Livres, pratiques et lieux de lecture dans l’Antiquité / 1.
Compte rendu de : Michèle Villetard, Les auditoria dans le monde romain, ANRT, 2017.
Le blog Insula souhaite rendre compte de parutions ayant trait aux livres, ainsi qu’aux lieux de lectures dans l’Antiquité. Le premier billet traite d’un lieu mal défini — les auditoria — à partir de notre lecture de la thèse que Michèle Villetard vient de leur consacrer à l’université de Lille.
Sous-titrée « Archéologie des salles et édifices de la paideia, des recitationes et des declamationes, du 1er siècle avant notre ère au VIIe de notre ère », la thèse Les auditoria dans le monde romain, soutenue par Michèle Villetard en octobre 2017 à l’Université de Lille (alors Lille 3), a été dirigée par William Van Andringa et a été présentée devant un jury composé de Jorge Garcia Sánchez, Grégoire Poccardi et Catherine Saliou. Sa publication, qui prend place dans la collection « Thèse à la carte » diffusée par l’ANRT, comporte deux volumes, le premier (192 p.) formant la synthèse et donnant la bibliographie, le second le catalogue (412 p., 107 fig. en noir et blanc et 38 en couleur). Comme l’indique l’ANRT, cette publication est la reproduction en l’état de l’exemplaire de soutenance, dans un format heureusement plus maniable.
Un objet non identifié
Faire une recherche et un catalogue des auditoria est une entreprise périlleuse. Si les théâtres, les thermes ou les latrines ont une architecture particulière pour remplir une fonction qui l’est tout autant, il n’est pas besoin d’un espace particulier pour donner un cours, procéder à une performance rhétorique ou clamer ses talents poétiques. La chose peut se pratiquer partout, même en plein air, sous des portiques, chez un particulier, etc. Libanios peut ainsi prétendre que la ville entière de Nicomédie est devenue pour lui « le local des Muses » (Or., I, 55). Il faut attendre 425 pour qu’une constitution, au moins à Constantinople, attribue un local fixe à la création d’une chaire publique.
On sait que, dans l’Antiquité, la lecture était principalement orale. Les textes étaient rendus publics, en particulier par leurs auteurs, devant un groupe d’amis, voire devant une foule d’auditeurs. Tout comme les cours d’enseignement, ces recitationes pouvaient être données en de multiples lieux : chez un particulier, dans des « salons » ou lors de festins, sous un portique, dans des lieux d’assemblées, dans les temples, au théâtre (et, comme Eumolpe, y recevoir des pierres : Pétrone, Sat., XC, 1), etc. Cette multiplicité de lieux pour la récitation d’œuvres n’empêche toutefois pas que des lieux aient pu être construits spécifiquement.
De fait, des auditoriums apparaissent dans les sources à partir du 1er s. de notre ère. On en trouve mention dans la littérature, la première fois chez Sénèque le philosophe, mais encore, par exemple, chez Tacite, Pline le Jeune, Martial, Juvénal. L’épigraphie, en revanche, le signale très rarement (3 attestations sont citées) et seulement à partir du 2e siècle, avec un exemple de translitération en grec : αὺδειτώριον. Comme l’écrit Pierre gros dans sa synthèse sur l’architecture romaine, « le mot [auditorium] se laisse difficilement cerner ». Le mot est d’emblée polysémique et évolue avec le temps, souligne Michèle Villetard, qui accorde une large place (p. 30-63) à l’étude du mot « auditorium », d’où il ressort que celui-ci peut désigner un lieu, dans lequel un auteur donne lecture d’une de ses œuvres devant un public, ou une salle où s’exerce la justice, ou un enseignement, mais peut également désigner un auditoire, voire un événement qui se déroule dans ce lieu (recitatio, procès, cours).
L’étude de Michèle Villetard s’intéresse pour l’essentiel aux « salles ou édifices indépendants qui peuvent être déterminés archéologiquement comme étant des salles ou édifices de cours, de recitatio ou de toute autre forme de prestation oratoire » (vol. 1, p. 63). Mais, à défaut de descriptions précises (l’auditorium n’apparait pas chez Vitruve), la question posée comme un leitmotiv par cette thèse est : les auditoriums, qui devaient être très nombreux dans l’empire romain, sont-ils identifiables par l’archéologie ? La difficulté est d’autant plus grande de trouver traces d’auditoriums que, comme l’indiquent de nombreuses sources littéraires, n’importe quelle salle privée ou publique, en l’aménageant avec du mobilier (estrade ou pupitre, sièges individuels, gradins à faire crouler sous les applaudissements), peut se transformer provisoirement en auditorium pour donner une recitatio.
À quoi reconnait-on un auditorium ?
