Une mission archéologique franco-albanaise timbrée.
La Poste albanaise a édité fin 2014 quatre timbres illustrant des antiquités retrouvées à Durrës, l’antique Épidamne-Dyrrhachion. Si la fouille a été réalisée au début des années 1970 par des archéologues albanais, l’étude du matériel vient d’être réalisée par des archéologues albanais et français, en particulier par des membres du centre de recherche CNRS Halma de l’université Lille 3. À l’occasion de cette émission de timbres, nous avons eu un entretien avec Arthur Muller, co-responsable, avec Fatos Tartari, de la mission franco-albanaise pendant une douzaine d’années.
Durrës – la Durrazzo italienne – est une ville portuaire située sur le littoral adriatique de l’Albanie, sur une petite péninsule. Il s’agit de la deuxième plus grande ville d’Albanie après Tirana, la ville moderne ayant pris place sur l’antique Épidamne-Dyrrhachion fondée au VIIe s. par des colons venus de Corcyre et de Corinthe. La mission archéologique franco-albanaise de Durrës a été ouverte en 2002.
Christophe Hugot : Quel a été l’objet de la mission franco-albanaise de Durrës ?
Arthur Muller : L’archéologue albanais Vangjel Toçi a fouillé cette région pendant plusieurs années, découvrant une vaste nécropole hellénistique. C’est dans le cadre de cette exploration qu’il a découvert le dépôt qui nous occupe, et qu’il a fouillé pendant 18 mois en continu. Si la fouille n’a mis au jour aucune construction, elle a révélé plus de 5 tonnes d’objets. Vangjel Toçi a rapidement tiré la conclusion qu’il s’agissait de vestiges provenant d’un sanctuaire et, en raison de l’abondance de représentations féminines − en particulier de protomés − il l’identifia avec un sanctuaire d’Aphrodite dans son carnet de fouilles. La découverte était exceptionnelle, en particulier par la quantité de matériel retrouvé. Cependant, Vangjel Toçi n’a rien publié sur cette trouvaille et le sanctuaire d’Épidamne-Dyrrhachion est pratiquement tombé dans l’oubli, le mobilier restant pour l’essentiel inédit, à l’exception d’une vingtaine d’objets présentés dans trois expositions d’art albanais en Europe (en Italie, France, Allemagne dans les années 1970 et 1980). Notre mission n’est donc pas une fouille à proprement parler, mais le sauvetage d’une fouille ancienne consistant à étudier le matériel retrouvé, dans l’un des très rares sanctuaires mis au jour en Illyrie.
Christophe Hugot : Comment avez-vous été sollicité pour étudier le matériel ?
Arthur Muller : Après la disparition de Vangjel Toçi en 1999, l’Académie des Sciences et l’Institut d’Archéologie de la République d’Albanie ont autorisé une équipe franco-albanaise à étudier les terres cuites figurées recueillies dans ce qui était alors convenu d’appeler le « sanctuaire d’Aphrodite ». Depuis la chute de la dictature communiste au début des années 1990, les Albanais font en effet appel à des étrangers pour mener avec eux les opérations archéologiques. Il s’agissait là de la quatrième mission pour l’École française d’Athènes après celles menées dans l’antique colonie grecque d’Apollonia, sur le site préhistorique et protohistorique de Sovjan dès 1992 et 1993 et sur le site hellénistique et paléochrétien de Byllis en 1997. Comme il s’agissait d’étudier des terres cuites, l’archéologue Fatos Tartari a pensé me confier cette mission. C’est ainsi que le Centre de recherche CNRS Halma de l’université Lille 3 est intervenu à Durrës. La mission a commencé en 2002-2003 et s’est rapidement révélée passionnante.
Christophe Hugot : Qu’a révélé l’étude des terres cuites ?
