« Redefining beauty in the suburbs of Victorian London » est un texte de Kate Nichols, publié en juin 2015 sur le blog de l’éditeur Oxford university Press : « OUPblog ». La traduction française inédite publiée sur « Insula » est réalisée par Éva Lefèvre, étudiante en Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.
Contrairement aux autres billets publiés par « Insula », les traductions issues de « OUPblog » ne sont pas publiées sous une licence en libre accès.
Au British Museum, l’exposition à succès, Defining Beauty: the Body in Ancient Greek Art, concentre une collection remarquable de sculptures classiques axées sur le corps humain. Pour ma part, la partie la plus intrigante de cette exposition était la seconde salle, « Body colour », qui expose des modèles en plâtres représentant plusieurs sculptures grecques peintes de couleurs vives, telles que le vert, le bleu, le jaune, le rouge et le rose.
La presse n’a pas su quoi penser de « Body colour ». L’exposition a été accueillie avec surprise, sarcasmes, a connu l’ignorance totale et a par ailleurs reçu des critiques élogieuses. Cependant, l’exposition publique de sculptures classiques peintes n’est pas aussi nouvelle que le suggèrent les retours sur Defining Beauty. Il y a un peu plus de 160 ans, des blocs pris sur la partie nord de la frise du Panthéon ont été moulés en plâtre, peints et fièrement arborés dans la cour grecque du palais de cristal (Crystal Palace). La grande structure de verre a été transférée de Hyde Park jusqu’au sud de Londres, dans le quartier de Sydenham suite à la fermeture de l’exposition universelle de 1851.
Son créateur, Owen Jones, a mis l’accent sur le vestige archéologique se trouvant derrière sa frise « polychrome ». Cependant, la polychromie apparaissait à plusieurs reprises dans les commentaires au sujet du palais de cristal de Sydenham comme un symbole des enjeux liés à la présentation des sculptures classiques − souvent considérées comme un domaine réservé à l’élite − à une nouvelle audience de masse. Sa signification s’est étendue au-delà de la crédibilité archéologique, puis est entrée dans les débats de l’époque victorienne concernant la race, le sexe, la classe et la religion.
La frise d’origine, apportée à Londres par Lord Elgin puis achetée par le British Museum en 1816, était l’un des biens britanniques les plus précieux du XIXe siècle. L’expérience polychrome a été fortement controversée. Samuel Leigh Sotheby, un actionnaire du palais de cristal, a de façon mémorable qualifié la peinture de « difformité », et l’a comparée à la superposition d’une tête de chien sur un corps humain − un affront considérable, si ce n’est surréaliste, aux attentes conventionnelles. La frise peinte est rapidement devenue un sujet de débat dans les cours réservés aux étudiants en art, les pamphlets scandalisés, les journaux et magazines populaires, les revues savantes et les publications archéologiques.
Ouvert au public de 1854 jusqu’à ce qu’il soit incendié en 1936, le palais de cristal de Sydenham a été le premier lieu à exposer une sélection détaillée de sculptures classiques destinées à un public issu de toutes les classes sociales. Des hommes politiques, des mécaniciens, des artisans, des sociétés coopératives, l’école du secteur East End et des personnalités du corps culturel victorien comme John Ruskin et Charles Dickens, se retrouvant tous sous ce toit de verre. À la fin des années 1850, deux millions de visiteurs s’étaient rendus au palais chaque année, chiffre deux fois plus important que celui comptabilisé à l’époque au British Museum.
Les critiques pensaient que les sculptures peintes représentaient une tentative grossièrement populiste et maladroite pour plaire à « l’ignorant ». Les sculptures ont été rejetées et traitées de « jouet vulgaire », associées à l’art que l’on trouvait dans les lieux de plaisance des classes populaires, les « Tea gardens », ainsi qu’aux figures de proue. Aujourd’hui, on retrouve un malaise semblable dans les critiques faites à l’égard de la polychromie dans Defining Beauty, qui rétrograde les sculptures peintes au statut de « modèles peints », et considère les gammes de couleurs comme « voyantes et pas particulièrement plaisantes ». Les sculptures peintes semblent toujours dégager un air de vulgarité et de puérilité.
