L’Antiquité dans les jeux vidéo

Compte rendu de : Laury-Nuria André, Game of Rome ou L’Antiquité vidéoludique, Passage(s), 2016, 110 p.

Les jeux vidéo donnent une vision renouvelée de l’Antiquité. Dans son ouvrage, Laury-Nuria André interroge cet autre, en particulier en analysant le paysage réinventé.

Compte rendu par Christophe Hugot, responsable de la Bibliothèque des sciences de l’Antiquité de l’Université de Lille
Game of Rome - Passage(s) 2016
Game of Rome – Passage(s) 2016

Avec le cinéma et la bande dessinée, le jeu vidéo est un médium contemporain qui véhicule une certaine image de l’Antiquité. Dans un corpus de milliers de jeux créés depuis 1962, ceux ayant pour sujet l’Antiquité sont nombreux. Un site comme Historiagames en recense 222 en février 2017. C’est à partir d’une petite partie d’entre eux que Laury-Nuria André étudie l’Antiquité vidéoludique dans un livre de 110 pages paru aux éditions passage(s) en 2016.

Une Antiquité autre

Les technologies numériques déployées par les concepteurs de jeux vidéo permettent au joueur de s’immerger dans des univers disparus. Dans le cas des jeux vidéo antiquisants, qui ont majoritairement un caractère ludique et non éducatif, si les jeux doivent donner l’impression au joueur d’être immergé dans l’Antiquité, la reconstitution n’a pas d’intention archéologique et dépasse l’imitation. Pour élaborer le décor des jeux, les concepteurs utilisent dès lors des stéréotypes en s’affranchissant des sources antiques. L’Antiquité y est présentée avec l’idée de grandeur et de faste autour de quelques motifs-symboles. Iconiques, l’Acropole et le Colisée suffisent ainsi à identifier Athènes, voire la Grèce tout entière, et Rome. Les éléments architecturaux connus sont dès lors représentés avec emphase, dans des dimensions colossales.

Le propre du jeu vidéo est de permettre à un joueur de s’investir dans un monde fictif. Grâce à un avatar, le joueur évolue dans les décors et interagit. Par son action, le joueur influence le jeu, y compris l’action historique ou le mythe. Le propre d’un mythe est de n’être pas figé, de pouvoir sans cesse revivre dans des variantes multiples, sous des formes diverses. Les jeux vidéo participent ainsi à leur façon à la diffusion des mythes antiques, mais également à leur réécriture. Dans Rise of the Argonauts, un jeu développé par Liquid Entertainment en 2008, le joueur incarne Jason, en quête de la Toison d’or qui doit ramener sa fiancée Alcmène à la vie. Dans sa quête, faite d’île en île, Jason (le joueur) croise héros, dieux, êtres fantastiques. Parmi les libertés prises par les concepteurs de Rise of the Argonauts, par rapport aux Argonautiques d’Apollonios, Laury-Nuria André signale l’ajout de personnages, comme Pan et Atalante, la création de lieux, comme Kythra, ou des audaces topographiques, comme celle qui consiste à présenter Delphes comme une île. « Il ne s’agit pas d’une réécriture au second degré mais bien plutôt de la création d’une version autre » (p. 27), dans laquelle sont mélangés des éléments empruntés au réel et des créations fictionnelles (p. 68). Une bande annonce du jeu vidéo donne un aperçu à la fois de l’esthétique (qui a dix ans) et des personnages rencontrés par le joueur.