Arthur Muller : Il fallait étudier 1800 kg de tessons de terres cuites figurées. C’est une quantité très exceptionnelle. Par chance, la fouille de Vangjel Toçi avait été très bien faite. L’ensemble avait été tamisé et chaque tesson avait été marqué, donnant précisément le contexte de la trouvaille. Nous n’avons pas voulu nous limiter aux seuls objets jugés intéressants déposés au musée, mais à la totalité des tessons. Ce travail a pu montrer que 90% des terres cuites figurées représentent des protomés féminines. Le nombre minimum d’individus s’élève à plus de 5000 ! Vangjel Toçi pensait que ces figures représentent la déesse Aphrodite mais, en nous appuyant sur nos recherches à Thasos, nous avons conclu que les protomés ne représentent pas la déesse mais la dédicante. À quelle déesse les mortelles offraient-elles des protomés ? Le reste des terres cuites nous donne la réponse. Si on a pu identifier quatre représentations d’Aphrodite, les statuettes représentant Artémis se comptent par dizaines. Par ailleurs, Artémis est également présente en marbre ou en bronze sur le site. Nous avons acquis la certitude que le sanctuaire n’est pas dédié à Aphrodite mais à Artémis.
Christophe Hugot : Comment a été reçu cette nouvelle interprétation ?
Arthur Muller : En 2005, nous nous fondions sur la typologie des terres cuites pour conclure que nous étions en présence d’un Artémision. Il fallait une confirmation, en particulier épigraphique.
Par chance, l’étude des terres cuites figurées, engagée en 2003, a rapidement été étendue à l’ensemble des trouvailles du sanctuaire, à notre demande. Outre les terres cuites, le site avait livré environ trois tonnes de céramique, quelques centaines d’objets en pierre et surtout en métal, en bronze le plus souvent, des inscriptions, ainsi que 630 monnaies. Nous avions l’occasion, unique en Albanie et exceptionnelle dans le monde classique, de reconstituer un « système votif » en étudiant en même temps toutes les catégories de trouvailles. Il a donc fallu élargir l’équipe à d’autres spécialistes pour étudier cet ensemble. C’est en étudiant la céramique que nous avons découvert, lors de la campagne 2006, une dédicace à Artémis, peinte de façon monumentale sur la lèvre d’un grand skyphos. Cette découverte d’une inscription mentionnant la déesse, suivie d’autres, confirmait notre interprétation première. Notre remise en cause des conclusions de Vangjel Toçi fut acceptée par les Albanais. Le Musée de Durrës − le plus important musée archéologique d’Albanie − est en restructuration. Nous avons proposé la présentation d’une nouvelle vitrine avec un choix renouvelé d’objets pour refléter nos travaux sous le titre de « Sanctuaire d’Artémis », et non plus celui d’Aphrodite.
Christophe Hugot : Que sait-on de ce sanctuaire à Artémis ?
Arthur Muller : L’Artémision se situait en périphérie de la ville, sur un col entre deux collines, où passait une voie qui menait du centre de la ville à une vallée occupée par une nécropole et des ateliers de céramistes, ce qui est d’ailleurs la situation de la majorité des sanctuaires d’Artémis dans le monde grec, étant la gardienne des passages, ceux dans la vie des femmes et des hommes, et ceux dans la nature. Nous n’avons pas de traces du bâti, mais les trouvailles attestent que ce sanctuaire, dont il faut souligner le caractère très local du culte, a été fréquenté dès l’époque archaïque, de manière importante à partir du IVe siècle avant notre ère et à l’époque hellénistique. Il était toujours en activité à l’époque romaine, même s’il semble alors moins fréquenté. C’est sans doute cet Artémision qui est cité par Appien lors du siège de Dyrrhachium par Jules César, où Pompée s’était retiré en 48 avant notre ère, durant la guerre civile. Le sanctuaire était fréquenté par des femmes qui offraient à la déesse des statuettes les représentant, de façon générique et conventionnelle : il ne s’agit évidemment pas de portraits. Elles le faisaient vraisemblablement lors de moments essentiels de leur vie de femme, comme l’accession à la maturité sexuelle, au mariage et à l’enfantement pour se placer sous la protection de la divinité dans le statut auquel elles accédaient : de parthenos, à nymphè, et enfin à gynè. Mais les hommes offraient également à Artémis. On a ainsi retrouvé des milliers de cotyles miniatures, reproductions de vases à boire, qui étaient sans doute offerts à la divinité après l’éphébie, au moment où le jeune homme devient citoyen et obtient le « droit au banquet ». On a également retrouvé des boucliers miniatures en bronze, dont deux avec des dédicaces masculines à Artémis. Je dois ajouter qu’après la fouille de 1970/71, le site a été remblayé et a subi la « bunkerisation » de l’Albanie, avec la construction d’un fortin enterré. Après la chute de la dictature, l’urbanisation sauvage de Durrës s’est étendue jusque sur la colline, avec quelques maisonnettes construites à l’endroit même de la fouille. Il ne reste plus rien du site.