Certains se sont opposés à la frise peinte du palais pour des raisons morales. La nudité dans la sculpture était acceptable dans la mesure où le corps représenté était « idéal », cependant l’addition de la couleur pouvait instantanément le rendre dangereusement « réel ». Les cavaliers nus sur la frise de Sydenham étaient peints en rose et ainsi coupables de cette transgression. L’ambiance au palais était particulièrement troublante. Son audience était constituée de personnes considérées comme les plus vulnérables d’un point de vue moral au siècle victorien, à savoir : les classes ouvrières, les femmes ainsi que les enfants. Toutes les sculptures peintes présentées à l’exposition du British Museum de 2015 sont entièrement habillées, mais l’érotisme n’est jamais loin lors de l’examen de ces objets « agréablement bizarres », situés dans une salle qui « flirte avec la déception ».
Les anxiétés à l’égard des sculptures classiques peintes dans l’Angleterre victorienne étaient également liées aux idées racistes à propos de l’infériorité de la race « de couleur». Au palais, les corps moulés dans le plâtre et peints représentant des personnes dénudées d’origine non européenne étaient exposés au « Natural History Department ». Leurs corps étaient constamment considérés de manière hostile à la différence des sculptures exposées dans la cour grecque, que beaucoup considéraient être la représentation du corps humain idéal. Cependant, le fait que les moulages en plâtre du « département d’Histoire naturelle » et le moulage de la frise du Panthéon aient été peints a également appelé à faire des connexions entre les deux. Beaucoup de critiques ont trouvé ces associations troublantes.
Les sculptures peintes ont définitivement été associées à la notion de − dans les termes du XIXe siècle − « primitif », d’art non occidental et sous-développé ou encore en déclin. Le seul autre moment où les victoriens ont affronté la polychromie fut face à la statuaire de dévotion catholique, qui était particulièrement horrifiante pour l’Église protestante. La frise peinte du palais a poussé le sculpteur Richard Westmacott Jr.et l’archéologue Hodder Michael Westropp à dénoncer la peinture sur sculpture comme « barbare » et « exercée [sic] dans les pires périodes de l’art » en « Assyrie, en Inde et au Mexique ». Selon ces critiques, les Grecs « ethniquement plus développés » n’auraient jamais peint leurs sculptures. La sculpture qui les représente à Sydenham se doit d’être, de la même façon, non peinte et non colorée, sans connexions possibles avec l’art non occidental.
Owen Jones, d’autre part, a intentionnellement placé les sculptures grecques peintes aux côtés de celles venues d’Égypte et d’Assyrie. À la différence de la plupart des critiques de Defining Beauty, il n’a pas considéré les sculptures grecques comme étant le « sommet de la création artistique humaine », mais les a perçues comme une culture parmi tant d’autres. Il aurait sans doute été enchanté par l’exposition de sculptures grecques peintes de Defining Beauty, aux côtés d’un moulage peint d’un fragment maya provenant du Temple du Jaguar à Chichén Itzá, connue aujourd’hui comme la ville de Mexico (vers 1000 EC).
L’idée que les sculptures grecques ont été un jour peintes continue de choquer. Les protestations d’Owen Jones en 1850 n’ont pas eu beaucoup d’impact sur les siècles de gloire du marbre blanc, et les sculptures peintes restent une véritable surprise pour la plupart des visiteurs. Cependant, l’histoire du palais témoigne du vaste contexte culturel et de la longue histoire de l’exposition des sculptures grecques. Au XIXe siècle, ces tentatives ont été mal accueillies en raison des idées racistes à propos de la supériorité de la race blanche, de son association à la notion de « primitif », à la classe ouvrière et aux cultures catholiques, ainsi qu’aux anxiétés qui pourraient encourager à découvrir l’art visuel de manière sensuelle, plutôt que de s’appuyer sur l’appréciation intellectuelle. Ces peurs cachent-elles ce qui n’est pas reconnu derrière des anxiétés concernant la peinture sur sculpture aujourd’hui ?
Traduction réalisée par Éva Lefèvre,
étudiante du Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.
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Lire aussi sur Insula :
Kate Nichols, « Redéfinir la beauté dans les faubourgs de Londres à l’époque victorienne », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 7 juin 2016. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2016/06/07/sculpture-peinte-victorienne/>. Consulté le 21 November 2024.