Réflexion de Oliver Nicholson à propos de l’ouvrage d’Edward Gibbon, Decline and Fall of the Roman Empire. La traduction française inédite de cet article est réalisée pour Insula par les étudiants du Master en « Traduction spécialisée multilingue » (TSM) de l’Université de Lille.
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Un soir de la mi-octobre 1764, le jeune Edward Gibbon s’assied au milieu des ruines du Capitole de Rome. La vue qui s’offre à lui doit ressembler à une lithographie de Piranèse : de frêles moutons broutant quelques brins d’herbe épars à l’ombre de colonnes de marbre brisées. C’est là qu’il décide d’écrire l’histoire du déclin et de la chute de Rome.
Pour Gibbon, le demi-millénaire qui sépare le Haut-Empire romain et le haut Moyen Âge, entre le milieu du IIIe siècle et le milieu du VIIe siècle après J.-C., que les spécialistes appellent aujourd’hui l’Antiquité tardive, a été marqué par une terrible révolution. Il pensait qu’au IIe siècle après J.-C., l’Empire romain dominait la plupart des territoires du monde et comptait en son sein les esprits les plus civilisés de l’humanité. Il partageait la conviction de nombre de ses contemporains, celle que le progrès était aussi inévitable que souhaitable ; grâce à l’évolution constante de la civilisation et de l’esprit de raison, l’âpreté des temps primitifs était définitivement une affaire du passé. La terrible révolution à l’origine de la chute, au IIe siècle ; de l’Empire romain, alors à son apogée, s’assimilait dès lors un véritable désastre qui nécessitait une explication. Il en trouva une : « J’ai décrit le triomphe de la barbarie et de la religion ».
Gibbon était loin d’être le premier historien à étudier l’Antiquité tardive. Decline and Fall of the Roman Empire n’aurait jamais pu être écrit sans les superbes travaux universitaires initiés par des intellectuels français et britanniques un siècle auparavant, des hommes tels qu’Henri de Valois, historiographe de Louis XIV, et le Dr John Fell, Évêque d’Oxford qui a réinstauré l’Oxford University Press, et qui est moqué dans le célèbre poème satyrique « I do not love thee » (« je ne vous aime point »). Ce qui était nouveau chez Gibbon, c’était la foi en un progrès inexorable, qui était en totale opposition avec l’idée de déclin. Trois siècles et demi plus tôt, l’intellectuel de la Renaissance Poggio Braccioloni s’est assis au même endroit, pour y contempler le même panorama. Il vit les ruines de Rome, qu’il déclara « brisée et privée de sa splendeur tel un géant en décomposition », sans se douter que cela n’avait rien de naturel. Jam seges ubi Roma fuit : le grain pousse là où Rome se trouvait autrefois. Les changements et le déclin ne sont que des indications sur la cruauté du destin : triste, mais pas surprenant.
Le sombre point de vue partagé par Gibbon sur l’Antiquité tardive, auquel vient s’ajouter le pessimisme de ses prédécesseurs qui vient jeter un voile sombre sur l’avenir. Ce n’est, en fait, qu’à partir des années 1960 qu’un grand nombre d’historiens en est venu à consacrer à l’Antiquité tardive l’attention et la considération qu’ils ne réservaient jusqu’alors qu’aux époques antérieures de l’histoire classique, à la gloire de la Grèce et à la grandeur de Rome.
Ce qu’ils ont découvert c’est un Empire romain qui était remarquablement robuste. Par exemple, sur le Massif calcaire en Syrie du Nord, de grandes étendues de terres marginales étaient irriguées et cultivées aux VIe et VIIe siècles, et n’ont pu être labourées à nouveau que récemment. Soulignons également qu’à partir du Ve siècle des seigneurs de guerre germaniques ont détruit les administrations romaines en Europe de l’Ouest, et leur domination a engendré une réduction du confort matériel de la population. Cependant, l’Empire romain d’Orient, gouverné depuis Constantinople, a continué de prospérer. Il a codifié le Droit romain, encore et encore. Les poètes continuaient de composer des poèmes épiques grecs et des épigrammes. Les philosophes d’Athènes et d’Alexandrie discutaient de questions controversées dans le domaine des sciences naturelles. Des architectes éminents ont bâti la grande église de la sagesse divine, autrefois considérée comme « le monument le plus intéressant du monde. »
Et, chose qui n’était pas visible au cours des époques antérieures de l’histoire classique, la civilisation gréco-romaine s’est trouvée enrichie : plusieurs cultures locales distinctes ont vu le jour dans les provinces. L’Arménie a développé un alphabet et une littérature écrite, ainsi que des églises au dôme de pierre compact et aux proportions satisfaisantes. Le bon sens des ermites égyptiens, peu commun, fut conservé dans les histoires, les proverbes et les Apophtegmes des Pères, qui se vendent encore bien dans les traductions modernes. Ce qui est encore plus étonnant c’est que la langue syriaque, la lingua francadu Croissant fertile, a développé une littérature différente. Il est dit que la langue sémitique c’est comme l’amour : le premier est toujours le pire. Toutefois, la poésie de S. Éphrem le Syrien brille à travers les traductions anglaises de Sebastian Brock, même pour ceux d’entre nous qui ne lisent pas le syriaque. Par ailleurs, l’apprentissage varié que l’on cultive depuis le VIe siècle dans les monastères chrétiens de culture syriaque tel que Qinnasrîn sur la rive est de l’Euphrate, a constitué un lien vital entre la science et la philosophie grecques et entre les intellectuels et les philosophes arabes de l’Irak du IXe siècle.
