte. J’observai, du coin de l’œil, les réactions du prof et n’étais pas peu fier de le voir secoué par un rire spontané. Heurgon se souvint sans doute de la chose lorsque, lors de l’examen, il me fit la confidence qu’il avait rehaussé la note de mon thème, « ne voulant pas, me dit-il avec une gentillesse qui me toucha, me retarder dans mes études ». »

 

Philippe Marchand

dufour
Dédicace de Médéric Dufour – Lille, 29 juin 1928 (collection BSA-Lille3)

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Citer ce billet

Philippe Marchand, « Les enseignants de langues anciennes à l’université de Lille (1855-1960) », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 8 février 2017. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2017/02/08/les-enseignants-de-langues-anciennes-a-luniversite-de-lille-1855-1960/>. Consulté le 19 March 2024.