Compte rendu de Virgile Stark, Crépuscule des bibliothèques, Les belles lettres, 2015.
Est-on à la veille d’une catastrophe qui détruira les bibliothèques ? En faisant entrer internet, la technique et le numérique dans la bibliothèque, comme un Cheval de Troie, les bibliothécaires aussi enthousiastes qu’imprudents ont fait entrer leur propre malheur en leurs murs. C’est du moins ce que prétendent certains et Virgile Stark est l’un de ces prophètes de malheur. Cassandre n’a pas été écoutée : faut-il lire Virgile Stark ?
Derrière le pseudonyme de Virgile Stark, nous dit la quatrième de couverture de ce livre blanc, se dissimule un bibliothécaire qui aurait passé plus de dix ans à la Bibliothèque nationale de France, « au cœur des grandes mutations du livre et du projet numérique ». Cette expérience, traumatisante, est à l’origine d’un avertissement : Crépuscule des bibliothèques, un opuscule de 207 pages paru aux éditions Les Belles lettres au premier trimestre 2015.
De la lecture sur écran, ou La fin de la meditatio
L’ouvrage de Virgile Stark se veut avant tout la défense du livre « papier », « indépassable et imperfectible », face au livre électronique, cette liseuse qui est un « non-livre » (p. 28), objet « désespérément plat, inodore, insipide et compact » (p. 17). Mais la liseuse, ersatz du codex, est elle-même un objet de transition, prévient Virgile Stark, qui va être rapidement détrônée par la tablette numérique, « amusante et stimulante » (p. 185), laquelle, outre sa fonction de lecture, permet de surfer, de jouer. L’auteur constate : « Sur un écran, on y lit plus souvent ses consternants e-mails et flux de tweets que la prose de Voltaire ou Thucydide » (p. 51).
Le changement de format n’est pas seulement une question sensuelle et va irrémédiablement modifier notre mode de lecture. Pour Virgile Stark, avec les écrans, on ne lira plus jamais de livres intégralement. Si l’hypertexte permet une indéniable créativité, ce mode d’approche du texte se fait au détriment de la lecture linéaire et concentrée : « le picorage éphémère s’est substitué à la meditatio« (p. 65). Pire : à terme, les éditeurs ne produiront plus que des textes formatés pour les écrans, couchés « au lit de Procuste de la machine », avec des liens hypertextes amusants, agrémentés de sons et d’images (p. 185). Au final : exit la parution d’ouvrages longs (l’écran étant plus adapté aux articles courts) et ennuyeux (sans gadgets hypertextes). « L’éradication du livre de papier mène ainsi à l’effacement des grands textes » (p. 18).
La numérisation : « Et alors ? Et puis quoi ? »
Alors que Virgile Stark déplore la fin des grands textes par la lecture sur écran, les défenseurs du numérique vantent au contraire la richesse documentaire devenue disponible grâce au numérique. Il est vrai qu’en apportant des documents sur un plateau, via internet, le Réseau permet d’obtenir d’innombrables informations difficiles où impossibles d’accès auparavant. Virgile Stark admet cette commodité (p. 60). Mais, à ceux qui vantent ce bienfait de la numérisation, Virgile Stark répond par une interrogation : « Et alors ? Et puis quoi ? ».
C’est sans doute l’un des aspects les plus faibles de la démonstration de l’auteur : pour Virgile Stark, il ne serait guère utile de consacrer autant d’argent et de moyens humains pour numériser autant de documents physiquement difficiles d’accès parce que ceux qui sont capables de s’en servir sont peu nombreux (p. 61) : « Tout en ligne, mais rien dans les têtes – et rien dans les cœurs » (p. 64).
Le décorum des bibliothèques
Les bibliothèques ont vécu comme un impératif de s’adapter à la fin de la lecture ennuyeuse et fastidieuse, sur un support aussi ennuyeux et aussi has been qu’est le livre papier. Il en allait de leur légitimité et donc de leur survie. « J’ai vu se répandre insidieusement le renouveau dans les bibliothèques avec la force impassible d’une évidence » écrit Virgile Stark (p. 32), qui constate que les bibliothèques ont diversifié leur offre au point que le public peut aujourd’hui venir en bibliothèque sans consulter ou emprunter un seul livre (p. 40). Accueillant des hordes d’étudiants qui ne déplacent aucun livre, les bibliothèques universitaires seraient ainsi devenues des lieux ne servant qu’au bachotage et au tribalisme (p. 41).