Trailer de Rise of the Argonauts. www.youtube.com

L’empreinte antique

Prolongement de sa thèse consacrée aux paysages dans l’épopée hellénistique et tardive (ENS Lyon, 2012), Laury-Nuria André s’intéresse particulièrement au paysage dans le jeux des années 1990-2000, pour constater la pauvreté de leur traitement. Souvent, en effet, le décor est réduit à une plaine semi désertique, parfois bordée de forêts, voire de quelques temples, où s’affrontent les armées. Certes, la technique n’était alors pas suffisante pour permettre des décors à l’imagerie grandiose (il faudra attendre les jeux des années 2010-2015 pour ce faire). Cela étant dit, l’auteure constate que cette approche spatiale dans les jeux vidéos est finalement assez proche des récits épiques et « réfère directement ou indirectement à la façon dont les Anciens eux-mêmes ont perçu le paysage « guerrier » primordial, celui de la Troie homérique et des divers réécritures durant la période antique » (p. 41). Le modèle de la plaine fonctionnant en binôme avec la ville de Troie est bien littéraire.

Certains jeux font cependant un effort d’identification pour leur décor, mêlé du locus epicus. Ainsi, dans Rome Total War, dans lequel le joueur est à la tête des armées romaines pour assiéger Carthage, on peut reconnaitre la colline de Byrsa et le port de Carthage, tandis que la cité rappelle la Troie et la troade littéraires. Le trailer est explicite.


Trailer de Total War. www.youtube.com

Laury-Nuria André étudie en particulier le décor du jeu Rise of the Argonauts et constate que si le paysage a une grande importance chez Apollonios de Rhodes, de même est-il très important dans ce jeu vidéo, « laissant son empreinte antique » (p. 25). Quelques paysages se succèdent avec la narration vidéoludique: jardin ordonné du palais de Jason, paysage bucolique du village de Pandora (où figure un moulin comme dans les tableaux hollandais), grotte d’Amalthée, puis antre de Delphes. L’auteure compare trois paysages présents dans le jeu (Kythra, Saria et Delphes) avec ceux décrits par Apollonios de Rhodes. Le paysage de Kythra, tout d’abord, se donne comme version numérique de la Lemnos des Argonautiques (p. 31). Kythra est une île abandonnée, plongée dans l’obscurité, labyrinthique et mortifère, point de passage d’un monde à l’autre. Saria, quant à elle, possède une végétation luxuriante et tropicale. Ce paysage « polynésien », peuplé de satyres et de centaures de très grande taille, doit correspondre à la Cyzique d’Apollonios de Rhodes peuplée de Géants. Il s’agit, dans le jeu, de la première île guerrière du périple de Jason, située hors de la sphère culturelle hellène. Certes marquée par l’altérité, Samia n’en possède pas moins des éléments grecs. Ainsi, au sommet d’un arbre immense que le joueur doit escalader pour s’accaparer de fruits magiques, trône un temple à Hermès aux allures de Parthénon. L’épisode du jeu est sans doute la transposition de l’ascension du mont des Ours de Cyzique par Jason. Pour représenter Delphes, les concepteurs reproduisent la tholos de Marmaria avec beaucoup de libertés, derrière laquelle figure un temple dont la façade est empruntée au temple d’El Kazneh de Pétra, connu du joueur pour apparaitre chez Spielberg dans Les Aventuriers de l’arche perdue qui narre les aventures d’un archéologue. La représentation de Delphes est donc celle d’un paysage antique (reconnu comme tel par le joueur) mais fictionnalisé, construit à partir de stéréotypes.

Le jeu CicCity Rome délaisse le champ guerrier. Le joueur est en effet un ingénieur romain auxquels sont confiées des tâches d’urbanisation à la difficulté croissante (attaques de bêtes sauvages, incendies de forêts, tremblements de terre). Si la grille spatiale urbaine américaine semble avoir influencé les concepteurs du jeu (jusqu’à créer des ronds-points fleuris !), « il n’en résulte pas moins que ce découpage réfère lui aussi à une organisation urbaine antique » (pp. 51-52). À noter que certains concepteurs de jeux n’hésitent pas à faire évoluer les joueurs dans des décors de ruines, comme dans Shadow of the Colossus. La ruine est en effet la figure de l’antique dans tout un courant esthétique occidental. Dans les jeux vidéo, les concepteurs reprennent à l’antique certains de ses tropes « pour les réinterpréter à la lumière des représentations modernes » (p. 92).

