Portraits de la pensée antique

Portraits de la pensée : tel est le titre de l’exposition présentée par le Palais des Beaux Arts de Lille du 11 mars au 13 juin 2011. Messieurs Tapié et Corentin, commissaires de l’exposition, nous y montrent cinquante tableaux de grands maîtres du XVIIème siècle, extraits pour l’occasion de musées français et internationaux, peints en Espagne, en Italie mais aussi à Utrecht. Les œuvres, accompagnées d’une installation contemporaine de Bill Viola, rendent compte de la volonté des artistes de figurer la pensée, notamment à travers le portrait. Démarche a priori paradoxale, puisque la pensée pourrait ne pas être représentable, mais dont les enjeux sont manifestement liés à un contexte historique et culturel : pourquoi représenter des penseurs, fussent-ils philosophes, savants et religieux ?

Le portrait de l’intellectuel au Siècle d’Or

Calliclès disait à Socrate, dans le Gorgias de Platon, 485 a-b, qu’il n’est pas honteux pour les jeunes gens de philosopher mais que cela devient ridicule pour les plus âgés. C’est précisément le contre-point de cette affirmation que prend l’exposition en s’appuyant sur ces œuvres du Siècle d’Or, qui s’étend symboliquement de 1492 à 1648 (date à laquelle l’indépendance des Provinces-Unies scelle le sort des Hasbourg en Europe). L’objectif de cette rencontre est marqué du sceau de Platon, dont la présence dans les tableaux est remarquable, et rejoint ainsi le projet des artistes, dont les œuvres devaient amener à penser.

La mise en espace des tableaux est, déjà, très platonicienne. Dans cette « agora », pour reprendre l’expression d’Alain Tapié, les murs rouges présentent les tableaux sans séparation, puisqu’il s’agit de les mettre en dialogue et en résonance, non seulement par leur juxtaposition, mais aussi par effet d’échos, avec les Saints, par exemple, qui scandent les murs de cette grande salle1. Cette disposition rejoint le projet des peintres, dont la série était une pratique revendiquée. Les portraits de philosophes, qui trouvaient leur place dans les bibliothèques et autres lieux érudits, prenaient sens dans leur juxtaposition. Ce que le Maître du Jugement de Salomon, de l’École française réalise dans un seul tableau, en représentant la Dispute des philosophes, les diptyques de Moreelse et de Ter Brugghen où sont représentés Démocrite et Héraclite, le montrent dans la confrontation des deux portraits. L’un et l’autre tableaux ont du sens, par eux-mêmes, mais les attitudes sont d’autant plus signifiantes qu’elles sont comparées entre elles.

Héraclite et Démocrite
Johannes Moreelse (vers 1630), Portrait d’Héraclite © Central Museum, Utrecht et « Démocrite, le philosophe rieur » © Mauritshuis, Musée royal de Peintures de La Haye (provenant ici de deux diptyques différents)

Dialogisme, certes, entre les tableaux, mais aussi une certaine forme d’homogénéité, grâce à la lumière et au mouvement, comme si la pensée perçait à travers cette vie, bien incarnée, qui nous est représentée. Les interprétations de ces jeux de lumière et de mouvement sont nombreuses -et nous renverrons ici aux textes qui accompagnent les œuvres dans le catalogue-, mais l’incarnation de la pensée est sans doute leur conséquence : ce sont des hommes, surtout, en chair ou décharné, dont la vitalité met en scène la pensée. L’historicité du portrait n’a ici pas de sens : depuis la littérature jusqu’aux camées, les sources de ces peintres sont nombreuses qui s’appuient tantôt sur les visages de leurs contemporains, tantôt sur des représentations anciennes. À ce titre, le portrait d’Ésope de Ribeira est frappant et nous rappelle la coupe bien connue du musée du Vatican, où le fabuliste, au front proéminent, s’entretient avec un renard.

