Ce billet narre ce qu’il advint de la collection numismatique du Palais des Beaux-arts de Lille lors de la première guerre mondiale.
17 octobre 1914 : comment le Palais des Beaux-arts de Lille fut pillé…
Du 3 au 13 octobre 1914, l’armée allemande soumet Lille à un bombardement massif et s’empare d’une ville exsangue, ravagée par les incendies.
Moins d’une semaine après ces événements, le samedi 17 octobre, en début d’après-midi, quatre militaires allemands (deux officiers et deux gendarmes) s’invitèrent dans le Musée des Beaux-Arts. Ils prétendaient réquisitionner au nom de l’État allemand et demandèrent au Conservateur général de leur montrer les collections : ils pillèrent plusieurs vitrines contenant des monnaies en or, emportèrent des bijoux chypriotes également en or, des miniatures peintes françaises et le catalogue du musée.
Voici le portrait des voleurs, transmis par le Conservateur de l’époque qui fut témoin du vol :
M. le Conservateur général rencontra dans le petit jardin qui entoure le Palais du côté de la rue Gauthier de Chatillon deux officiers allemands accompagnés de deux gendarmes – (ces derniers étaient habillés de la sorte : costume vert foncé, casque, hausse col). Les deux officiers coiffés de casquettes portaient de grands pardessus gris. L’un des officiers, le plus vieux, paraissait âgé de plus de cinquante ans, était grand, portait des lunettes d’écailles, il avait une moustache coupée court. L’autre officier plus jeune et plus petit avait les cheveux et la moustache noirs. L’un des gendarmes était plutôt petit, assez gros avec moustache et cheveux noirs, l’autre était blond. Le gendarme blond qui parlait le mieux le français dit au conservateur général que l’on venait visiter le musée pour réquisitionner au nom de l’État allemand. M. le Conservateur général fit observer que les musées étaient protégés par les conventions internationales. Les officiers et les gendarmes entrèrent dans le Palais. Pendant que l’on montait dans les salles du musée de peinture alors que l’on se trouvait dans l’escalier le plus petit des deux gendarmes, celui à cheveux et à moustache noirs, dit à M. le Conservateur général des Musées de tout montrer ce qu’il y avait « sous condition de vie ».
Le détail des faits est connu par le rapport qu’en fit le Conservateur, Émile Théodore, pour le Dr. Maximilian Pfeiffer (1875-1926), membre du Reichstag et affilié au parti centriste (Deutschen Zentrumspartei), qui avait été chargé d’enquêter sur les déprédations commises dans le Palais des Beaux-Arts, à une époque où les combats faisaient rage et où les pires atrocités étaient commises.
De formation classique, docteur en philosophie en 1898, Pfeiffer avait notamment réalisé une étude sur Amadis de Gaule (Amadisstudien) publiée à Mayence en 1905. En 1912 il devint bibliothécaire de la Staatbibliothek de Munich. Il appartenait en outre à Société d’Archéologie de Bruxelles (créée en 1887), dont la vocation première était d’empêcher la destruction des monuments historiques et d’en assurer la restauration.
Une plainte fut aussitôt déposée à la Kommandantur, située dans les locaux du Crédit du Nord, et deux mois plus tard, le 19 novembre et le 03 décembre 1914, l’armée allemande restituait au Musée des Beaux-Arts la plupart des objets, notamment un sac contenant 158 monnaies dont 157 en or, et la majorité des miniatures. Néanmoins les bijoux chypriotes ne furent pas restitués ainsi que quelques pièces de grosse valeur. Il semble que le motif de la restitution ait été le fait que les monnaies en tant qu’œuvres d’art ne pouvaient être saisies.
… et comment Lille perdit finalement un bel ensemble de monnaies précieuses
L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais dans la nuit du 29 au 30 décembre 1916 un voleur s’introduisit dans le Musée et déroba les 157 monnaies d’or qui avaient été restituées en décembre 1914. À cette époque le bâtiment était fermé au public et ouvert exclusivement à l’armée allemande ce qui laissait tout loisir à un soldat de repérer les lieux et les objets à prendre.
Les rédacteurs de différentes pièces du dossier croient savoir que ces vols ont été commis pour le compte du « roi de Saxe » par des officiers de son entourage. Frédéric-Auguste III (1865-1932), qui devait abdiquer en 1918, était, selon eux, collectionneur et numismate.
S’il pouvait très bien être numismate (il y avait déjà l’exemple du prince Philippe de Saxe-Cobourg-Kohary (1844-1921) qui publia des ouvrages de numismatique sous un nom d’emprunt : Philipp von Kariudo), il n’y a pas de preuve formelle en ce sens. Il n’a pas, du moins, rendu publique cette passion à la différence de la chasse.