Trois découvertes récentes sont venues s’ajouter à un corpus de lieux proposés comme auditoriums : une vingtaine de salles à Kôm el-Dikka à Alexandrie en Égypte (V-VIIe s.), trois édifices de l’époque d’Hadrien à Rome (vol. 2, p. 263-275), et trois salles identifiées comme une école de grec à Amheida, dans l’oasis de Dakkla en Égypte (IVe s.). Ces ensembles vont servir d’étalons pour chercher des traces d’auditoriums dans des vestiges revisités.
Quelles sont les caractéristiques d’un auditorium ? L’objet étudié est fuyant parce que la polyfonctionnalité est la règle pour l’architecture romaine. Les critères sont introuvables, concède l’auteure. D’après les vestiges archéologiques, à l’exception de quelques cas atypiques, les auditoriums seraient de plan rectangulaire ou en hémicycle, souvent constitués d’un seul niveau d’élévation (6 à 10 m de hauteur), la plupart couverts. On y trouve la trace de bancs ou gradins maçonnés (mais ceux-ci pouvaient être amovibles). À Alexandrie, c’est la présence dans une multiplicité de salles d’éléments maçonnés de gradins, thronos, mais encore l’emplacement de la base du pulpitum, qui a autorisé l’identification de vestiges comme étant des auditoria. La capacité des auditoriums était très variable, de 7 auditeurs à plus de 1000 personnes. L’auteure s’intéresse aux divers éléments architecturaux (toiture, décoration, éclairage et ventilation etc) et discute de la dimension religieuse des auditoriums, mais encore de leur aspect sonore.
La lecture du premier volume est aisée. On regrettera seulement que les témoignages littéraires et épigraphiques ne soient pas intégralement regroupés en un corpus, l’absence d’index ne permettant pas de retrouver aisément une citation et son analyse. Ce premier volume est suivi d’un épais catalogue d’auditoriums pour lequel Michèle Villetard retient 123 édifices ou salles, dont 80 archéologiquement attestés, couvrant une période très longue, du 1er siècle avant notre ère jusqu’au 7e siècle.
Le catalogue
Chaque auditorium retenu est présenté par une bibliographie le concernant, sa localisation, l’histoire des fouilles, l’état de conservation, la description, la chronologie, l’identification, et donne lieu à une synthèse. Le texte est complété par des figures, des plans et cartes situés en fin de volume (p. 333-412), l’iconographie étant essentiellement issue d’autres travaux mais ayant été parfois créée pour l’occasion. Le catalogue montre une écrasante sureprésentation des auditoriums dans la partie orientale de l’Empire (voir carte p. 383), qui tient pour une part à la recherche archéologique, mais qui est sans doute également le reflet d’une vie culturelle, intellectuelle et pédagogique plus intense. Il en ressort que les auditoriums publics sont proches ou intégrés à un gymnase, bain-gymnase, ou dans de grands thermes, mais également à proximité ou encore en connexion avec des bibliothèques, comme à Éphèse près de la bibliothèque de Celsus, ou des complexes publics, comme dans les exemples déjà cités d’Alexandrie et des édifices d’Hadrien à Rome. Les auditoriums privés, quant à eux, sont soit situés dans la maison d’un magister, soit d’un riche homme cultivé. L’auteure entrevoit dans l’étude approfondie des villas de la Baie de Naples un gisement possible pour découvrir de nouveaux auditoriums.
L’auteure exclue de son catalogue certaines attributions anciennes, mais le plus souvent en réhabilite, comme par exemple l’auditorium de Mécène à Rome (vol. 2, p. 234-242), qualifié d’auditorium par ses inventeurs, puis requalifié en cenatio ou en nymphée. Le catalogue intègre également comme auditoriums certains bâtiments que la littérature archéologique définissait comme des odéons (voir en particulier l’annexe 1). Michèle Villetard est consciente que son catalogue est révisable. Certaines attributions sont ainsi classées par elle comme étant possibles, probables ou douteuses, pour d’autres le degré de certitude est fort. De nouvelles découvertes enrichiront sans doute ce catalogue, des identifications seront contestées. En l’état, ce travail se révèle très utile aux recherches futures et on peut dès lors regretter que le mode de diffusion choisi ne permette pas de le rendre connu du plus grand nombre. Espérons que notre billet puisse donner à ce travail une visibilité plus grande et légitime.
À propos …
Michèle Villetard,
Les auditoria dans le monde romain : archéologie des salles et édifices de la paideia, des recitationes et des declamationes, du 1er siècle avant notre ère au VIIe de notre ère,
ANRT, 2017.
2 volumes (192 et 412 p., 107 fig. en noir et blanc et 38 en couleur)
ISBN 978-2-7295-9113-7
- Site du diffuseur : anrt.univ-lille3.fr/
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Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « Les auditoria dans le monde romain », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 4 avril 2018. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2018/04/04/les-auditoria-dans-le-monde-romain/>. Consulté le 26 December 2024.