Les tribulations d’un bronze romain.
Le Museum of Fine Arts de Boston vient de rendre au Musée de la Chartreuse de Douai une statuette en bronze d’époque romaine, volée en 1901. Notre billet présente le périple de ce jeune homme nu identifié par ses propriétaires – parfois prestigieux – comme un orateur, un Hermès (ou Mercure), ou un Antinoüs.
Dans son Recueil des bronzes de Bavai, Germaine Faider Feytmans donne au n° 96 la description d’une statuette d’après dessin et photographie. L’original, écrit-elle en 1957, semblant égaré :
« Jeune homme imberbe, debout, appuyé sur la jambe droite, la gauche avançant légèrement. Le bras droit est tendu ; le gauche pend le long du corps et est recouvert d’une chlamyde fixée sur l’épaule par une agrafe et descendant en plis amples jusqu’à la hauteur du mollet, tout en recouvrant la moitié du dos. (…) L’ensemble est très élégant et bien proportionné. »
Cette représentation en bronze d’un jeune homme nu, de 15 cm de hauteur, datée du Ier ou IIe siècle de notre ère, était une pièce antique parmi les plus remarquées dans les collections du Musée de Douai jusqu’en 1901, année où l’objet fut volé.
L’« Orateur » de la Collection Carlier
Le Chanoine Biévelet écrit que « le plus heureux des collectionneurs bavaisiens fut incontestablement l’abbé Augustin Carlier ». Celui-ci fut curé-doyen de Bavay de 1775 à sa mort, le 14 juin 1818. Son cabinet de collectionneur était remarquable, riche d’un très grand nombre d’antiquités de la cité des Nerviens et de ses environs, constitué de pièces qu’il achetait principalement à ses ouailles1. C’est ainsi qu’Augustin Carlier semble avoir fait l’acquisition de cette statuette en bronze, découverte par un laboureur à Neufville-Saleches, dans les environs de Le Quesnoi, vers les années 1780.
La collection du curé de Bavay était reconnue pour son excellence et Auguste Carlier recevait de nombreux visiteurs. Dans son Second Supplément au Recueil d’antiquités romaines et gauloises, contenant la description de l’ancienne ville de Bavai et Famars, publié à Gand en 1813, Martin-Jean De Bast mentionne la collection Carlier :
« Maintenant se présente le superbe Cabinet d’Antiques de Mr. Carlier, Curé de Bavai, Cabinet unique dans son genre, en ce qu’il ne renferme que des monuments découverts dans cette ville ou dans ses environs. Cette riche collection mériterait sans doute un Mémoire séparé, enrichi de figures … »
Parmi les vingt-quatre figures en bronze de la collection Carlier, De Bast décrit la statuette comme la représentation d’un « Orateur » :
« Une surtout se distingue ; elle est d’un goût exquis et d’un excellent dessin ; sa conservation ne laisse rien à désirer ; les traits, l’attitude et la position la font regarder comme la représentation d’un Orateur qui déclame. Cette statue a cinq pouces sept lignes de haut. »
De Bast présente un dessin représentant la statue, imprimé de manière inversée, qui sera repris et simplifié par Salomon Reinach dans son Répertoire de la statuaire grecque et romaine en 1897-18982.
En 1826, Isidore Lebeau décrit également la statuette comme étant la représentation d’un « Orateur » : parmi les 54 figures de bronze de la Collection Carlier, écrit-il, « la plus remarquable par la correction et la beauté du dessin a les traits et l’attitude d’un orateur débitant un discours » .3
En 1833, les héritiers d’Auguste Carlier vendent la statuette au Musée de Douai ainsi qu’un grand nombre d’antiquités que possédait le curé de Bavay. Si, dans l’inventaire réalisé en 1834 des pièces cédées à la ville de Douai, le jeune homme nu est présenté comme étant le dieu Mercure, il est rapidement présenté comme étant Antinoüs, le célèbre favori de l’empereur Hadrien, mort noyé dans des circonstances étranges en octobre 1304.
Elégant, gracieux, délicat « Antinoüs »
Présentée au Musée de Douai sous le numéro 574, la statuette est mentionnée dans divers guides. « On distinguera, non sans plaisir, un Antinoüs, statuette de bonne époque, élégante et gracieuse et dont la patine est fort belle » écrit ainsi M. A. Cahier dans les Mémoires de Douai de 1852-18535 ; quant au Nouveau guide de l’étranger dans Douai de 1861, il signale la présence d’une « petite statue en bronze d’Antinoüs, charmante œuvre d’art du travail le plus délicat »6.
La statuette fait donc la fierté du Musée de Douai quand, le 3 juillet 1901, elle est volée avec quelques autres objets du Musée. Le 30 juillet 1901, un dénommé Richard est arrêté en flagrant délit de vol au musée de Compiègne. On le retrouve en possession d’objets volés à Douai ainsi que de la liste de ces derniers. Mais, de l’« Antinoüs », on ne trouve pas trace7. La statuette est déclarée perdue. La suite des tribulations de celle-ci, on ne la connaît que depuis peu.
