À propos d’un ouvrage de la réserve patrimoniale de Lille 3.
La sortie du film « Goltzius et la Compagnie du Pélican » de Peter Greenaway nous rappelle fort à propos que l’œuvre gravé d’Hendrick Goltzius (Venlo, 1558 – Haarlem, 1617) est dignement représentée dans les collections publiques du Nord-Pas de Calais. C’est ainsi que la réserve patrimoniale des universités de Lille possède un recueil de gravures réalisées d’après Goltzius sur le thème des Métamophoses d’Ovide.
Hendrik Goltzius
Hendrik Goltz, dont le nom − comme souvent à la Renaissance − a été latinisé en Goltzius, est un graveur et peintre néerlandais issu d’une famille d’artistes.
Talent précoce, malgré une infirmité qui lui paralyse la main droite, il excelle dans la copie des maîtres qu’il admire (Dürer et Raphaël notamment) et partage son activité entre la gravure et la peinture (vocation tardive), travaillant aussi bien des thèmes religieux que des sujets mythologiques (Goltzius fit d’ailleurs un voyage à Rome dans les années 1590/1591, dont il revint avec un carnet d’esquisses aujourd’hui conservé au Teylers Museum d’Haarlem).
Le Nord-Pas de Calais possède quelques œuvres de l’artiste, parmi lesquelles on peut citer « Suzanne et les vieillards » (peinture de 1607 conservée au musée de la Chartreuse à Douai), mais aussi des estampes tirées de la série sur « Les Vices et les vertus », conservées à la Bibliothèque Municipale de Lille1.
Les Métamorphoses d’Hendrick Goltzius
La Réserve patrimoniale interuniversitaire de Lille conserve quant à elle, sous la cote A – 1057 (Fonds Agache-Desmedt), un recueil oblong de 51 gravures réalisées d’après Goltzius sur le thème des Métamophoses d’Ovide.
Dépourvu de page de titre, et donc d’adresse (c’est-à-dire de mention d’imprimeur et d’édition), sans pièces liminaires (épître dédicatoire, propos introductifs, etc.) qui auraient pu donner des indices sur sa composition et son édition, ce recueil d’estampes est un véritable défi pour les bibliothécaires. On recense malgré tout une dizaine de pièces semblables ou proches de l’exemplaire de Lille 3 dans les collections publiques françaises, Lille 3 restant toutefois la seule localisation universitaire pour cette œuvre2.
« OVIDII METAM. »
La première gravure, qui fait office de page de titre, est signée de la main de Goltzius et représente la création du monde, avec le titre « OVIDII METAM. LIB. I. », (Métamorphoses d’Ovide, livre I). Une date, « A° 1589 », indique le début du travail de l’artiste, mais les gravures ont probablement été réalisées a posteriori d’après des dessins du maître maniériste dans son atelier de Haarlem3.
L’enquête se complique quand on analyse plus finement l’enchaînement des gravures…
Vingt gravures numérotées 1 à 20 illustrent le livre I des Métamorphoses, vingt gravures numérotées (1, 21) à (20, 40) illustrent le livre II, marquant bien la continuité dans la composition. La seconde série est d’ailleurs également dotée d’une gravure faisant office de page de titre, signée de Goltzius, et datée de 1590, représentant Phaéton demandant au Soleil l’autorisation de conduire son char.
Enfin, une série de onze gravures signées Robert de Baudous et datées de 1615 terminent le recueil.
Quant aux vers accompagnant les gravures, ils ne sont pas ceux d’Ovide, mais des recompositions du 16e siècle.
La mention « CJ Visscher excudebat » au registre inférieur des gravures ouvrant les livres I et II indiquerait enfin que cet éditeur d’ouvrages illustrés et de cartes, actif à partir des années 1615 à Amsterdam, serait l’éditeur de notre recueil.
Nous sommes donc en présence d’un recueil d’estampes dont la composition a pris plus de vingt ans, entre la première gravure de Goltzius réalisée en 1589 et sa commercialisation par Visscher en 1615.
La transmission de l’œuvre d’Ovide
Au-delà de son originalité bibliophilique, le recueil de Lille 3 présente un intérêt certain pour l’étude de la transmission de l’œuvre d’Ovide. Il s’inscrit en effet tout à fait dans la longue tradition des éditions illustrées des Métamorphoses.
Le texte d’Ovide a en effet traversé les siècles sans véritable rupture à la période médiévale, car les Métamorphoses sont toujours restées une référence pour l’apprentissage de la grammaire latine, même si la fin du Moyen Âge et le début de la Renaissance ont vu fleurir des « Ovide moralisé », c’est-à-dire des versions du texte des Métamorphoses où un rapprochement était fait entre les personnages mythologiques et les personnages bibliques (assimilation de Diane à la Vierge, par exemple) par le biais de gloses accompagnant le texte.
La période humaniste qui suit est en revanche caractérisée par un travail de recherche méticuleux destiné à établir un texte scientifique de référence, par comparaison des diverses versions manuscrites redécouvertes depuis le 14e siècle.
Nombreux sont également les auteurs du 16e siècle, comme ceux de la Pléiade à s’inspirer d’Ovide, tandis que les artistes (peintres, graveurs, sculpteurs) voient dans les Métamorphoses une opportunité de faire montre de leurs talents. Quoi de plus difficile en effet pour un artiste de montrer un processus en cours, une transformation, une « métamorphose » ?