Ajoutez à tout cela ce qui se passait au-delà des frontières de l’Empire romain, et l’inquiétude face au déclin et à la fin de la domination romaine en Europe de l’Ouest commence à sembler quelque peu paroissiale. L’Éthiopie et l’Irlande apparaissent dans l’histoire. Il y avait également tout un empire à l’est des frontières romaines, celui de la Perse des Sassanides, dont le royaume comprenait l’Irak moderne ainsi que le plateau iranien et les territoires de l’est. La montée de l’islama balayé la dynastie sassanide avec une rapidité déconcertante, bien que la compréhension de l’Iran sassanide aide encore grandement à appréhender le caractère particulier de cette terre antique. Certains des évènements les plus importants de l’histoire moderne du Proche-Orient se sont déroulés au cours du VIIe siècle après J.-C.
En réalité, l’histoire de l’Antiquité tardive n’arrive pas à se conformer aux modèles préconçus de progrès et de déclin. À l’inverse, elle présente une diversité culturelle kaléidoscopique ; l’acteur rationnel, ce personnage incolore et immaculé que les économistes adorent, n’est pas facile à trouver. L’Histoire peut être servitude comme elle peut être liberté. Peut-être ne nous enseigne-t-elle rien, si ce n’est qu’il n’y a rien à apprendre, toutefois elle nous permet d’étudier des personnes qui s’emploient à affronter les forces de la nature, à croire en un ou plusieurs dieux, à faire ressortir le meilleur de l’être humain. Durant l’Antiquité tardive, ils s’y attelaient de bien des façons, contrairement à la plupart.
Crédits : Hagia Sophia (Église de la sagesse divine) est une ancienne basilique patriarcale orthodoxe grecque, qui servit plus tard de mosquée impériale, pour finalement devenir un musée à Istanbul, en Turquie. Brewbooks, 2006. CC BY-SA 2.0 accessible via Wikimedia Commons.
Oliver Nicholson a enseigné au Département d’études classiques du Proche-Orient à l’Université du Minnesota, entre 1986 et 2016. Ses cours couvraient les auteurs latins post-classiques, ainsi que l’ère de Constantin le Grand, Saint-Augustin d’Hippone, Justinien, et Muhammad. Ses publications se sont concentrées particulièrement sur Lactance, la persécution des chrétiens dans l’Empire romain, et l’histoire de l’Asie Mineure. Il est le rédacteur en chef de l’Oxford Dictionary of Late Antiquity, le titre présenté dans les références d’Oxford « A spotlight on…Antiquity. ».
Traduction réalisée par les étudiants du Master en « Traduction spécialisée multilingue » (TSM) de l’Université de Lille au cours d’un Skills Lab.
Un Skills Lab est une agence virtuelle de traduction, qui permet aux étudiants de gérer des projets de traduction en totale autonomie. L’objectif est de recréer les conditions de travail d’une agence de traduction au sein même de l’université et d’évaluer les compétences des étudiants pour les différentes étapes de la gestion d’un projet : préparation des fichiers et des ressources, traduction, révision, livraison, relation client. Un descriptif du Skills Lab mis en place au sein de la formation « Traduction Spécialisée Multilingue » est disponible ici :
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Lire aussi sur Insula :
Oliver Nicholson, « Rome : déclin et chute, mais pas seulement… », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 2 juillet 2019. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2019/07/02/rome-declin-et-chute-mais-pas-seulement/>. Consulté le 21 November 2024.