« Hermès » à Londres, « Mercure » à Boston
On retrouve la trace de l’« Antinoüs » à Londres, en 1903. Un collectionneur américain, Edward Perry Warren, prête en effet cette statuette lors d’une exposition londonienne intitulée « Exhibition of Ancient Greek Art » organisée par le Burlington Fine Arts Club. Sous le n° 35 du catalogue, elle est décrite comme « statuette of Hermes ». Personne ne fait alors le rapprochement entre cet « Hermès » et l’« Antinoüs » volé deux ans plus tôt à Douai.
Edward Perry Warren (1860-1928), nouveau propriétaire de la statuette, est reconnu comme l’un des plus grands collectionneurs d’art, en particulier d’art antique8. Il fait l’acquisition de ce bronze durant sa grande décennie de collecte9. Si on ignore dans quelles conditions Edward Perry Warren obtient « Antinoüs », on peut sans doute saisir les motivations qui poussent le collectionneur à l’obtenir : si l’objet est de belle facture, presque intacte, la statuette d’un jeune homme nu dans une pose pleine de maintient reflète le goût de Warren pour la modération10 ainsi que les orientations sexuelles du collectionneur. Edward Perry Warren est en effet connu pour être un avocat du retour à la pédérastie grecque et on lui doit d’avoir exposé sa théorie sous le pseudonyme d’Arthur Lyon Raile dans un ouvrage en trois volumes intitulé : A Defence of Uranian Love. Cette promotion de la pédérastie passe alors par les œuvres d’art, ce qui se perçoit particulièrement dans ses achats de sculptures représentant des jeunes hommes nus11.
Edward Perry Warren dote le Museum of Fine Arts de Boston d’un nombre considérable d’objets12 et c’est à ce Musée que, le 19 janvier 1904, le collectionneur vend son « Hermès ». À Boston, « Hermès » figure désormais au catalogue comme « Mercure » sous le n° 04.9.
Le bronze était donc au Musée de Boston depuis 1904, quand – en 2011 – le Forum antique de Bavay demande l’objet en prêt pour figurer dans une exposition.
Le retour d’« Antinoüs » à Douai
Isabelle Bollard-Raineau, Responsable Recherche et Conservation au Forum antique de Bavay, nous relate les circonstances de la redécouverte :
« On connaissait cette statuette sous la désignation de « L’orateur » mais on pensait qu’elle avait disparue. Lors de la préparation de l’exposition « Voyage à travers les collections de Bavay », nous avons appris qu’il existait une statuette de Bavay conservée au Museum of Fine Arts de Boston. Nous avons contacté le Musée de Boston et − en comparant les photographies − nous avons pu faire le rapprochement avec la statuette disparue de la Collection Carlier. Nous avons alors contacté le musée de la Chartreuse de Douai lequel, après quelques recherches, a retrouvé le procès-verbal mentionnant le vol de cette statuette en 1901. »
Identifier une œuvre volée présente dans les collections d’un Musée ne suffit pas toujours pour espérer la récupérer. En la circonstance, le Musée de Boston a eu une attitude exemplaire. La politique du Musée de Boston, souligne Victoria Reed du musée américain, est de vérifier la provenance de chaque objet qui part à l’étranger, particulièrement ceux ayant une origine européenne et les antiquités13. Le 25 octobre 2012, convaincu que le bronze est l’« Antinoüs » volé en 1901, le Musée de Boston vote la radiation de cette pièce à l’inventaire et le retour à Douai de la statuette, sans contrepartie.
On retrouvera l’« Antinoüs » à l’ouverture du Musée archéologique de Douai. En attendant, il est retourné pour quelques mois au Forum antique de Bavay où il est exposé dans le cadre de l’exposition « Voyage à travers les collections de Bavay : histoires d’archéologie (1780-1976) ». Dans la vitrine, la dernière de l’exposition, il est en compagnie d’une « Minerve » du Musée des antiquités nationales, acquise comme étant un bronze de Bavay lors d’une vente aux enchères en 1995 : aujourd’hui encore, les bronzes de Bavay bénéficient d’une réelle « image de marque ».
Exposition à voir jusqu’au 27 août 2013.
Exposition « Voyage à travers les collections de Bavay : histoires d’archéologie (1780-1976) », Forum antique de Bavay, du 31 janvier au 27 août 2013. Site internet du CG59.
