Traduction inédite d’un poème de Sémonide d’Amorgos
Ce billet propose une traduction inédite d’un poème grec composé vers 700 avant notre ère par Sémonide d’Amorgos, dans lequel l’auteur compare dix types de femmes avec des animaux ou éléments naturels.
Aborder la question du mal dans l’Antiquité grecque nous amène invariablement au mythe de Pandore, rapporté dans la Théogonie hésiodique : Pandore, « beau mal », façonnée par les dieux Héphaïstos et Athéna, à la demande de Zeus, pour punir les hommes, et en particulier l’hybris de Prométhée. Néanmoins, Hésiode, dont le propos rejoint en de nombreux points celui de la Genèse, n’est pas le seul poète grec à tenir un tel discours sur la femme. On pensera évidemment à Euripide, dont les personnages, tels Hippolyte, peuvent tenir des propos misogynes, ce qui valut au poète tragique une réputation de misogyne, par un raccourci préjudiciable, où discours poétique et position personnelle se confondraient. Mais un poète iambique, moins connu, mérite aussi notre attention sur ce point : Sémonide d’Amorgos a composé à l’époque archaïque un poème de blâme à l’égard de la gent féminine.
Qui est Sémonide d’Amorgos ?
Figure obscure, Sémonide d’Amorgos serait né autour de 700 avant J.-C. à Samos et aurait participé à la colonisation d’Amorgos, petite île des Sporades, dont les paysages apparaissent dans le film Le Grand Bleu, de Luc Besson (1988).
Le texte nous est parvenu grâce à Stobée (Florilège, IV, 22, 193 ) un compilateur de la fin du Vème siècle après J.-C., mais le savant byzantin l’attribue à Simonide de Céos, poète lyrique qui vécut de 556 à 468 avant notre ère.
Le poème (traduit selon le texte établi par M. West, Iambi et elegi graeci, Oxford, 1972).
- C’est à part que le dieu créa l’esprit de la femme tout d’abord. L’une, sur le modèle du cochon aux longues soies ; tout dans sa maison, souillé de boue par elle, gît en désordre et roule à terre ; mais elle, sans se laver, dans ses habits sales, au milieu des ordures, engraisse.
- Le dieu posa une autre femme, sur le modèle du renard malfaisant, roublarde accomplie : du mal ni du bien, rien ne lui échappe. En effet, elle dit souvent « c’est mal », « c’est bien », sans distinction. Elle est d’humeur toujours différente.
- Une autre, sur le modèle de la chienne : elle court vite. La maternité incarnée. Elle veut tout entendre, tout voir et partout scrute et rôde en aboyant, quand bien même elle ne voit personne. Un homme ne la ferait cesser, pas même sous la menace, pas même si, en colère, il lui arrachait d’un coup de pierre les dents, pas même par des paroles de miel, pas même si parmi les hôtes, elle se trouve assise. Au contraire, fermement, elle continue son cri contre lequel on ne peut rien.
- Une autre, après l’avoir façonnée avec de la terre, les Olympiens la donnèrent à l’homme, estropiée : une telle femme ne connaît rien de mauvais ni de bon ; le seul travail qu’elle connaisse est manger. Et lorsque le dieu prépare un hiver mauvais, frissonnante, elle tire un siège près du feu.
- Une autre, sur le modèle de la mer. Celle-ci a deux pensées dans son esprit : un jour, elle rit et se réjouit. L’hôte qui la verra chez elle la louera ! « Il n’y a pas de femme meilleure dans toute l’humanité, ni de plus belle ! » Un autre jour, la voir ou l’approcher est insupportable. Elle est alors furieuse, inabordable comme une chienne autour de ses petits. Elle devient sans miel, odieuse avec tous, pareille avec les ennemis comme les amis. Comme la mer qui souvent reste calme, bienveillante, grande réjouissance pour les matelots, pendant la saison de l’été, mais qui souvent aussi est furieuse, se portant çà et là, avec des vagues retentissantes. C’est à celle-ci que ressemble une telle femme, pour son humeur, mais la mer prend des apparences différentes.
- Une autre, sur le modèle de l’âne, couleur de cendre, frottée encore et encore. Elle n’a pas besoin de la contrainte ni des menaces pour aimer tout et se donner du mal à l’agréable ; et elle mange au fond de la maison, pendant ce temps, nuit et jour, et elle mange près du foyer. De la même façon, elle reçoit au travail d’Aphrodite n’importe quel compagnon qui vient.
- Une autre, race misérable et lamentable, sur le modèle de la belette : en effet, n’émane d’elle rien de beau, ni d’aimable, ni d’agréable, ni de désirable. Pourtant, elle est folle de la couche d’Aphrodite, mais elle donne la nausée à l’homme présent. Par ses vols, elle nuit beaucoup à ses voisins et souvent elle dévore des offrandes qui n’ont pas été consacrées.