José de Ribera : Saint Jérôme
Portrait de Saint Jérôme par José de Ribera (1643) © RMN – Palais des Beaux-Arts de Lille

Rien d’historique non plus dans les juxtapositions (Héraclite et Démocrite n’ont pas été contemporains), car tel n’est pas l’enjeu du portrait de savant : il s’agit, à cette époque, de montrer la pensée pour faire penser. Ces portraits de la pensée au Siècle d’Or ont pour vocation la mise en œuvre de la réflexion. Les anachronismes, nombreux, ne doivent pas gêner ; au contraire, ils doivent exhiber, notamment grâce au livre omniprésent, et actualiser la pensée, en ôtant les obstacles du temps. Le dénuement, au sens propre, à la manière des Anciens, souvent, mais figuré aussi, apparaît alors comme un paradigme. Le stoïcisme et le cynisme ont alors toute leur place : ils apparaissent dans ces tableaux comme dans de « petits théâtres », selon Alain Tapié, offrant le spectacle d’une pensée débarrassée de ses scories, facilitée par la dialectique qui oppose les penseurs, comme des allégories, en vue d’une méditation à la fois quotidienne et philosophique. Par conséquent, le philosophe de Ribeira peut être un homme du peuple, et en recevoir tous les attributs.

À la manière d’un Socrate -d’ailleurs absent de cette galerie de portraits2 -, l’exposition, par un jeu de questionnement, nous amène à la réflexion.

Représenter la pensée dans l’Antiquité

Cette conception du portrait du penseur est assez différente de celle nourrie depuis l’Antiquité. Que l’on songe par exemple au fameux tableau de Raphaël, L’École d’Athènes, où chaque philosophe est dépeint selon l’idée traditionnelle qu’on se fait de lui : Platon, préoccupé par le monde des Idées a le doigt dirigé vers le ciel, Aristote est dépeint davantage dans l’action, Diogène se vautre sur les escaliers… Cette conception du portrait du philosophe est assez conforme à celle des Anciens. En effet, pour ceux-ci, le portrait n’est pas le reflet de la réalité, mais plutôt le reflet de la réception de l’œuvre.

À titre d’exemple, considérons les représentations d’Homère dans la sculpture. Le Portrait imaginaire du poète, du deuxième siècle après J.-C., présent au musée du Louvre donne une image vénérable du poète, manifestement aveugle, avec son regard perdu dans le vide, ce qui n’empêche pas l’artiste de le sculpter avec une touche que l’on pourrait qualifier d’anachronique : le style rapproché de celui des artistes de Pergame ne rend pas compte du caractère archaïque du poète. C’est devant un tel buste que Rembrandt choisit de peindre Aristote, dans son fameux tableau du Metropolitan Museum of Art. En revanche, la représentation qui figure sur certaines pièces de monnaie viennent contester cette image du poète aveugle. On a trouvé par exemple des pièces de Colophon, datant de 250-150 avant J.-C., qui montrent Homère, trônant, avec un rouleau dans la main. Ce rouleau entre en contradiction avec la cécité du poète, reflète les oppositions des intellectuels à propos d’Homère, de sa poésie et de la place de l’écriture dans son œuvre et rejoint les problématiques des textes biographiques consacrés au poète. Les choix de représentation artistique sont liés à l’idée que l’on se fait de l’œuvre et par conséquent de l’auteur. La représentation montre avant tout une réception de l’œuvre, marquée par un contexte historique et culturel, comme nous le montrent les accents pergamiens du buste d’Homère.

On opposera quoi qu’il en soit la dignité d’Homère, dans toutes ses représentations anciennes, au buste fort commun de Socrate, qui doit son image non seulement à la comparaison que fait Alcibiade de lui avec les silènes et le satyre Marsyas, Banquet de Platon, 215 b, mais aussi à tout ce que ses contemporains ont dit de lui, notamment au théâtre pour le ridiculiser, comme le montre le savant Zanker, dans The Masks of Socrates : the Image of the Intellectual in Antiquity. La sculpture relaie alors les représentations traditionnelles du personnage en dépit de toute vérité historique.

Et aujourd’hui ?

