Pourquoi lire les Anciens ?

Réflexions sur l’œuvre littéraire de Daniel Mendelsohn.

Pourquoi lire les Anciens ? L’œuvre de Daniel Mendelsohn, à travers le triptyque que composent L’étreinte fugitive, Les Disparus et Une Odyssée, nous offre une réponse singulière dont la portée est pourtant fort large. La littérature ancienne y apparaît un miroir, certes vertigineux, mais qui permet de progresser dans la quête de soi. La parution récente de la traduction française de Une Odyssée (Flammarion, 2017), peut être l’occasion de découvrir ou redécouvrir cet auteur américain et francophile.

Des textes aux contours génériques complexes

Les trois textes traduits en français s’apparentent à des moments autobiographiques : L’Etreinte fugitive expose la quête de l’auteur d’une identité qui se construit à travers une géographie, entre un appartement aux marges de Chelsea, quartier homosexuel de New York et le logement d’une amie où l’auteur mène une vie semblable à celle d’un père de famille. Si cette identité est sexuelle, en l’occurrence homosexuelle, Daniel Mendelsohn cherche à comprendre comment elle se manifeste et ce qu’elle suppose.

Dans les Disparus, la quête s’étend à la famille de l’auteur qui part à la recherche du sort subi par son grand-oncle Shmiel, et sa famille, juifs de Bolechow, disparus pendant la seconde guerre mondiale, certes, mais surtout disparus ou en voie de disparition dans les mémoires. Le texte raconte les interviews accordées par les derniers témoins à Daniel Mendelsohn et son frère, photographe, dont les clichés scandent le récit, depuis la Norvège jusqu’aux États-Unis en passant par l’Australie. En filigrane, la relation de l’auteur et son frère se dessine et sous-tend la recherche pour ainsi dire historique.

Le texte le plus récent, Une odyssée, dont le sous-titre est Un père, un fils, une épopée, raconte comment un cinquantenaire découvre son père, mathématicien, sérieux et sobre, qui décide d’assister au séminaire de son universitaire de fils qui porte sur le poème de l’Odyssée.

Mais cette présentation des récits élude toute une partie des textes : en miroir de ces quêtes, de soi, d’une famille ou d’un père, résonnent des lectures de textes anciens, essentiellement. L’Etreinte fugitive est l’œuvre qui s’appuie sur le plus de textes, latins et grecs, avec le mythe de Narcisse extrait des Métamorphoses d’Ovide, le poème 51 de Catulle qui fait le lien avec la littérature grecque, comme réécriture du poème de Sappho, l’Ion d’Euripide et l’Antigone de Sophocle. Les Disparus s’articule autour de la lecture de la Genèse, lecture qui confronte les herméneutes et les interprétations. Quant au dernier opus, on le devinera facilement, il se nourrit de la lecture de l’Odyssée, avec un temps tout particulièrement consacré à la Télémachie.

Récits autobiographiques, historiques, lectures d’œuvres fondatrices : difficile de définir ces ouvrages, d’un point de vue générique, question qui aurait peut-être moins gêné les Anciens, dont les œuvres, comme on le perçoit de plus en plus, n’ont peut-être pas les contours aussi fixes que la tradition leur a donnés. Tout cela ferait néanmoins un ensemble quelque peu bancal, si la construction intellectuelle et narrative n’était pas solidement fichée dans le texte.

La démarche herméneutique…

Daniel Mendelsohn a suivi une formation de Lettres Classiques aux Etats-Unis, soutenu une thèse en 1994 sous la direction de Froma Zeitlin, figure de mentor présente dans les trois récits, et enseigne la littérature au Bard College. C’est dire s’il fréquente depuis plusieurs décennies les textes anciens, fasciné depuis son plus jeune âge par les langues qui paraissaient exotiques à son milieu familial juif, depuis les hiéroglyphes jusqu’à la langue grecque, tout autant qu’il était charmé par la plastique de la sculpture grecque. Mais son œuvre montre combien la lecture d’un texte, fût-il religieux ou non, implique une démarche herméneutique assez comparable.

En effet, dans ses trois ouvrages, Daniel Mendelsohn met en perspective les moments de ses quêtes avec la lecture précise, mot à mot parfois, des Anciens. Dans l’Etreinte fugitive, l’analyse du mythe de Narcisse, en passant par sa rencontre avec la nymphe Echo, permet de montrer combien le sujet n’est alors que l’objet de ses désirs, ce qui rejoint le fameux poème de Sappho ainsi que son adaptation de Catulle où le commentaire de l’adverbe « identidem » montre que l’amour homosexuel, pour le dire trop vite, est une quête en miroir d’un soi dans l’autre, toujours renouvelé. La pièce d’Euripide Ion revient sur la question de l’identité et de la paternité, alors que l’auteur devient le parrain et épouse le rôle d’un père d’un jeune enfant. Sophocle est quant à lui sollicité comme contre-point de la question de la vérité et des mythologies familiales.

La Torah, lue de manière précise dans les Disparus, permet de poser un regard tout particulier sur les faits découverts à propos de la famille de Daniel Mendelsohn, en réfléchissant sur la relation entre les frères pour commencer, avec Abel et Caïn, mais aussi sur ce dieu qui fait mourir les hommes, sur l’Alliance… Chaque étape de la recherche sur ce qui a pu se passer dans ce village occupé par la communauté juive, les Polonais et les Ukrainiens, se trouve éclairée par une lecture interprétative de la Genèse, ce qui donne un caractère solennel au récit et impose une distance qui abolit tout pathos, alors que certaines scènes sont d’une violence inouïe.