Les livres n’auraient plus qu’une fonction de décor, n’apparaîtraient plus dans les espaces des bibliothèques que pour leur aspect esthétique (p. 143), feraient en quelque sorte tapisserie1. Les rayonnages de livres encore présents − mais devenus inutiles − seront toutefois bientôt remisés, la bibliothèque « Bookless » finissant par ressembler à un « Apple Store », un monde glaciaire rempli d’écrans, prévient Virgile Stark. Les bibliothèques, appelées désormais Learning Center, Troisième ou Quatrième Lieu, deviennent de véritables « biblioparcs » au mobilier cosy, à la moquette douillette, à l’architecture inspirée de celle des parcs d’attractions. Quelle pensée peut éclore des inévitables fauteuils-œufs, pondus un peu partout, des poufs et autres transats qui aujourd’hui meublent les bibliothèques (p. 138) ?
Du bon usage des statistiques
Pour se tenir au plus près de la réalité, pour être en phase avec leur époque et les usages de leurs lecteurs, les bibliothèques font des enquêtes de consultation, des enquêtes de prêts, de satisfaction, tirent des statistiques2.
Que montrent les statistiques ? Une baisse d’intérêt de la population pour la lecture. Pour continuer tant bien que mal à attirer des « spectateurs en goguette », les bibliothèques ont redoublé de démagogie depuis les années quatre-vingt (p. 45). La population ne lisant plus de livres, les bibliothèques ont proposé une offre d’activités ludiques et, désormais, se sont équipées de babioles informatiques dernier cri et ont produit des contenus 2.0. Les bibliothèques qui seraient encore absentes de Facebook, de Twitter ou n’ayant pas de blog seraient ainsi mises en demeure de rattraper un retard coupable (p. 82).
Les bibliothèques ont cherché leur survie en voulant être attractives coûte que coûte, épousant les codes les plus innovants ce qui, pour Virgile Stark, a précipité leur fin : les bibliothèques « sont mortes d’avoir trop cherché à s’inoculer les toxines de la contemporanéité, au lieu de s’en protéger » (p. 55).
N’offrant plus de livres (ou ces derniers étant devenus inutiles car non lus), proposant les mêmes services que le monde extérieur à elles, les bibliothèques n’ont plus qu’à disparaître, au grand soulagement de leurs financeurs qui, à cette occasion, reprendront quelques chiffres des statistiques produites par les bibliothèques pour légitimer les baisses budgétaires. Des centaines de bibliothèques britanniques ont ainsi fermé leurs portes en Grande-Bretagne ces dernières années en raison de coupes budgétaires.
Soumission
Des lecteurs qui ne lisent plus, des livres qui n’existent plus, des bibliothèques qui n’en sont plus : comment les bibliothécaires ont-ils pu laisser les choses se faire et se prosterner devant l’« idole technicienne » ? Tout d’abord, répond Virgile Stark, parce que personne « ne peut résister à la grande épuration technique » (p. 31). Tout comme ses contemporains, le bibliothécaire voudrait échapper à la ringardisation et chercherait à relooker son image en se ruant vers le numérique pour ne pas disparaître. Les bibliothécaires, autrefois « gardiens du livre », se sont ainsi convertis en masse en « marchands de foutaises électroniques » (p. 54), et sont devenus « des vendeurs comme les autres, vendant des écrans sans le moindre scrupule » (p. 69), des « camelots de l’Ignorance » (p. 134).
Le livre est désormais absent de la vie du bibliothécaire : ce dernier peut ne pas en rencontrer de la journée, dissimulé qu’il est derrière son écran. En revanche, il est constamment relié à Google, cet « automate acéphale », à Wikipedia, cette « décharge immatérielle, fourre-tout monstrueux », se réfugie dans l’open source, le podcast, le RDF, le FRBR, le Dublin Core, le format MARC, le protocole OAI-PMH, vivant dans ce que Virgile Stark nomme par dérision un « Éden 2.0 » (p. 106).
Le bibliothécaire archaïque, « syndicaliste de l’infolio », est concurrencé par le sympathique « wikithécaire », qui bientôt le détrônera (p. 116). Cette évolution de l’espèce est orchestrée dans les Écoles professionnelles et les Centres de formation. Mais en quoi le métier de ce néo bibliothécaire se distingue t-il désormais de celui de n’importe quel professionnel travaillant sur informatique ? « En rien, à vrai dire », tranche Virgile Stark (p. 151). Le bibliothécaire ne serait plus qu’un « tâcheron informatique », un forçat de la vérification.
Que vont devenir les bibliothécaires dans ce vide sidéral baigné par le flux internet imaginé par Virgile Stark dans cette fable d’anticipation ? Pour avoir suivi docilement et béatement le boniment de quelques « pontes verbeux des bibliothèques modernes », une profession entière aurait été entraînée vers la fosse (p. 194).
Inter canem et lupum
Pour Virgile Stark, ce monde nouveau où le livre disparaît représente « la nuit noire de l’esprit » (p. 18). Pour d’autres, évidemment, cette ère nouvelle sera riche par la masse d’informations enfin et universellement disponibles et va engendrer une créativité renouvelée. Les bibliothèques vivent-elles aujourd’hui au crépuscule de leur existence ou sont-elles à l’aurore d’une nouvelle vie ? Entre nuit et jour, ou entre jour et nuit, ce moment indistinct de la clarté et des ténèbres a son expression antique : « entre chien et loup ».
