Le 1er mars 2011, au Musée archéologique de Bolzano (Italie), débutera une grande exposition pour fêter les vingt ans de la découverte d’un corps humain congelé et déshydraté dans l’Ötztal, lieu qui allait donner au défunt le sobriquet sous lequel il a acquis une célébrité mondiale : Ötzi. Cet événement, appelé Ötzi²º, forme de sensationnalisme archéologique, est pour nous l’occasion d’évoquer d’autres morts remontés des profondeurs de l’Antiquité, remarquablement conservés dans les tourbières du nord de l’Europe, et qui illustrent pour certains les propos de l’historien romain Tacite.
Ötzi
En 1991, un couple de randonneurs découvrait un homme congelé lors d’une promenade en montagne, à 3200 mètres d’altitude, à la frontière entre l’Italie et l’Autriche, dans les Alpes de l’Ötztal. D’abord pris pour un alpiniste accidenté, Ötzi s’avéra, après examen médico-légal et archéologique, avoir vécu au néolithique final, vers 3550 avant notre ère. Il accueille aujourd’hui les visiteurs au Musée archéologique du Sud-Tyrol à Bolzano (Italie), après que la souveraineté italienne ait été établie sur le lieu de sa dernière demeure. Il continue d’alimenter une recherche archéologique soutenue, son exceptionnel état de conservation, ainsi que celui de son équipement, en conséquence de la congélation accidentelle de la dépouille en haute montagne, ayant permis de livrer des informations tout aussi exceptionnelles sur sa personne, sa culture, son environnement. Il a fait l’objet, outre les travaux scientifiques, d’innombrables reportages, expositions, films, livres de vulgarisation. Découverte sensationnelle, Ötzi est, sous certain aspects, devenu l’aliment d’une forme de sensationnalisme archéologique, qui n’est pas sans autres exemples… Au gré de la presse populaire et des forums, on peut trouver l’écho de la « malédiction d’Ötzi », démentie par Wikipedia, une revendication d’identité celte etc…
La congélation dans des sols gelés (permafrost), a conservé, plus à l’Est du continent, aux confins de la Sibérie et de l’Asie Centrale, un certain nombre de dépouilles finalement promues au rang d’objets archéologiques, celles des tombes « scythes », au sens générique des auteurs antiques.
Mais il est, plus proche de nous, un autre procédé de conservation naturelle qui a alimenté l’archéologie, non sans illustrer parallèlement ses constructions épistémologiques, ses modalités de réception par la société, les conséquences en retour des représentations sociales sur l’archéologie elle-même : l’immersion dans les tourbières.
Les corps des tourbières et Tacite
Mein Sohn, was birgst du so bang dein Gesicht ?-
Siehst Vater, du den Erlkönig nicht ?
Den Erlenkönig mit Kron und Schweif ?-
Mein Sohn, es ist ein Nebelstreif.
(Johann Wolfgang Goethe, Der Erlkönig)Mon fils, pourquoi caches-tu avec tant d’effroi ton visage ?
Père, ne vois-tu pas le Roi des Aulnes ?
Le Roi des Aulnes avec sa traîne et sa couronne ?
Mon fils, c’est un banc de brouillard.
(Traduction de Charles Nodier)
Les tourbières des îles britanniques, des Pays-Bas, du Nord de l’Allemagne et du Danemark ont livré un certain nombre de corps échelonnés entre l’âge du Bronze et le Haut-moyen âge, et même quelques cas plus récents encore. Pour l’Allemagne et les Pays-Bas actuels, on observe une concentration relative des « dépôts » sur la période -500/500, un pic qui conduit à penser cette question parallèlement à celle des dépôts d’armes et d’autres objets dans les zones humides.