Comme dans le cas du Kronprinz, la légitime rancœur des Français pouvait se cristalliser autour de ce personnage. D’ailleurs le récit du premier pillage laisserait plutôt penser à une démarche isolée de soudards opportunistes, plutôt qu’à un vol téléguidé. Le modus operandi des pilleurs est en effet assez révélateur de leurs motivations : ils recherchent fébrilement de l’or et tentent de forcer les vitrines : ils ne semblent pas chercher des pièces précises et ne vont emporter que des objets miniatures, faciles à dissimuler, qui offrent ainsi le meilleur rapport taille/profit. Un des officiers allemands n’a d’ailleurs rien pour emballer les objets qu’il convoite et doit demander du papier au Conservateur ! Ils refuseront de donner et de signer des documents de réquisition alors que cette procédure avait été utilisée à Lille les jours précédents.
En revanche le fait que se présentent des officiers et des représentants de la police militaire accrédite difficilement la thèse d’une intervention non officielle. En novembre 1914 le tableau de Piazzetta est réclamé par un officier accompagné du chef de la police militaire (Kott, p. 222). La saisie du catalogue du musée, loin d’être insignifiante, est en outre l’indice que l’on cherche à repérer les œuvres à confisquer.
S’il est curieux que les pièces restituées n’aient pas été définitivement mises à l’abri, il est aussi étrange que le voleur de 1916 ait précisément choisi l’ensemble qui avait été restitué en 1914 de sorte que l’hypothèse selon laquelle le vol avait été mené pour le compte de quelqu’un pourrait s’en trouver quelque peu renforcée. La suite du roi de Saxe aurait ainsi cherché à réaliser discrètement ce qui avait été raté deux ans plus tôt. Cette théorie, émise dès 1914, est reprise jusque dans des rapports postérieurs à la Seconde Guerre mondiale et, à la fin des années 30 le Conservateur général enquêtait encore, cherchant des indices de l’implication du roi de Saxe dans d’autres vols commis dans les musées de Valenciennes, Longuyon et Longwy. Il croyait trouver un argument dans le fait que le roi de Saxe avait, précisément en octobre 1914, revendiqué et fait enlever la tapisserie « Le Tournoi », œuvre sur laquelle on pouvait voir des blasons saxons (cette tapisserie fut néanmoins restituée deux mois plus tard : voir C. Kott, p. 224-226).
Il faut effectivement de la suite dans les idées pour aller chercher au bout de deux ans l’ensemble volé en 1914. Assurément le voleur cette fois-ci savait ce qu’il venait chercher et toutes les précautions furent prises pour qu’on ne puisse retrouver sa trace. Pourtant ailleurs l’armée allemande s’embarrassa de moins de scrupules.
Quoi qu’il en soit, l’enquête cette fois-ci ne donna rien : en Allemagne le Berliner Münzblätter (XXXVII, 180) daté de décembre 1916 publia un encart signalant le vol et, après la guerre, une demande de restitution demeura vaine.
L’ensemble volé comprenait notamment, pour les antiques, des pièces gauloises et un statère macédonien au nom de Philippe II définitivement perdu.
Ce type d’objet attire inévitablement la convoitise comme le montre le vol en 2010 commis en Allemagne, à Tübingen, au cours duquel un statère d’Alexandre s’est volatisé.
Le document « Violation des droits » nomme sous les numéros 219, 220 et 221 trois personnes accusées d’avoir pillé le Musée de Lille et d’avoir volé des tableaux : il s’agit du prof. Demmler du Musée Kaiser Friedrich de Berlin (à propos duquel on se réfèrera à l’ouvrage de C. Kott) et de deux membres de la police à Lille : le baron von Stotzingen et l’officier Larcinkowski. Il ne m’a cependant pas été possible d’en apprendre davantage sur eux.
Remerciements
Nous remercions le Service documentation du Palais des Beaux-Arts de Lille et M. François Becuwe.
Pour en savoir plus
Pour en savoir plus sur l’Occupation allemande à Lille et dans le Nord :
On peut lire en ligne le récit effrayant des jours précédant la prise de la ville dans le Journal d’une Lilloise sur greatwardifferent.com.
P. Baucher, Au long des rues : souvenirs de l’occupation à Lille, Paris, 1919. Numérisé sur NordNum.
Maurice Thiéry,1914-1917. Le Nord de la France sous le joug, Paris, 1919. Numérisé sur Gallica.
Sur le dernier roi de Saxe :
W. Fellmann, Sachsen letzer König Friedrich August III, Berlin – Leipzig, 1992.
H. Reimann, Der Geenich. Anekdoten über den letzten König der Sachsen, Leipzig, 2007.
Sur les pillages dans les musées du Nord :
C. Kott, Préserver l’art de l’ennemi ? Le patrimoine artistique en Belgique et en France occupée, 1914-1918, Bruxelles, 2006. [Localiser l’ouvrage] ; voir présentation du livre sur le site de l’éditeur Peter Lang.
Lire aussi sur Insula :
Sébastien Barbara, « 1914/1918 : Comment l’armée allemande pilla la collection numismatique du Palais des Beaux-arts de Lille », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 16 octobre 2011. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2011/10/16/vol-de-monnaies-au-palais-des-beaux-arts-lille/>. Consulté le 21 November 2024.
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