Cette expression pourrait renvoyer ici à une autre réalité canine : la lutte à mort entre les chiens, ceux qui se considèrent comme les derniers gardiens fidèles de la bibliothèque d’hier, qu’ils pensaient immuable d’avoir rendu tant de services, à autant de monde, durant tant de siècles, et la meute de ce qu’ils perçoivent comme de jeunes loups prêts à imposer leurs nouveaux codes, leurs formats.
Contre les loups, Virgile Stark grogne pendant plus de 200 pages. Il se croit Argos face aux prétendants qui dilapideraient Ithaque. L’auteur assène les coups de crocs, sans ménagement, parfois inutilement, voire injustement, avec des facilités qui gâchent le raisonnement. Cette écume est sans doute inévitable aux « coups de gueule ». Faut-il pour autant se débarrasser de Virgile Stark au motif qu’il serait enragé ?
Faut-il lire Crépuscule des bibliothèques ?
La réponse est oui.
Même si, nous le redisons, le ton employé par l’auteur est exagéré, Crépuscule des bibliothèques, bien documenté, reflète une partie des inquiétudes nées de l’évolution des bibliothèques. Peut-être ces inquiétudes sont-elles celles de certains professionnels, qui se taisent souvent et attendent que sonne la retraite, mais elles proviennent parfois d’usagers des bibliothèques, si on veut bien les écouter.
Quand on a la chance de côtoyer les lecteurs au quotidien, quelques-uns viennent effectivement s’apitoyer des désabonnements, ne comprennent pas qu’on puisse supprimer de la documentation papier sous prétexte qu’elle serait disponible « en ligne », craignent également pour leurs habitudes et pour leur tranquillité : sera t-il encore loisible de lire un ouvrage papier dans un espace silencieux, ou la bibliothèque « augmentée » ne deviendra t-elle plus qu’un forum bariolé, agité et connecté ? D’une certaine manière, Virgile Stark se fait le porte-voix des interrogations d’une partie de ce peuple de lecteurs et Crépuscule des bibliothèques doit inciter les bibliothécaires à trouver une réponse adaptée. Par ailleurs, il est souvent salutaire d’écouter les fous du roi qui sont là pour tendre un miroir grotesque à la pensée dominante, sûre de son bon droit, de ses codes et de son professionnalisme.
Quoi que dise et que pense et que fasse Monsieur Stark …
Dédié aux lecteurs d’hier, d’aujourd’hui et de demain, Virgile Stark sait sans doute que son combat est vain. Crépuscule des bibliothèques est d’ailleurs vraisemblablement moins conçu pour servir au présent qu’être un témoignage érigé pour l’avenir, à la fois fossile d’un monde en train de disparaître sous nos yeux (qui ne voient rien) et récit d’anticipation dont on se gaussera dans le futur, ou pas. Crépuscule des bibliothèques trouvera sa place sur le rayon des textes de désenchantement, nombreux aujourd’hui à être écrits.
On pourra reprocher à l’auteur de se contenter de poser un constat. La seule solution pour limiter la dérive des bibliothèques étant de se recentrer (se racrapoter, dirons certains) sur l’objet livre papier et de ne pas suivre la modernité à tout crin. Et, même si nous pouvons en comprendre les raisons, on regrettera que l’auteur porte le masque du pseudonyme : il peut paraître paradoxal qu’un chien mette un loup pour aboyer.
Le chien aboie, la caravane passe. Tu peux sourire, charmante Elsevier, les loups sont entrés dans la bibliothèque…
Références du livre
Virgile Stark
Crépuscule des bibliothèques
Les Belles lettres, 2015
207 pages, ISBN 978-2-251-44529-8
- Voir sur le site de l’éditeur : www.lesbelleslettres.com
- Voir dans une bibliothèque : Notice bibliographique
- D’aucuns allant même jusqu’à penser que leur seule présence serait bénéfique à la pensée [↩]
- « Un bilan très complet en sortira plus tard, qui sera finement analysé par quelques têtes pensantes, et présenté sur grand écran au petit personnel de la bibliothèque concernée stupéfait de découvrir la version savante et graphique des conclusions auxquelles il était parvenu par lui-même depuis longtemps grâce à ses globes oculaires ultra-perfectionnés » (p. 42). [↩]
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « Les bibliothèques entre chien(s) et loup(s) », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 25 août 2015. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2015/08/25/les-bibliotheques-entre-chiens-et-loups/>. Consulté le 21 November 2024.
Pingback : Crépuscule des bibliothèques | Histoires d'universités