En savoir plus
Notice du Mercure du Museum of Fine Arts de Boston : http://www.mfa.org/
Notice de l’Antinoüs de Douai sur le site Musenor : http://collection.musenor.com
- Antoine Niveleau écrit : « Comme de son temps il était le seul qui recherchait ces antiquités, sa qualité de pasteur de la ville lui attirait la confiance des habitants ; chacun s’empressait de lui apporter ce qu’il trouvait dans ses terres et en recevait une rétribution satisfaisante… de cette manière, il forma une collection nombreuse et historique pour ces contrées. » Antoine Niveleau, Bavai ancien et moderne, cité par H. Biévelet, « Un collectionneur heureux … », Etudes bavaisiennes, Villeneuve d’Ascq, 1976, p. 23. [↩]
- Salomon Reinach, Répertoire de la statuaire grecque et romaine. Tome II.2, 1897-1898, p. 591. [↩]
- I. Lebeau, « Antiquités de l’arrondissement d’Avesnes », Mémoires de Douai, 1, 1826, p. 141. [↩]
- Voir Henri Biévelet, Germaine Faider-Feytmans, « Deuxième supplément au Recueil des bronzes de Bavai », Gallia. 21.fascicule 2, 1963. pp. 247-261. [↩]
- M. A. Cahier, « Coups d’œil sur quelques parties du Musée de Douai, paru dans les Mémoires de Douai », 2e série, II, 1852-1853, p. 205 ; reproduit : Douai, 1854, p. 13. [↩]
- Nouveau guide de l’étranger dans Douai, Douai, 1861, p. 139. Autre citation : « Le musée archéologique est riche en antiquités gallo-romaines, provenant en grande partie du cabinet de M. le curé de Bavai. Nous citerons seulement deux objets hors ligne : un trépied en bronze orné de têtes de bacchantes, qui a attiré l’attention des antiquaires les plus éminents, et une petite statue en bronze d’Antinoüs, œuvre du travail le plus délicat » relève quant à lui le rédacteur de l’Annuaire de la Société française de numismatique et d’archéologie, en 1866 : Annuaire de la Société française de numismatique et d’archéologie, 1ère année, 1866, p. 275. [↩]
- Durant la Seconde guerre mondiale, un violent bombardement atteint le Musée de Douai. Si plus de30 000 pièces ont été vraisemblablement détruites, au contraire d’autres collections, « la belle collection de bronzes du Musée de Douai a pu être sauvée à peu près complètement du terrible bombardement d’août 1944 » : Jean Gricourt, « Les bustes de bronze de Lewarde (Nord) », Latomus T. 17, Fasc. 2 (avril-juin 1958), pp. 287-302. . Le Musée déclare « Antinoüs » disparu à cette occasion. [↩]
- Mais pas exclusivement : en 1900 il commande une version du Baiser à Rodin. [↩]
- « The great period of collecting was the ten years 1894 to 1904. Warren never cesed to coollect, but after 1904 the activity was a smaller scale » : Osbert Burdett, E.H. Goddard, Edward Perry Warren : the biography of a connoisseur, London, 1941, p. 340. [↩]
- « His chief virtue, except in the matter of friendship, was a moderation which deserved the name of Sophrosune » : Osbert Burdett, E.H. Goddard, Edward Perry Warren : the biography of a connoisseur, London, 1941, p. 391. [↩]
- Stephen L. Dyson, Ancient marbles to American shores : classical archaeology in the United States, Philadelphie, 1998, p. 138. On trouve une statue de jeune homme nu en bonne place sur une photographie représentant l’intérieur de sa maison de Lewes House : Osbert Burdett, E.H. Goddard, Edward Perry Warren : the biography of a connoisseur, London, 1941, p. 368. La collection d’antiques de Warren était par ailleurs remplie de scènes moins sages : c’est ainsi que son nom fut donné à la fameuse « Warren Cup », une coupe en argent d’époque romaine aux scènes explicitement homosexuelles, aujourd’hui propriété du British Museum. Voir : Stuart Frost, « The Warren Cup: Highlighting Hidden Histories » dans : Amy K. Levin (ed.), Gender, sexuality and museums, London, 2010 ; voir encore : Dyfri Williams, The Warren Cup, London, 2006. [↩]
- Sir John Beazley relève en particulier que sur les 134 sculptures antiques acquises par le MFA avant 1925, 108 l’ont été par l’entremise de Warren, dont 96 entre 1894 et 1905. Voir Martin Green, The Mount Vernon Street warrens : a Boston story, 1860-1910, New York, 1989, p. 137 ; Stephen L. Dyson, Ancient marbles to American shores : classical archaeology in the United States, Philadelphie, 1998, p. 137. [↩]
- Martha Lufkin, « MFA Boston uncovers and returns stolen work to France », The Art Newspaper du 30 janvier 2013 : http://www.theartnewspaper.com. [↩]
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « Volé en 1901, « Antinoüs » de retour à Douai », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 15 février 2013. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2013/02/15/antinous-de-retour-a-douai/>. Consulté le 23 November 2024.