Christophe Hugot : La Poste albanaise a diffusé quatre timbres liés au sanctuaire que vous étudiez. Pouvez-vous nous les décrire ?
Arthur Muller : Les Albanais s’intéressent beaucoup à notre travail. J’ai régulièrement été interrogé par les médias albanais, journaux, télévision,… C’est quelque chose dont nous n’avons pas l’habitude en Grèce, pour notre mission à Thasos, par exemple. C’est donc dans ce contexte que la Poste albanaise a souhaité valoriser les trouvailles de Dürres et qu’il m’a été demandé de choisir les sujets représentés sur les timbres. À l’origine, il devait y avoir six timbres. J’ai donc privilégié six objets, photographiés par Gilbert Naessens, ayant trait à la déesse Artémis. Quatre timbres ont été réalisés, de différentes valeurs faciales. Le timbre d’une valeur de 50 lekë reproduit la seule terre cuite représentant Artémis que nous avons pu reconstituer intégralement par collages de fragments identifiés dans notre puzzle. La déesse est ici en chasseresse. Sur le timbre de 60 lekë figure une protomé. Il est intéressant qu’on s’y arrête. Lors de leur découverte en 1970/71, on a mis en relation la coiffure de ces têtes avec les coiffures traditionnelles portées par les femmes albanaises de Zadrim, avec les cheveux retenus par un bandeau d’où s’échappent deux masses de cheveux sur les tempes. L’Albanie cherchant alors à montrer sa descendance directe des Illyriens de l’Antiquité, en occultant les influences étrangères, en particulier celle des colonies grecques, on fit aussitôt de cette « Aphrodite » l’avatar grec d’une déesse locale plus ancienne, une « Aphrodite paysanne d’origine illyrienne ». En fait, on est en présence de têtes représentant la femme comme nymphé, les cheveux ceints de la mitra, le bandeau que met la jeune épousée le jour de son mariage, typique de la Grèce antique. Cette offrande représente la dédicante à un moment important de sa vie de femme, à savoir le mariage. Sur le timbre de 70 lekë figure une tête d’Artémis en marbre. Celle-ci, exposée au musée, passait jusqu’à présent pour un Apollon de provenance inconnue mais a pu être identifiée sur des photographies datant de la fouille. Quant au timbre de 90 lekë, il est illustré d’un petit bronze d’époque hellénistique représentant la déesse Artémis en porteuse de torche.
Christophe Hugot : Dernière question. Votre mission est terminée, qu’en est-il de la publication ?
Arthur Muller : Notre mission est terminée pour l’essentiel, après douze années. Il faudra encore une ou deux campagnes pour l’étude de la céramique. Deux publications sont prévues, éditées par l’École française d’Athènes, dans la collection « Rafal » (Recherches archéologiques franco-albanaises). En attendant, nous avons publié une plaquette en albanais, en français et en anglais, dont la publication a été financée grâce au « prix Clio » reçu en 2005 pour cette mission (on peut la feuilleter gratuitement sur le site du Groupe de recherche sur la coroplathie antique), ainsi que plusieurs articles dans des revues scientifiques.
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « L’archéologie lilloise et Artémis de Durrës honorées par la poste albanaise », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 24 février 2015. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2015/02/24/archeologie-lilloise-et-artemis-de-durres-honorees-par-la-poste-albanaise/>. Consulté le 21 November 2024.
Pingback : L’archéologie lilloise et Art&eacu...
Pingback : L’archéologie lilloise et Art&eacu...
Pingback : Interview — “L’archéologie lilloise et Artémis de Durrës honorées par la poste albanaise” | Les carnets de MA-ArcHist