Le jeu vidéo : un art total au carrefour des arts visuels

« Le jeu vidéo présente une esthétique au carrefour des arts visuels. Il se nourrit tout à la fois de la tradition, des motifs et des grandes œuvres qui constituent notre patrimoine visuel européen mais aussi des formes artistiques et visuelles qui lui sont contemporaines ou proches » (p. 78). Le jeu vidéo emprunte à la littérature et l’histoire de l’art classiques, aux textes modernes et au cinéma. Dans le jeu Apotheon (2015), le joueur est plongé dans un monde qui reproduit avec une belle et grande précision l’univers esthétique de la céramique grecque. Au fur et à mesure qu’il grimpe les étages, le joueur croise maints objets et détails du quotidien antique, mais encore rencontre le Parthénon, la statue de Zeus à Olympie, le Poséidon du Cap Artémision, etc. L’auteure fait une comparaison très intéressante entre ce jeu vidéo et le dessin animé Hercule produit par Disney (1997), lequel débute par l’animation de vases grecs commentés par les Muses. Le jeu vidéo Apotheon, comme le dessin animé Hercule seraient des recueils d’ekphraseis des objets du Musée et de l’archéologie que nous connaissons, tels que les Muses les animent en les commentant.


Trailer d’Apotheon. www.youtube.com

En s’intéressant aux jeux vidéo par leur traitement du paysage, plutôt qu’à leurs scénarios, Laury-Nuria André montre qu’au travers de ceux-ci peut se dessiner une définition de l’Antiquité en ce début du XXIe siècle. Le jeu vidéo révèle une empreinte partielle de l’Antiquité, « mais suffisante pour être signifiante aux yeux du joueur du fait de sa dimension stéréotypée » (p. 17). L’auteure montre très bien que le jeu vidéo fait partie d’une longue tradition de la réception de l’Antiquité et de sa réutilisation pour créer du nouveau, les régénérer. Par les jeux vidéo, il est en effet possible de créer une nouvelle forme plastique de l’Antiquité, qui évoluera avec les progrès constants liés au traitement de l’image numérique.

« Le contemporain se regarde au miroir de l’Antique. L’Antiquité est le tain du miroir contemporain ».

Reposant sur une familiarité avec la littérature classique et un environnement théorique, exclusivement francophone, Game of Rome est un ouvrage riche, et dense. La plupart des chapitres étant préalablement parus sous forme d’articles, certes revus, on pourra regretter que Laury-Nuria André n’ait pas réécrit son ouvrage comme une monographie, ce qui aurait évité les redites (en particulier relatives au jeu Rise of the Argonauts). L’auteure aurait également pu créer une articulation plus fluide, certains éléments du chapitre III, par exemple, étant sans doute plus utiles au lecteur en début de lecture. Quelques broutilles éditoriales émaillent le texte (problème de tirets, phrase de l’auteure insérée comme étant la traduction d’Apollonios de Rhodes p. 29). Les 23 figures qui illustrent le propos sont petites, à peine exploitables, et proviennent toutes de Rise of the Argonauts alors que l’ouvrage présente d’autres exemples de jeux. Le titre du livre −Game of Rome: l’Antiquité vidéoludique− est joli, mais trompeur. Il est finalement peu question de Rome dans Game of Rome et le lecteur ne trouvera pas dans cet opus une synthèse sur l’Antiquité dans les jeux vidéo. Ces remarques mises à part, on ne peut que recommander la lecture de Game of Rome, qui montre la richesse des lectures possibles des jeux vidéo et complète le panorama et les ouvrages sur l’Antiquité dans la bande dessinée ou les péplums.

Pour en savoir plus

Laury-Nuria André, Game of Rome: l’Antiquité vidéoludique, Paris, Passage(s), 2016.

Apotheon
Apotheon

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Christophe Hugot, « L’Antiquité dans les jeux vidéo », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 17 février 2017. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2017/02/17/antiquite-dans-les-jeux-video/>. Consulté le 14 December 2024.