Coup d’épée dans l’eau ou vraie logique narrative ?
Transposer une épopée en jeu vidéo permet-il de transmettre un contenu ou s’agit-il d’un simple prétexte servant de toile de fond à un amusement ? Pour y répondre, nous analysons ici le jeu Warriors : Legends of Troy paru en 2011 et ses correspondances avec l’Iliade.
Comme le rappelle Jacqueline Villani, « Lire Homère, c’est entrer dans un autre monde, un monde qui n’existe pas et n’a jamais existé. Ni Troie, ni l’île des Phéaciens, ni l’antre du Cyclope ne peuvent être identifiés à quelque lieu que ce soit »1. Les auteurs de jeux-vidéo se sont largement inspirés de cet espace de liberté pour créer leur propre background (contexte) autour des légendes homériques. Nous allons ici appuyer notre propos sur le jeu vidéo Warriors : Legends of Troy, édité par Koei en 20112.
Le jeu peut-il se faire le vecteur fidèle d’une transmission des mythes ?
Dans le vocable vidéoludique, Warriors : Legends of Troy est un « Beat’em All ». Traduction littérale = « les battre tous ». Le joueur doit incarner un combattant devant tuer le maximum d’ennemis dans un espace défini. Pourquoi prendre appui sur ce jeu en particulier et pas sur les nombreuses autres adaptations ayant la même thématiqu ?3). Tout d’abord car il propose, en vingt-et-un chapitres4, de découvrir les dix années que dura la Guerre de Troie, de l’arrivée d’Achille en Troade jusqu’à la fuite d’Énée. Parce que, tout au long du jeu, le joueur peut incarner des héros des deux camps. En outre, avant chaque mission, de petites vidéos expliquent au joueur le mythe dans un cadre plus large, du jugement de Pâris à la création de Rome. Cet ensemble permet de pouvoir nous intéresser à la fidélité du jeu envers les sources antiques concernant cette guerre légendaire.
Notons d’emblée que le jeu présente une certaine équité entre héros grecs et troyens. Sur les vingt-et-une missions, dix sont réalisées par le camp troyen et onze par le camp grec. On joue quatre personnages dans chacun des deux camps avec un nombre quasi semblable de missions. Dans l’ordre : Achille (quatre missions), Ajax, Ulysse, Hector, Pâris, Penthésilée (trois missions chacun), Enée, Patrocle (une mission). L’empathie est une des premières forces du jeu. Chacun des personnages des deux camps dispose de ses propres cinématiques, au début, au milieu ou à la fin de chaque mission. Leurs troubles et choix sont dramatisés au maximum, notamment Hector. La séquence de l’adieu à Andromaque, qui apparaît au chant VI de l’Iliade, est placée dans le jeu juste avant son combat avec Achille, lequel constitue la seizième mission (ill. 1). Alors qu’aucun autre héros n’est présenté au sein de sa famille, la scène d’Hector entouré de sa femme et de son fils évoque ce que Jacqueline de Romilly a retranscrit en ces termes5 :
Quel autre héros épique a-t-on jamais vu dans cette attitude si humaine et familière ? Lui, « Hector au casque étincelant », n’a plus de casque. Il est un vrai père, habitué aux caresses et aux patiences du quotidien.
L’adaptation du texte de l’Iliade proprement dite correspond à huit épisodes, contre huit épisodes également pour les neuf premières années de la guerre et cinq pour la période suivante. Le texte d’Homère est donc véritablement au centre du jeu, surtout que de nombreuses missions visent justement à éclairer le début du texte. Ainsi on joue Ajax qui va capturer avec Agamemnon Chryséis, et Achille allant dans un temple d’Apollon pour demander au dieu comment arrêter la peste qui décime l’armée achéenne. Le déroulé narratif est permis par les cinématiques en début et fin de missions qui explicitent le contexte et les enjeux dramatiques. D’ailleurs le début du jeu commence par une voix off, « Chante, oh muse », qui fait bien le lien avec Homère et Hésiode. La référence à l’Antiquité est aussi clairement explicitée par le choix d’une esthétique faisant penser aux vases grecs attiques de la période classique.
