Entretien avec Brigitte Lion.
Du 7 avril au 7 mai 2015, la mission scientifique du Learning Center de l’université Lille 3 organise une exposition consacrée aux écritures cunéiformes du Proche-Orient ancien. C’est une rare opportunité de découvrir des écritures souvent méconnues, pourtant utilisées dans de nombreux pays, pendant plusieurs millénaires. Pour présenter « Les écritures cunéiformes au Proche-Orient ancien », nous avons interrogé Brigitte Lion, Professeure à l’université Lille 3 et commissaire de l’exposition avec Denis Lacambre.
Christophe Hugot : Pouvez-vous nous présenter le contenu de cette exposition ?
Brigitte Lion : Elle présente les écritures dites cunéiformes, « en forme de clous », utilisées dans le Proche-Orient ancien pendant l’Antiquité. Cette documentation est très abondante : le nombre de documents découverts est difficile à estimer exactement, peut-être entre 500.000 et 1 million… Elle est aussi très riche et variée. Et pourtant, elle reste souvent méconnue du grand public. Ces écritures, ainsi que l’histoire de l’Orient ancien, sont enseignées à Lille 3 et ce domaine d’études a sa place au sein de l’équipe de recherche HALMA (UMR 8164). L’exposition est une occasion de les faire découvrir.
Christophe Hugot : Quand et où ces écritures ont-elles été utilisées ?
Brigitte Lion : Les plus anciennes traces d’écriture ont été trouvées en Mésopotamie, dans le sud de l’Irak actuel, et datent de la fin du IVe millénaire av. J.-C. Avec cette invention, cette région du monde sort de la préhistoire. Les premières écritures ne ressemblent pas à des clous, mais elles prennent cette forme dès le IIIe millénaire av. J.-C. et elles sont utilisées jusqu’au Ier siècle de l’ère chrétienne. Elles ont été en usage très largement en Mésopotamie et dans les régions voisines : sur une carte actuelle, cela correspondrait à une zone couvrant l’Irak, la Syrie, mais aussi une partie de l’Iran, de la Turquie, le Liban, Israël… On a même trouvé des tablettes cunéiformes en Égypte, mais il s’agit de lettres envoyées depuis la Mésopotamie.
Christophe Hugot : Comment et par qui les textes du Proche-Orient ancien ont-il été déchiffrés ?
Brigitte Lion : Ils ont été déchiffrés progressivement au XIXe et au XXe s., mais c’est une longue histoire car ils ont noté plusieurs langues différentes, selon plusieurs systèmes différents : un signe peut correspondre soit à un mot (pour noter le sumérien), soit à une syllabe (pour noter l’akkadien, le hittite et beaucoup d’autres langues), soit à une lettre et il s’agit alors d’un alphabet (pour noter l’ougaritique et le vieux-perse). Le déchiffrement a commencé avec le vieux perse, car il était plus facile de commencer par un alphabet qui ne comprend que quelques dizaines de signes : les noms de Grotefend, Oppert (des Allemands) et de Rawlinson (un Anglais) sont attachés à cette découverte. Pour l’akkadien, quatre savants ont laissé leur nom dans l’histoire : Rawlinson et Oppert (entre temps devenu Français), Hincks (un Irlandais) et Fox-Talbot (un Anglais). C’est un Tchèque, Hrozny, qui a déchiffré le hittite… Il y a eu de multiples déchiffreurs, dans plusieurs pays, et ils collaboraient entre eux, ou rivalisaient. Certaines langues, comme le hourrite, ne sont pas encore complètement comprises, mais le déchiffrement à beaucoup progressé depuis les années 1980, grâce à la découverte en Turquie d’un grand texte bilingue hittite-hourrite.
Christophe Hugot : Que racontent ces textes ?
Brigitte Lion : Tout ce que les gens avaient besoin de noter. Nombre d’entre eux sont produits par les palais et reflètent le discours officiel. Ce sont des récits de campagnes, les activités religieuses du roi comme la construction des temples, des recueils de lois… On trouve aussi dans les palais beaucoup de textes administratifs, comme des comptes de rations distribuées au personnel, qu’il faut bien nourrir et rémunérer avant l’invention de la monnaie. À partir du IIe millénaire, av. J.-C., l’écrit se répand massivement chez les particuliers, du moins chez les plus riches. On trouve alors dans les maisons beaucoup de contrats d’achat, de prêt, et des documents qui relèvent du droit familial : mariages, adoptions, testaments ; et aussi des procès, des lettres… Il existe enfin une littérature savante, technique, celle des devins, exorcistes, médecins. Les textes mythologiques et littéraires, comme l’Épopée de Gilgamesh, sont les plus traduits, mais ne sont pas les plus nombreux.
Christophe Hugot : Comment les choses sont-elles présentées dans l’exposition ?
Brigitte Lion : Il y a de nombreux panneaux explicatifs, avec textes et images. Et des moulages, surtout de tablettes, mais aussi d’objets inscrits… dont un très spectaculaire ! L’exposition est aussi l’occasion de mettre en valeur des ouvrages de la bibliothèque universitaire, dont certains datent du XIXe s. et constituent les plus anciens rapports de fouilles, ou les premières éditions de textes célèbres. Une partie des panneaux, les cartels des objets et des livres, le livret de l’exposition et le livret de jeux pour le jeune public sont réalisés par les étudiants qui suivent le séminaire de master sur le Proche-Orient, les doctorants et les étudiants du DUFL (Diplôme Universitaire de Formation en Langues) en akkadien. Une vidéo réalisée par des collègues du CNRS, Cécile Michel (Nanterre, UMR 7041) et Christine Proust (UMR 7219), explique le fonctionnement des écritures cunéiformes et montre comment les scribes apprenaient à écrire.
Christophe Hugot : À qui s’adresse cette exposition ?
Brigitte Lion : Tout le monde est bienvenu ! L’entrée est libre et gratuite, et nous espérons que les panneaux, les cartels et la vidéo sont assez clairs pour que les gens puissent faire une visite par eux-mêmes… Il y aura aussi des visites guidées, et des ateliers pour adultes et enfants, pour expliquer comment les scribes réalisaient leurs tablettes… les participants pourront découvrir les gestes des scribes antiques, faire des lignes de clous et repartir avec leur nom écrit en cunéiforme.
Pour en savoir plus
Brigitte Lion et Cécile Michel, Les écritures cunéiformes et leur déchiffrement, (Travaux de la Maison René-Ginouvès, ISSN 1954-863X ; 4) De Boccard, 2007.
Informations pratiques
« Les écritures cunéiformes au Proche-Orient ancien »
Exposition du 7 avril au 7 mai 2015
Hall d’exposition de la Bibliothèque universitaire centrale de Lille 3
Entrée libre et gratuite
de 8h30 à 20h du lundi au jeudi
de 8h30 à 19h le vendredi
et de 9h à 12h le samedi
Y aller.
Programme complet sur le site du Learning Center.
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « Exposition sur les écritures du Proche-Orient ancien à Lille 3 », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 20 mars 2015. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2015/03/20/exposition-sur-les-ecritures-du-proche-orient-ancien-a-lille-3/>. Consulté le 21 November 2024.
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