Une odyssée propose à son tour une lecture interprétative plus continue du poème homérique puisque Daniel Mendelsohn raconte le séminaire qu’il dirigeait pour des hellénistes de première année, avec un programme défini pour chaque séance qui devait amener à traiter toute l’œuvre. Outre certains passages savoureux de l’enseignant qui a travaillé une interprétation mais qui voit ses étudiants plutôt réfractaires, le texte, au fil de l’avancement du groupe et des remarques du père de l’auteur présent, réfléchit autant à l’économie générale du poème qu’à des problèmes d’interprétations plus précis. L’une des questions récurrentes est le statut d’Ulysse. Jay, le père de l’auteur, prétend qu’il n’est pas un héros et trouve mille occasions d’intervenir, en grognant, dans le séminaire, quitte à gêner son fils, qui tient manifestement à ce statut héroïque, mais on voit bien ici que la lecture du poème n’est pas seule en jeu : Ulysse est le père de Télémaque, comme Jay est le père de Daniel. Il est fort possible, par pudeur, surtout, du côté des Mendelsohn, que les deux fils méconnaissent terriblement leurs pères. Le père doit peut-être rester héroïque. Mais je tends à penser que, dans le fond, Jay n’a pas tort : la race des héros périt à Troie et avec Troie. Est-ce le héros qui est éprouvé à travers l’Odyssée ou l’homme ? Si l’Odyssée est la construction de deux fils narratifs, l’un suivant Télémaque, l’autre, Ulysse, fils qui se nouent pour permettre le retour de roi en son pays, Une odyssée est la découverte d’un père par son fils, une révélation, en particulier lorsque tous deux partent en croisière sur les pas d’Ulysse, occasion pour Jay de jouer pleinement le rôle rassurant de père. Aboutissement du parcours autobiographique initié depuis l’Etreinte fugitive, Une odyssée montre combien la lecture herméneutique permet de poser un regard sur une vie.

… comme modèle de lecture de sa vie

En effet, solliciter les œuvres antiques enrichit, d’un point de vue thématique, le récit autobiographique, mais il serait réducteur de considérer que Daniel Mendelsohn illustre sa narration ou cherche une grille d’interprétation dans la littérature ancienne. Il s’agit plutôt d’une méthode transposée depuis la lecture philologique, justifiée par l’auteur lui-même : « L’interprétation n’est pas une vague projection subjective, elle doit procéder d’un examen méticuleux des données, c’est-à-dire de ce qui se trouve dans le texte », chapitre Apologoi (Aventures), au regard réflexif sur la vie. Les trois récits reposent sur un questionnement, cette posture de non-compréhension, condition à un examen précis et fécond de l’objet : qui suis-je ? dans l’Etreinte fugitive ; qu’est-il arrivé à Shmiel et sa famille ? dans les Disparus ; qui est mon père ? dans Une odyssée. La narration, qui respecte les méandres de la recherche, qui laisse les découvertes se révéler progressivement ou sur un rythme affolant, en fin des Disparus, a tout d’un travail d’interprétation d’une œuvre, de la plongée dans un texte pour tenter de restituer le sens. Cette quête, au-delà du factuel, semble l’essence de l’œuvre. Daniel Mendelsohn cherche la vérité. Et il parvient toujours à une vérité, mais comme elle est fragile, résistant à peine aux différentes versions proposées au fil des récits, mais fruit de la recomposition du sujet, riche de toutes ses recherches.

L’œuvre antique comme modèle d’écriture

Si la construction de ces trois textes s’apparente essentiellement à celle du miroir, le vie trouvant un reflet dans le miroir qui permet la réflexion sur la vie, de manière infinie si, comme Daniel Mendelsohn enfant, on redouble l’effet par un autre miroir, jusqu’à l’évanouissement, dans le détail, l’écriture de l’helléniste s’inspire des œuvres antiques : alors qu’il souligne, à plusieurs reprises, dans Une odyssée la structure de récit qui s’écarte de la narration principale pour revenir aux origines d’une situation et reparcourir l’ensemble de l’histoire jusqu’au point d’où il était parti, forme de narration archaïque que l’auteur retrouve précisément dans les récits de son grand-père maternel, Daniel Mendelsohn procède précisément ainsi, très souvent.

Si l’on observe maintenant les trois textes avec un peu de distance, on retrouvera des thèmes, des anecdotes qui traversent les trois récits, avec toujours un éclairage différent : l’histoire de la sœur du grand-père morte une semaine avant son mariage est un exemple représentatif. La clé de l’anecdote est explicite dans L’Etreinte fugitive, mais elle revient comme une formule homérique ou une scène typique, comme Daniel Mendelsohn en décrit, dans le chapitre Paideusis (Pères et fils) d’Une odyssée, en contre-point de plaintes récurrentes de son père. Ces ritournelles ont un effet particulièrement efficace de mise en cohérence de ce tout, créant au passage une forme de familiarité attachante.

Pourquoi lire les Anciens ? Peut-être pour s’approcher de l’étymon de ce qui nous définit, notre nom. Daniel Mendelsohn, à ce titre, a un patronyme riche, comme il en fait lui-même la démonstration tout le long de l’Etreinte fugitive, avec un μέν men…, et un δέ de…, les deux premières syllabes du nom, particules si familières au grec ancien, qui marquent la dispersion de la réalité, d’un côté…, de l’autre…, ambiguité de l’être, de cet homme, fils, Sohn en allemand, de Jay, petit-fils de ce grand-père presque mythique, qui éblouit par son intelligence toujours délicate et qui parvient à éclairer la vie grâce aux textes anciens.

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Marie-Andrée Colbeaux, « Pourquoi lire les Anciens ? », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 31 octobre 2017. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2017/10/31/pourquoi-lire-les-anciens/>. Consulté le 26 April 2024.