À propos d’un livre de Jean-Pierre Perrin.
L’écrivain-voyageur Jean-Pierre Perrin vient de publier Le djihad contre le rêve d’Alexandre (Seuil 2017). Il y raconte l’Afghanistan de l’intérieur, entremêlant les périodes en un périple qui est à la fois le sien et celui d’un pays où échouent les empires.
Une mosaïque de galets découverte à Pella montre Alexandre de Macédoine chassant le lion. Le conquérant est représenté portant la kausia (καυσία), un béret à gros bourrelets devenu le couvre-chef national des Macédoniens. Ce béret a voyagé avec Alexandre, loin de Macédoine, en particulier jusqu’en Afghanistan, où il a survécu. Il y porte le nom de pakol ou pakoul پکول et a été popularisé dans le monde entier par la présence médiatique des moudjahidines.
Le pakol est l’un des vestiges de la présence des Macédoniens en Afghanistan. Les découvertes archéologiques témoignent également d’un riche passé. En 1992, un des plus gros trésors de l’antiquité grecque a surgi fortuitement d’une source jaillissant à Mir Zakah, un village pachtoun. Des kilos d’objets divers en or et argent sont remontés à la surface ainsi que 500.000 pièces, dont un médaillon à l’effigie d’Alexandre, unique au monde. Ce fabuleux trésor fut dispersé aux quatre vents, revendu pour acheter des armes. Une grande partie de celui-ci se trouve désormais exposé au Japon. Le médaillon, quant à lui, a été acquis par un collectionneur américain, qui promet de le rendre à l’Afghanistan, quand le pays retrouvera une stabilité politique. Autant dire, semble t-il : quand les poules auront des dents.
Le pays des Afghans, point de passage obligé des envahisseurs, est surnommé le « cimetière des empires ». Il est vrai qu’avant l’échec de la grande coalition face aux talibans, mise sur pied au lendemain du 11 septembre 2001, les Soviétiques avaient quitté le pays qu’ils n’avaient su vaincre. Avant eux, les Britanniques, pourtant récents vainqueurs de Napoléon, avaient également échoué à se rendre maîtres de ce pays. La première armée mondiale fut en effet défaite en 1842 à Gandamak, massacrée par quelques milliers de gueux, armés comme ils pouvaient.
En Afghanistan, « les envahisseurs se succèdent à une cadence folle » : ils y déferlent en 1220, 1370, 1526, 1713, 1738, 1837, 1842, 1879, 1919, 1979, 2001. De tous les envahisseurs occidentaux, seul Alexandre fut vainqueur. Peut être parce que le Macédonien fut « conquis par l’Asie en même temps qu’il la conquérait », pour reprendre les mots de Nicolas Bouvier. Il y est appelé de son nom persan : Iskander. Son aura y est encore vive. C’est un demi-dieu qu’on ne cesse de croiser. Son nom d’Iskander se retrouve dans celui de la ville de Kandahar, l’Alexandrie d’Arachosie. À entendre les Afghans, « on croirait la piste du conquérant encore fraîche et ses batailles, dans tel ou tel recoin de l’Hindu Kush, récentes ». Alexandre, le galopin de Macédoine, avait vingt-cinq ans quand il traversa cette terre, traquant Bessos, satrape de Bactriane, qui avait osé se proclamer empereur sous le nom d’Artaxerxès V.
Bactres, la capitale du royaume gréco-indien d’Alexandre, est comme engloutie. Elle s’appelle désormais Balkh. « On ne la reconnaît plus dans cette bourgade moribonde, sale, suintant l’ennui, évincée du monde, rincée par les vents de sable ». Alexandre y avait fait construire une acropole, une agora, des bains, des temples, pour en faire la rivale des grandes villes perses. C’est là qu’il épousa Roxane, la fille de Oxyartès, un chef bactrien. La cité était déjà riche d’un passé avant l’arrivée du Macédonien. C’est à cet endroit que vécut et mourut Zarathoustra. Balkh aujourd’hui est peuplée de talibans. Le territoire du Gandhara, cette extraordinaire civilisation née de la rencontre de la Grèce et de l’Orient, fusionnant l’art grec et le bouddhisme, coïncide avec celui du djihadisme contemporain qui vit « la poussée des talibans, la création d’Al-Qaïda, la montée en puissance d’Oussama Ben Laden, la rencontre de la plupart des idéologues islamistes dans les camps de la Frontière ». Brisant le rêve eurasien d’Alexandre le Grand, les talibans réduisirent en un tas de gravats les Bouddhas de Bâmiyân, que même le « Maudit » Gengis Kahn (« la bombe atomique de cette époque ») avait épargnés.
Jean-Pierre Perrin nous emmène dans un périple passionnant, entraînant le lecteur dans un ballet de poussière. Avec lui, on parcourt les siècles à grandes enjambées, en suivant les cavaliers grecs et mongols, les dromadaires des Britanniques, les chars des Russes, les véhicules blindés des Américains, des Français, les rails des trains des investisseurs chinois. On bivouaque dans les nuits glaciales des montagnes avec des personnalités souvent guerrières, parfois littéraires, aventureuses, d’hier et d’aujourd’hui. Il sert de guide au lecteur sur les sentiers rocailleux et les franchissements de montagne, nous aidant à comprendre ce pays, en désignant le paysage et les villes rencontrés et narrant des récits qui y sont associés.
Le reporter eut lui-même les meilleurs guides. Dans les années 1980, il suivit les moudjahidines dans leur lutte contre l’armée soviétique. Ceux-ci ont d’abord suscité l’admiration de l’occident avant de s’entre-déchirer dans des luttes de factions, de rivalités ethniques et idéologiques, religieuses et mafieuses. Dans cette région du monde, les accords entre les chefs de groupes ne durent jamais plus que quelques jours, semaines ou mois. Parmi ces chefs de meutes, nous rencontrons la figure de Massoud, « l’Afghan qui a gagné la guerre froide », pour reprendre un titre du Wall street journal, charismatique lion des montagnes, dont Jean-Pierre Perrin rappelle l’idéologie islamiste. L’homme, auréolé de son pakol, sera bientôt effacé sur le devant de la scène par les hommes en noir du mollah Omar, autoproclamés talibans. Nous rencontrons aussi Haqqani, chef de l’un des principaux groupes contribuant à la guérilla contre la grande coalition. L’insurrection afghane contre les Soviétiques servit de matrice à une vaste entreprise militaro-religieuse qui allait s’étendre au monde entier. On y croise les traces du Saoudien Oussama Ben Laden, qui commandita l’assassinat du populaire commandant Massoud, deux jours avant les attentats du 11 septembre.
En 2010, le reporter retourne en Afghanistan en empruntant cette fois les véhicules blindés de la coalition. Les VAB roulent à vive allure pour déjouer les attaques de ces rebelles, jadis alliés, sur une route jonchée de carcasses de camions afghans, de squelettes de véhicules soviétiques et, sans doute aussi, de quelques traces d’Alexandre, mêlées à la poussière des Bouddhas de Bâmiyân.
Référence du livre
Jean-Pierre Perrin, Le djihad contre le rêve d’Alexandre : en Afghanistan, de 330 avant J.-C. à 2016, Paris, Seuil, 2017, 292 p.
- Le site de l’éditeur : www.seuil.com
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « Un voyage en Afghanistan, d’Alexandre à nos jours », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 30 mars 2017. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2017/03/30/voyage-en-afghanistan-alexandre-a-nos-jours/>. Consulté le 14 November 2024.
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