Les personnages marchent au ralenti, comme si l’argile et son vernis s’animaient. Le discours s’autorise de nombreux flashbacks qui explicitent ainsi le serment de Tyndare, la jeunesse de Pâris-Alexandre ou le meurtre de la reine des Amazones Hippolyte par sa sœur à Athènes. Des dialogues sont aussi présents au sein des missions pour introduire ou conclure certains combats. Ceux-ci ont une place centrale dans le jeu, chaque mission en est émaillée. Toutes se finissent par des duels contre des « boss » ou ennemis qu’il faut vaincre pour terminer la partie. Ces duels s’inspirent des nombreux combats individuels réalisés par les héros de l’Iliade. On y retrouve ainsi les fameux duels d’Énée contre Achille (ill. 3), de Patrocle contre Sarpédon ou d’Achille contre Hector. Les dieux sont bien présents durant ces combats et en influencent leur issue. Ainsi, en jouant Patrocle, on peut blesser Hector mais celui-ci, grâce à Apollon, nous envoie in fine au trépas. Tel Diomède face à Aphrodite, nous pouvons blesser les dieux mais pas les tuer, ceux-ci s’incarnant dans d’autres héros ou dans des statues que le joueur doit détruire. Dans la huitième mission, Achille affronte Apollon sous la forme d’une statue colossale dont le joueur casse d’abord les jambes, puis la tête à l’aide de coups spéciaux6. Apollon sort de la statue brisée, reconnaît la valeur du héros et lui dit comment arrêter la peste. Le joueur dispose d’armes propres à chaque personnage, avec leurs caractéristiques : Ulysse porte une petite dague, Pâris un arc et des flèches…
Le jeu et le poème sont centrés sur la violence des combats. Comme le rappelle l’écrivain Pierre Pachet : « l’Iliade est un sommet dans la description de la violence continue. Nous sommes en présence de l’un de textes de l’histoire de la culture où la violence humaine est représentée le plus crûment, sans aucune atténuation… »7. Dans le jeu, l’objectif principal consiste à tuer le plus grand nombre d’adversaires tout en multipliant le plus grand nombre de coups spéciaux et de bottes secrètes. Le nombre d’ennemis tués donne des points permettant au joueur de récupérer armes ou protections supplémentaires à la fin de chaque chapitre. Face à tout ce sang versé et à l’importance donnée à la violence physique, le jeu a été déconseillé aux moins de dix-huit ans en Europe8. La récupération des armes des ennemis vaincus, présente dans l’épopée, est également présente dans le jeu, mais détachée de son caractère symbolique initial. Il s’agit ici de récupérer une arme supplémentaire afin de pouvoir s’en servir comme simple arme de jet. Il y a ainsi une tension dans le jeu entre la volonté d’apporter du divertissement par le combat et une certaine dimension didactique visant à éclairer le joueur sur de nombreux épisodes peu connus de la guerre. Dans la même idée, des cartes permettent au joueur de situer les villes autour de Troie que les Grecs vont piller, comme Lyrnessos ou Thèbe sous le Placos.
Cependant, il faut signaler quelques différences notables entre le jeu et la tradition antique. Tout d’abord, l’absence de certains personnages centraux. Ainsi, du côté grec, Diomède, Néoptolème ou Philoctète ne sont même jamais mentionnés. Cela conduit à des facilités d’écriture rompant totalement avec la tradition, en particulier vers la fin du jeu. Ainsi, Ménélas tue Pâris, et Agamemnon tue Priam avant de succomber lui-même par l’épée d’Enée. Le choix des éditeurs a été de réduire le nombre de protagonistes afin de simplifier l’intrigue et de centrer le propos sur les héros les plus charismatiques. Après la mort d’Hector, tout s’enchaîne assez rapidement et l’absence de multiples personnages secondaires permet d’arriver rapidement à l’épisode, connu de tous, du cheval de bois. Comme l’affirmait Jacqueline de Romilly, il est possible de modifier les détails d’une histoire, à condition que les auteurs respectent la trame principale et son contenu9. Aussi, ces raccourcis ne sont pas gênants et gardent les lignes principales du mythe ainsi que ses conclusions. Autre différence, le jeu a recours à des monstres et des divinités effrayantes à la fin de certains niveaux. Dans les textes antiques, excepté les serpents géants envoyés par Poséidon pour tuer Laocoon et ses fils, les monstres ne sont pas présents au cours de la Guerre, même s’ils sont bien acceptés dans l’univers mythologique, comme en témoigne les aventures d’Ulysse dans l’Odyssée avec les sirènes, Lestrygons, Cyclopes… Les développeurs du jeu ont cependant choisi des personnages ayant une certaine cohérence avec le récit. Ainsi, Hector affronte t-il et tue un Cyclope, ce qui a pour conséquence de mettre Poséidon du côté des Grecs afin de venger son fils, alors que, dans le mythe, c’est suite au non-paiement de son salaire par le roi Laomédon lors de la construction des murs de Troie que le dieu rejoint le camp adverse. De son côté, Ajax doit affronter une version horrifique de Lyssa, la déesse de la folie furieuse chez les Grecs ; c’est après l’avoir vaincue que le héros devient fou, tue un troupeau de moutons et s’empale. Aussi, si différences il y a, elles demeurent dans une certaine logique vis-à-vis de l’univers mythologique.