- Une autre, c’est une cavale délicate, à la longue crinière, qui l’engendra. Elle repousse les travaux serviles et les peines sur les autres et ne pourrait toucher à la meule, ni lever le crible, ni sortir les ordures de la maison, ni s’asseoir près du fourneau. Elle évite la suie ! Et elle contraint l’homme à être son amant : elle se lave chaque jour pour enlever la crasse, deux fois, tantôt trois, et elle s’enduit d’huiles parfumées. Toujours elle porte, çà et là, sa crinière peignée, abondante, ombrée de fleurs. Beau spectacle donc qu’une telle femme, pour les autres ! Mais elle devient pour l’homme à qui elle appartient un mal, à moins que ce soit un tyran ou un porte-sceptre, qui, en son âme, s’enorgueillit de tels trésors.
- Une autre, sur le modèle du singe. Assurément, c’est le plus grand mal que Zeus a donné aux hommes par cette décision. Le visage le plus laid. Une telle femme va à travers la ville pour le rire de tous les hommes. Elle a un petit cou ; elle bouge avec peine ; sans fesse, on ne voit que ses bras et ses jambes. Ah, malheureux l’homme qui embrasse un tel mal ! Mais elle connaît tous les desseins et tous les tours, comme un singe, et peu lui importe de faire rire. Elle ne pourrait faire de bien à quiconque. Au contraire, elle voit et cherche toute la journée comment faire le plus de mal possible.
- Une autre, sur le modèle de l’abeille : l’homme qui l’a prise en mariage est heureux. A elle seule, en effet, le blâme ne s’attache pas. La vie, grâce à elle, est florissante et prospère. Chère, elle vieillit avec son époux qui la chérit, après avoir engendré une descendance belle et renommée. Elle est remarquable, parmi les femmes, toutes autant qu’elles sont ; la grâce divine règne autour d’elle. Et elle ne se réjouit pas d’être assise parmi les femmes où l’on parle d’amour. De telles femmes Zeus gratifie les hommes, de celles qui sont les plus belles et les plus avisées.
- Ces autres tribus, c’est selon le plan de Zeus qu’elles existent, toutes, et elles restent près des hommes. Zeus, en effet, a créé ce très grand mal, les femmes : si l’une semble avoir quelque utilité pour celui qui la tient, assurément, elle devient pour lui un mal. En effet, il ne passe pas le jour entier le coeur léger, celui qui est avec une femme, et il n’écartera pas facilement la Faim de sa demeure, ennemie qui habite sous son toit, malheur venu des dieux. Si un homme, semble-t-il, se réjouit vraiment dans sa maison, par la volonté divine ou grâce à la faveur d’un pair, sa femme trouve un motif de blâme et elle s’arme pour le combat. Où se trouve une femme, on ne pourrait recevoir avec empressement l’étranger qui vient dans sa maison. Et celle qui semble la plus sage, se trouve provoquer les plus grands outrages : alors que l’homme est bouche bée, les voisins se réjouissent de voir comme il se trompe, lui aussi. Chaque homme louera, en se souvenant, sa propre épouse, mais il blâmera celle de l’autre : nous avons le même lot et nous ne le savons pas ! Zeus, en effet, a fait ce très grand mal et il a mis autour des pieds des liens infrangibles, à partir du jour où Hadès a reçu ceux qui combattaient pour une femme…
Les illustrations de ce billet sont issues de l’Historiae animalium de Conrad Gessner (aussi connu sous le nom de Konrad von Gesner, Conradus Gesnerus), naturaliste suisse, né le 26 mars 1516 à Zurich et mort le 13 décembre 1565. Cet ouvrage de 1551 appartient aux trois universités de Lille 1, Lille 2 et Lille 3 et se trouve conservé dans la réserve de la Bibliothèque centrale de Lille 3. Photographies : Christophe Hugot.
Pour en savoir plus
H. Lloyd-Jones, Females of the Species, Semonides on Women, Londres 1975, qui propose une traduction illustrée par les sculptures de Marcelle Quinton. [Localiser l’ouvrage]
N. Loraux, « Sur la race des femmes », dans Les enfants d’Athéna, Paris, 1988, pp. 96-117. [Localiser l’ouvrage]
Lire aussi sur Insula :
Marie-Andrée Colbeaux, « La femme, le Mal offert aux hommes par les dieux », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 9 octobre 2010. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2010/10/09/traduction-semonide-amorgos/>. Consulté le 21 November 2024.
Pingback : Dans l’Antiquité, la sorcière était déjà le symbole d’un pouvoir féminin redouté