Goltzius est au nombre de ceux-là lorsqu’il s’empare de l’œuvre dans les années 1588/1589, mais les références à des modèles et des maîtres antérieurs restent bien visibles dans ses gravures : on y retrouve ainsi des tableaux traités à la manière de Virgil Solis (Lycaon changé en loup), ou du Titien (Persée délivrant Andromède)…
Même si des clefs de compréhension nous manquent aujourd’hui pour apprécier la complexité de la composition des gravures de Goltzius, il nous reste toute la puissance évocatrice de cet artiste somme toute méconnu du grand public, mais que le film « La Compagnie du Pélican » mettra pour un instant sur le devant de la scène…
« Goltzius et la Compagnie du Pélican »
Écrit et réalisé par Peter Greenaway – Producteur Kasander Film Kees Kasander
Avec Ramsey Nasr, F.Murray Abraham, Kate Moran, …
Pays-Bas / France / Royaume-Uni / Croatie – 2012
128 min – Couleur – Numérique – 1.85 – Son 5.1 – Visa n° 130 618
Sortie française le 5 février 2014.
Au cours de l’hiver 1590, Hendrick Goltzius sollicite le Margrave d’Alsace pour que celui-ci accepte de financer la fabrication d’une presse typographique destinée à imprimer des ouvrages illustrés : l’un étant une version illustrée de la Bible illustrée par six contes érotiques et l’autre étant une version illustrée des Métamorphoses d’Ovide représentant les infidélités de Jupiter. Pour achever de convaincre le Margrave, Goltzius et ses imprimeurs lui proposent de monter une adaptation théâtrale des contes érotiques au profit de sa cour.
Dans le film « Goltzius et la Compagnie du Pélican », Peter Greenaway illustre six récits issus de la Bible, cinq de l’Ancien Testament et un du Nouveau Testament : l’histoire d’Adam et Ève, Loth et ses filles, David et Bethsabée, la femme de Potiphar, Samson et Dalila, Jean-Baptiste et Salomé. Si le film annonce une suite à partir des illustrations d’Ovide, le réalisateur précise que ce film ne se fera vraisemblablement pas.
À plus de 70 ans, dans un scénario totalement issu de son imagination, Peter Greenaway réunit la plupart de ses obsessions : thématiques du sexe et du pouvoir entremêlés, de la mort, de la condition de l’artiste ; on y retrouve la présence du livre et de l’écriture, du théâtre et de la musique (de Marco Robino), de l’eau et du lit, évidemment de la nudité. Formellement, Peter Greenaway use une fois encore du cadrage, de l’écriture, des incrustations, d’insertions d’images numériques …
Le film offre une profusion de références artistiques. « Goltzius et la Compagnie du Pélican » rappelle tout ce que la Bible a apporté comme sujets à l’art occidental, mais encore combien de fantasmes l’ouvrage sacré a pu engendrer.
Peter Greenaway raconte une histoire se déroulant au 16e siècle. L’imprimerie alors naissante allait propager l’image, en particulier celle de la Bible et celle du nu. Le réalisateur ayant choisi de situer sa fiction dans le décor anachronique d’une gare de triage, on peut s’interroger : à quelle époque se situe réellement le scénario ?
Avec les thématiques du pouvoir et du sexe, de la religion, de la profusion mécanisée de l’image et de sa diffusion, Hendrick Goltzius − double de Peter Greenaway, contraint comme lui à trouver de l’argent pour réaliser ses œuvres coûteuses − développe un récit qui parle de notre monde contemporain.
(Ch. Hugot)
Sources
BnF : De Herscheppingen van P. Ovidius Naso, verbeelt in konstplaaten by H. Goltius, en verrykt met een nederduytsche uytlegging, H. Bosch, 1728. Gallica : http://gallica.bnf.fr [Consulté le 18 janvier 2014]
British Museum : http://www.britishmuseum.org [Consulté le 18 janvier 2014]
Wesleyan University Davison Art Center: http://www.wesleyan.edu/dac/collection/ [Consulté le 18 janvier 2014]
Bibliographie, références
Walter Strauss et John Spike : The illustrated Bartsch, New York: Abaris Book, 1978-
Florence Tételain, « Hendrick Goltzius : les estampes de la Bibliothèque de Lille », dans Revue du Nord. Tome LXXIV, n° 297-298, juillet-décembre 1992, p. 709-725. Cet article ne mentionne pas les gravures de Lille 3 mais celles présentes à la Bibliothèque municipale de Lille.
- On peut citer, parmi les oeuvres de Goltzius dans le Nord-Pas de calais : « Suzanne et les vieillards » et « La vieille et le jeune homme » ainsi que des gravures au Musée de la Chartreuse de Douai ; « L’Âge d’or » au Musée d’Arras ; deux estampes au MUba Eugène Leroy, musée des beaux-arts de Tourcoing ; 34 gravures dans le recueil R 61 de la Bibliothèque municipale de Lille. Voir sur le site Musénor. [↩]
- Voir la notice du catalogue dans le Sudoc. [↩]
- Voir le catalogue détaillé de cette suite dans : Eugène Dutuit, Manuel de l’amateur d’estampes. Tome IV pp. 463-468.Voir Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6357647z/f501.image. [↩]
Lire aussi sur Insula :
Cécile Martini, « Hendrick Goltzius et les Métamorphoses d’Ovide », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 4 février 2014. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2014/02/04/goltzius-metamorphoses-ovide/>. Consulté le 21 November 2024.
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