Comme le froid, l’immersion dans un milieu de tourbière permet, sous certaines conditions, la conservation de vestiges qui disparaissent la plupart du temps : objets en matières organiques telles que le bois, le cuir, les textiles, et aussi les parties molles des corps humains : système pileux, peau, viscère… Dans certains cas, le milieu humide, acide et peu oxygéné provoque une momification naturelle qui respecte parfois jusqu’à la physionomie individuelle du défunt. Dans d’autres cas, la dissolution du squelette, la pression des terrains, le tannage par le milieu acide produit des cadavres d’allure monstrueuse, quoique d’une immanquable forme humaine.
Là réside sans doute une partie de l’effet exercé sur le grand public, et un problème éthique posé à la muséographie contemporaine : les hommes (et femmes, et enfants) des tourbières ne sont pas ou pas que des squelettes, ou des objets archéologiques : ce sont des gens, d’une manière très ou trop évidente. Ce sont aussi des créatures qui ont résisté à la décomposition promise à tous, qui semblent s’attarder, hésiter entre la vie et la mort. ll est tentant de penser que l’exploitation dont ils peuvent faire l’objet, les représentations qui s’en alimentent dans le grand public, font rejouer une très vieille et quasi-universelle question anthropologique, dont la résolution rituelle a préoccupé nombre de cultures, y compris, selon certaines hypothèses archéologiques, la leur : comment se prémunir contre le retour néfaste des morts, comment faire la séparation entre vivants et morts, particulièrement dans les cas de « mauvaise mort » : morts violentes, morts de personnages jugés particulièrement dangereux. Les précédents ethnographiques sont nombreux, qui font état de sépultures aberrantes pour les victimes de mauvaise mort : corps entravés, sépultures hors des enceintes consacrées, disposition inhabituelle des corps, par exemple la fouille d’une tombe gelée de Iakoutie (cf l’ouvrage d’Eric Crubézy, Chamane : Kyys, jeune fille des glaces, Errance, 2007).
La relation la plus ancienne de la découverte d’un corps humain dans une tourbière remonte aux années 1650 aux Pays-Bas, et fait déjà mention d’un équipement, « une peau de bœuf portée sous le bras à la place d’un manteau ». À partir de la fin du XVIIIe siècle, certaines de ces découvertes commencent à être comprises comme des objets archéologiques, et, en 1824, l’érudit allemand Friedrich Arends (1782-1861), dans une description géographique de la Frise, met pour la première fois en relation un corps des tourbières avec un passage de Publius Cornelius Tacitus1. Le fait est que cette interprétation littérale allait se révéler durable et d’un effet équivoque.
L’autorité de Tacite allait puissamment contribuer à ancrer la « valeur archéologique » des découvertes des tourbières, particulièrement dans l’Allemagne du XIXe siècle dont le nationalisme tendait à faire du De Origine et Situ Germanorum de l’historien romain (rédigé en 98 ap. J.-C., ou peu après) un texte fondateur : ce qui n’empêcha pas, du reste, par méprise habituelle, les corps des tourbières de se retrouver d’abord, souvent, dans un commissariat ou un institut médico-légal. Mais les lunettes de Tacite, hâtivement chaussées, devaient aussi gauchir et biaiser l’approche archéologique de ces vestiges par une archéologie du reste encore peu outillée, et intervenant le plus souvent après des trouvailles fortuites lors de l’extraction de la tourbe.
Sur certains points, le texte de Tacite et les vestiges se sont recoupés de façon éclatante. Le crâne d’Osterby (Allemagne, 1948, daté entre 75 et 130) et l’homme de Dätgen (Allemagne, 1959, daté entre 135 et 185), qui ont conservé leur chevelure, portent tout les deux la coiffure dite en nœud suèbe, décrite par Tacite (chap. XXXVIII) comme un attribut des hommes libres, et une marque ethnique du peuple des Suèves, qui, du reste, ne peuplaient pas la région des tourbières du Nord. Cette coiffure est figurée aussi sur la colonne trajane.