La littérature antique n’est pas la source unique des concepteurs du jeu. D’autres influences venant des cultures de l’imaginaire se font en effet clairement sentir. Le jeu vidéo God Of War est ainsi une grande référence sous-jacente. Saga composée de sept jeux vendus à plusieurs millions d’exemplaires, God Of War permet au joueur d’incarner un guerrier spartiate qui va peu à peu devenir le seul dieu de l’Olympe. Legend of Troy emprunte plusieurs références directes à ce jeu très apprécié, comme le système de combat contre les ennemis de fin de niveau ou encore la succession rapide des combats et ennemis. Le cinéma est une autre source d’inspiration des concepteurs du jeu Legend of Troy et, notamment, le film Troy. Sorti en 2004, le film de Wolfgang Petersen a relancé la mode des péplums dans le cinéma mondial. Certains physiques des personnages du jeu sont ainsi similaires à ceux du film, en particulier Achille dont son incarnation dans le jeu vidéo ressemble fortement à celle jouée par l’acteur Brad Pitt : blond aux cheveux longs avec des tresses, forte musculature, recourant au même type d’armes. Par ailleurs, le film et le jeu recourent à une même ambiance photographique. On y retrouve une grande luminosité et des tonalités proches de l’ocre, tant par les armures en bronze des combattants, que par le sable de la plaine troyenne ou de la couleur des constructions en pierre… Les emprunts des introductions du jeu à la céramique grecque ne sont eux pas nouveaux et offrent précisément une porte d’entrée vers les musées, lieux principaux où sont conservées ces œuvres.
En conclusion, on voit bien tout l’intérêt de pouvoir comparer jeux-vidéo et littérature autour du cycle troyen. Sans s’opposer, ces deux médias se répondent et se complètent. On pourrait imaginer certains professeurs donnant une liste de jeux mythologiques à leurs élèves ou des musées mettre des bornes avec télévisions et consoles pour intéresser les jeunes générations à ces œuvres fondatrices.
- Jacqueline Villani, D’Ulysse à Lucius, à travers les langues et la culture de l’antiquité : textes et mythes fondateurs, Paris, Ellipses, 2009, p. 13. [↩]
- De la même manière que Laury-Nuria André a pris comme jeu principal dans son étude : Rise of the Argonauts, Codemasters, sorti en 2008. [↩]
- Notamment Age of Mythology (Microsoft, 2002), Battle for Troy (THQ, 2004), Gate of Troy (Slitherine, 2005 [↩]
- Un nombre qui pourrait être rapproché de celui des chants de l’Iliade. [↩]
- Jacqueline de Romilly, Hector, Paris, Librairie Générale Française, 1999, p. 50. [↩]
- L’inspiration est clairement ici le jeu God of War, où le héros tue progressivement les dieux de l’Olympe. [↩]
- Pierre Pachet, « Sur une scène de l’Iliade : en colère contre la colère », Littérature, vol. 159, no. 3, 2010, pp. 103-104. [↩]
- Par le système PEGI qui définit les jeux interdits aux moins de 18 ans comme : « La classification destinée aux adultes s’applique lorsque le degré de violence atteint un niveau où il rejoint une représentation de violence crue et/ou inclut des éléments de types spécifiques de violence. » Source : http://www.pegi.info/fr/ [↩]
- Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ?, Paris, France loisirs, 1993, pp. 192-193. [↩]
Lire aussi sur Insula :
Cyrille Ballaguy, « L’Iliade en jeu-vidéo », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 16 janvier 2018. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2018/01/16/liliade-en-jeu-video/>. Consulté le 21 November 2024.
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