Bill Viola,  Room for St. John of the Cross
Bill Viola, Room for St. John of the Cross (réalisé en 1983) © Los Angeles, Moca © photo Kira Perov

Évidemment, la peinture a laissé place à la photographie, dont on pourrait souligner les prétentions réalistes. Nombreux, par exemple, sont les clichés de Michel Foucault, pour ne citer que lui, qui le montrent dans des postures de réflexion, mains rivées au crâne. Mais comme la peinture, la photographie pose des problèmes d’interprétation et peut signifier sans doute aussi, au-delà même du projet premier : songeons à la photographie d’Albert Einstein tirant la langue, par agacement, raconte-t-on, parce que le photographe lui demandait avec insistance un sourire. Qu’en est-il de cet agacement dans notre réception de la photographie et dans la construction de l’image du savant ?

Peu d’œuvres picturales aujourd’hui cherchent à montrer le penseur. Bien que le support soit différent, l’œuvre de Bill Viola consacrée à Saint Jean de la Croix exhibe à sa manière cette aporie : c’est la pensée que le vidéaste cherche à figurer au centre de « l’agora », dans ce dispositif daté de 1983 et titré Room for St. John of the Cross.

Michel Houellebecq propose peut-être une solution à cette difficulté de représenter aujourd’hui l’intellectuel, dans son dernier roman La carte et le territoire, 2010, où il raconte le parcours d’un artiste Jed Martin qui peint, en série, ses contemporains et en particulier Houellebecq lui-même, en échange du texte qui accompagne le catalogue de son exposition. Le tableau est fictif, à peine décrit, mais permet facilement au lecteur de se le représenter, puisque son sujet est une figure si médiatique. Étrange paradoxe que cette peinture faite de mots, que ce portrait qui porte en lui le vide. Peu s’en faut qu’on lui accorde le sourire de Démocrite !

Références d’auteurs anciens :

Pour en savoir plus

Exposition au Palais des Beaux arts de Lille, du 11 mars au 13 juin 2011. Renseignements pratiques sur le site du musée des Beaux Arts de Lille où sont annoncées de nombreuses manifestations autour de l’exposition. Sur ce site, précisément, la visite pourra être préparée pour les propriétaires d’I-phone ou d’Androïd, en téléchargeant les informations. À noter que la compréhension de la visite sera facilitée par la location de visiophone, 1 € (entretiens filmés des commissaires de l’exposition, 20 tableaux commentés, extraits littéraires, informations pratiques…). Quant au catalogue de l’exposition qui recueille des points de vue fort différents, il élargira et enrichira encore la découverte de ces oeuvres.

Voir aussi Paul Zanker, The Masks of Socrates, The Image of the Intellectual in Antiquity.

  1. Les œuvres exposées sont de Vélasquez, du Maître du Jugement de Salomon, de José de Ribera, Dirck Van Baburen, d’anonymes de l’École espagnole, du Maître de l’annonce aux bergers, de Pietro Paolini, de Jan Van Bijlert, Salvator Rosa, Johannes Moreelse, Hendrick Van Somer, d’un anonyme hollandais, de Paulus Bor, d’Hendrick Ter Brugghen, de Jacques des Rousseaux, de Francisco de Zurbarán, Luca Giordano, Giovanni Battista Carlone et Jan Baptist Weenix. []
  2. On trouvera maintes fois les portraits d’Héraclite et de Démocrite, de Platon, mais encore des cyniques Diogène, Cratès, Chilon, du fabuliste Ésope, du physicien Archimède, de Saint Pierre, Saint Thomas, Saint Paul, Saint Jérôme, Saint Augustin, Sainte Marie l’Égyptienne, de la Sibylle, des portraits allégoriques de l’astrologie, de la logique, de la peinture, des sens, ou encore des portraits de vieux, d’alchimiste, d’astronomes et physiciens, religieux de 54 ans, prophètes lisant, philosophe écrivant, philosophes anonymes tenant isolément volumen ou codex, une gourde à la ceinture, et plusieurs d’entre eux se disputant []

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Citer ce billet

Marie-Andrée Colbeaux, « Portraits de la pensée antique », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 14 mars 2011. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2011/03/14/portraits-de-la-pensee-exposition/>. Consulté le 23 November 2024.