Las : les lunettes de Tacite ont aussi conduit à l’interprétation systématique des corps comme trace de sacrifice et/ou d’exécution, en « application » de son texte : « ignauos et imbelles et corpore infames caeno ac palude, iniecta insuper crate, mergunt » : « Quant aux lâches, aux couards et à ceux qui font usage de leur corps de manière déshonorante, on les plonge dans la boue d’une tourbière (palude) en prenant soin de jeter sur eux une grille en osier ». (chap. XII, trad. P. Voisin). Le texte de Tacite est du reste assez obscur sur la relation entre marécages et sacrifices humains, et son passage sur la sanction de l’adultère ne fait pas mention de cette pratique (chap. IX et chap. XL).
Parmi les motifs d’exécution préférés par la grande presse, sous la caution bien involontaire de Tacite : l’adultère. L’adultère, comme le meurtre, permet l’inclusion de découvertes archéologiques dans le genre éprouvé du fait divers passionnel.
Il ne faut pas penser, cependant, à un simple détournement de l’information archéologique. Les archéologues des XIXe et XXe siècles et les professions annexes (conservateurs de musée) ont contribué à l’édification de la légende, négligeant, voire écartant d’autres indices que ceux d’une éventuelle mort violente, par un biais chronique, et dans certains cas, semble-t-il, jusqu’à la falsification par « arrangement » des rapports de découverte, et même des corps comme l’aurait fait Alfred Dieck (1906-1989) (cf Sabine Eisenbeiß , 2002) et Karl Schlabow (1891-1984) à propos de la « femme de Windeby ». (cf . Brock, 2009). Un réexamen des pièces, servi par les techniques modernes de laboratoire, et une révision des interprétations ont eu lieu à partir des années 1970.
À la lumière de ces révisions, il apparaît que les cas indubitables de morts violentes, sacrifices humains ou exécutions, ne sont pas si nombreux, que les dispositifs particuliers (pierres, branchages etc…) souvent interprétés comme destinés à prévenir le retour des morts peuvent parfois être compris comme des restes de sépultures. Surtout, moins que de leur mort, c’est de la pauvre vie des défunts que parlent les corps des tourbières quand ils livrent leur dernier repas (rituel ou non ?), composé le plus souvent de maigres brouets de céréales et de plantes sauvages, des épisodes de carence et de malnutrition, lisibles dans les anomalies de leur croissance osseuse, et des handicaps divers. La question de savoir si les morts des tourbières forment une population sélectionnée pour certaines raisons ou par certains facteurs, ou bien sont grossièrement représentatifs des populations de l’époque et de la région, reste ouverte.
Et on ne trouve plus de ces étranges défunts : les tourbières ont été drainées et transformées en terre agricole, les dernières exploitations sont mécaniques, les machines hâchent menu les derniers rois des aulnes. La tourbe alimente l’horticulture industrielle en substrat de culture et les jardineries en terreaux divers pour les particuliers. La dernière vague de découvertes a coïncidé avec la situation de pénurie énergétique de l’après-guerre, quand l’extraction a repris avec des moyens de fortune.
Références d’auteurs anciens
Bibliographie
- Michael Gebühr, « Zwischen Morast und Moral : Moorleichenfunde in Schleswig-Holstein und ihre Deutungen ». In: Antike Welt : Zeitschrift für Archäologie und Kulturgeschichte, 2005 36 (2) : 8-14 ;
- Michael Gebühr, Moorleichen in Schleswig-Holstein, Wachholtz, 2005. (978-3-529-01870-1)
- Thomas Brock, Moorleichen : Zeugen vergangener Jahrtausende, Theiss, 2009. (978-3-8062-2205-0)
- Sabine Eisenbeiß, « Bog-bodies in Lower Saxony : rumours and facts. An analysis of Alfred Dieck’s sources of information », dans : Andreas Bauerochse, Henning Haßmann (eds), Peatlands. Moorlandschaften. Archaeological sites – archives of nature – nature conservation – wise use : Proceedings of the Peatland Conference 2002 in Hannover, Germany, Hannover, 2002, Page 143-150 (3-89646-026-9)
- Allan A., « Versuch einer Gesamtinterpretation der ‘Germania’ des Tacitus, mit einem Anhang : Zu Entstehung und Geschichte des Namens und Begriffs ‘Germani’ », dans : ANRW II.33.3 (1991), p. 1858-1988.
