À propos du livre de Laurent Gaudé, La porte des Enfers
Comment dire le monde, la vie et la mort, alors que les Anciens semblent avoir tout dit ? Voilà peut-être le défi qu’a tenté de relever Laurent Gaudé, en composant La porte des Enfers, roman publié aux Actes Sud en 2008, ou comment actualiser un mythe.
Le roman
Le roman se déroule bel et bien à notre époque, mais dans l’espace chaotique qu’est Naples, avec des personnages, un travesti et un curé, tout aussi décalés. Un père, Matteo, qui a vu son fils de six ans tué par une balle perdue, n’a d’autre moyen de survie qu’aller à sa rencontre, aux Enfers. Matteo franchit ainsi cette « porte des Enfers » et aussi surprenant cela puisse paraître, il brave tous les dangers de ces lieux dont la géographie rejoint les représentations, tantôt de l’Odyssée homérique -la répartition en 24 chapitres est à ce titre assez significative- , tantôt de l’Enéide virgilienne (en passant par Dante). Mais il ne s’agit pas d’un héros qui part s’enquérir du destin, comme Ulysse, ou d’un fils qui va retrouver un père, comme Enée, ni d’un Orphée en quête d’Eurydice, mais davantage un Pollux qui meurt pour laisser la vie à son frère Castor, Odyssée, 11, vers 300-304. En effet, Matteo va échanger sa vie contre celle de son fils. Le tragique repose alors sur ce terrible constat : quoi qu’il fasse, ce père ne pourra vivre une minute de plus avec son fils. L’un ou l’autre doit être mort, comme semble l’avoir décidé le destin jamais convoqué ici.
Les catabases
Dans leur tentative de comprendre le monde et la vie, les Anciens ont dès Hésiode évoqué sur un mode mythique ce qui pouvait se passer après la mort. Toute une géographie des Enfers, qui ne s’opposent pas au Paradis, comme dans la religion judéo-chrétienne, découle de cette nécessité de représenter le devenir des hommes après la mort. Une certitude se dégage : personne ne revient des Enfers, personne, sauf quelques héros qui survivent à la catabase (κατάβασις signifie « descente »).
Ulysse raconte son parcours vers les Enfers, aux chants 10 et 11 de l’Odyssée. Il s’agit d’aborder les eaux du Styx, et pratiquer un sacrifice dans un trou où remonteront les âmes défuntes pour s’abreuver du sang versé. Sur le même modèle, avec tout un jeu de variations, comme aime à les pratiquer Virgile, Enée descend aux Enfers, au chant 6 de l’Enéide. Les descriptions se font plus précises : l’Enfer est composé de différents espaces, occupés par différents morts, selon la vie qu’ils ont menée, idée que reprendra Dante, dans sa description annulaire des Enfers et que l’on retrouve sous la plume de Laurent Gaudé.
Ce qui domine, dans ces catabases, parmi les nombreuses interprétations qu’elles ont pu générer, c’est la nécessité du souvenir: le catalogue des femmes, dans l’Odyssée, 11, 235-332, auquel fait écho la revue des héros romains, Enéide, 6, 752-853, souligne combien la mémoire assure une forme d’immortalité.
Actualiser un mythe
La force du roman est certainement de jouer avec notre imaginaire littéraire : la représentation des Enfers est tellement nourrie par les échos littéraires que la question de la vraisemblance s’efface et laisse place à une interrogation lancinante : pourquoi réécrire au XXIème siècle une catabase ? Et Laurent Gaudé d’expliciter, progressivement, le sens qu’il donne ici au mythe, dont la forme mythique elle-même est significative et pertinente aujourd’hui encore : lorsqu’on touche à l’intemporel, à l’indicible, à la douleur de la perte, seul le mythe peut avoir des résonances et exprimer, sans mièvrerie, la force du sentiment. Perdre l’un des nôtres, montre Gaudé, nous ôte une partie de nous-mêmes, au sens physique et violent de déchirure, symbolisée par les lambeaux de chair que le personnage principal voit accrochés aux buissons infernaux, et seule la mémoire, divinisée dans l’Antiquité, donne un peu de force, encore, aux morts, et les empêche de complètement sombrer dans le néant.
Laurent Gaudé, La porte des Enfers, Actes sud, 2008, réédité en format poche en 2010 dans la collection Babel. Voir le site de l’éditeur.
Références d’auteurs anciens :
Lire aussi sur Insula :
Marie-Andrée Colbeaux, « Catabases », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 17 novembre 2010. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2010/11/17/catabases/>. Consulté le 21 November 2024.
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