- Allan A. Lund, F. Fischer et J. Heiligmann, « Kritischer Forschungsbericht zur ‘Germania’ des Tacitus (Teile I-IV; Teil V: Bibliographische Übersicht uber ‘Germania’-Editionen und Kommentare aus den Jahren 1880 bis 1989 », dans : ANRW II.33.3 (1991), p. 1989-2222.
- Allan A. Lund, « Kritischer Forschungsbericht zur ‘Germania’ des Tacitus : Teil V: Bibliographische Übersicht über ‘Germania’- Editionen und -Kommentare aus den Jahren 1880 bis 1989 », dans : ANRW II.33 (1991), p. 2341-2344.
- Allan A. Lund, « Versuch einer Gesamtinterpretation der ‘Germania’ des Tacitus : Kritischer Forschungsbericht zur ‘Germania’ des Tacitus », ANRW II.33.3 (1991), p. 2347-2382.
- Wijnand A. B. Van Der Sanden et Sabine Eisenbeiss, « Imaginäre Menschen : Alfred Dieck und die Moorleichen in Nordwesteuropa », dans : Archäologisches Korrespondanzblatt, 2006, vol. 36, no1, pp. 111-122. Résumé sur cat-inist.
Crédits
Nous remercions le Docteur V. Hilberg, du Archäologisches Landesmuseum / Stiftung Schleswig-Holsteinische Landesmuseenim Schloss Gottorf, de Schleswig (Allemagne), pour avoir communiqué les deux illustrations sous droit du musée et autorisé leur emploi pour « Insula ». Le musée de Schleswig conserve une importante collection de corps des tourbières et abrite plusieurs centres de recherche archéologique.
Le crâne d’Osterby
Crédit : Archäologisches Landesmuseum / Stiftung Schleswig-Holsteinische Landesmuseen.
Tête découverte en 1948, isolée, enveloppée dans peau de cervidé, à Osterby (Allemagne, Schleswig-Holstein). Elle porte le nœud Suève. La mâchoire a été rapportée et n’appartient pas à la tête, ni ne vient du contexte archéologique.
Le corps de Windeby
Crédit : Archäologisches Landesmuseum / Stiftung Schleswig-Holsteinische Landesmuseen.
Le corps a été découvert en 1952 à Windeby (Allemagne, Schleswig-Holstein), non loin d’Osterby. Milieu du 1er siècle. Supposé d’abord être une jeune femme adultère assassinée par un meurtrier retrouvé non loin de là, après révision probablement une (rare) sépulture à inhumation d’un jeune homme. Reste d’un col de fourrure. La couleur actuelle vient des procédés de conservation. Cette dépouille a fait l’objet de divers arrangements et falsifications par Schlabow. Présentation muséale actuelle, d’après les photos de la découverte. Cf Brock, op. cit., p.93.
Les armes de la commune d’Osterby avec le nœud suève
Pour se coiffer à la Suève, voir le mode d’emploi capillaire sur le site de la commune d’Osterby.
Première page du De origine et situ Germanorum liber (impressum Johann Winterburger, Wien, 1502)
Crédit : Bayerische Staatsbibliothek. Bibliothèque numérique de la Bayerische Staatsbibliothek.
Le texte de Tacite n’a survécu que dans une copie médiévale unique, probablement d’origine allemande, découverte en Italie en 1425 et aujourd’hui perdue, le Codex Hersfeldensis. Ses premières éditions remontent donc au XVe siècle.
- Friedrich Arends, Erdbeschreibung des Fürstenthums Ostfriesland und des Harlingerlandes, Gedruckt bei Wittwe Hyner, 1824. p. 164. Voir Google Books [↩]
Lire aussi sur Insula :
Hugues Van Besien, « Tacite et les morts des tourbières », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 16 février 2011. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2011/02/16/tacite-et-les-morts-des-tourbieres/>. Consulté le 21 November 2024.