Il n’y a pas d’Amour heureux …
La dernière création du chorégraphe Dave St-Pierre − sobrement appelée « Création 2012 » − met en scène seize Cupidons et un couple humain. Retour sur un spectacle présenté lors du « Next Festival 2012 » au Schouwburg de Courtrai (Kortrijk) et sur une figure mythologique pas toujours aimable …
Le spectacle « Création 2012 » est désormais repris sous le titre « Foudres ».
[ajout du 14 février 2014]
« L’Amour est nu parce qu’il incarne un désir qui se passe d’intermédiaire et ne saurait se cacher » (Alexandre d’Aphrodise)
Ils sont nus, portent de petites ailes blanches, ils retrouveront arc et flèches dans un fatras d’objets terrestres : les attributs des seize danseurs les rendent immédiatement reconnaissables. Ce sont autant de Cupidons, le si populaire dieu de l’amour, qui entourent un couple humain. Mais en un peu plus d’une heure et trente minutes de spectacle, le chorégraphe Dave St-Pierre déconstruit la figure mythique et détruit un couple humain. Il n’y a pas d’Amour heureux.
“This is how you fall in love”
« Les histoires d’amour qui finissent bien, je ne trouve pas ça intéressant » (Dave St Pierre)
Avec Création 2012, troisième volet d’une trilogie commencée avec La pornographie des âmes en 2005, poursuivie avec Un peu de tendresse bordel de merde ! en 2010, Dave St-Pierre aime toujours chahuter, provoquer, mettre mal à l’aise.
Dans Création 2012, le Montréalais ménage des moments d’une chorégraphie virevoltante, étourdissante, de grâce, de gravité, de violence, mais également d’humour (la séquence des Cupidons assemblés en groupe de parole forme un moment humoristique assez irrésistible) et de débauche potache d’un bizutage peu esthétique autour d’une poupée gonflable prénommée Cindy.
Les danseurs évoluent dans un espace nu avec des tables pour seul élément de décor qui forment tour à tour un espace de banquet, un mur sur lequel les Cupidons viennent se fracasser et chuter violemment, une piste de danse athlétique, un vestiaire, une arène entourant le couple vaincu, un autel pour amour sacrifié …
Tels des témoins de mariage attentionnés, aussi pénibles et sadiques que les protagonistes d’un enterrement de vie de célibataires, les Cupidons entourent, habillent et déshabillent, malmènent, moquent l’homme et la femme ballotés sur lesquels ils ont jeté leurs flèches, et − littéralement − volent dans les plumes. Les Cupidons finissent par perdre leurs ailes et revêtir un smoking − en hommage à la chorégraphe allemande Pina Bausch − pour leur dernière apparition terrestre, tandis que le couple gît nu, meurtri et ensanglanté.
« Cupido cruci affixus »
L’iconographie de Cupido (Désir), le fils de Vénus, est bien établie depuis l’Antiquité1. Dans un volume des Emblemata d’Andrea Alciati (André Alciat), conservé à la Bibliothèque universitaire de Lille 3, publié à Lyon en 1564, Cupidon est représenté de manière traditionnelle avec ailes, arc et flèches2.
Certes, les Cupidons de Dave St-Pierre − masculins et féminins − ne ressemblent pas aux bambins des tableaux classiques et le chorégraphe les assimile parfois à de la volaille. Loin d’être des chérubins asexués, les danseurs à poil et à plume ne sont plus des enfants depuis longtemps. Mais, depuis que Caravage peignit l’Amour victorieux en 1602, on sait que Cupidon peut dépasser la prime enfance. Désormais, il déploie ses ailes bien après la puberté.
Chez Dave St-Pierre, Cupidon danse, mais il fait aussi le ménage. Les activités du dieu de l’amour ont toujours été multiples. Bernard de Montfaucon − qui publia entre 1719 et 1724, en quinze volumes in folio, L’Antiquité expliquée et représentée en figures − écrit à propos de Cupidon (III.XXII) : « On représente Cupidon, sautant, dansant, jouant, badinant, montant sur des arbres : on le peint dans l’air, sur terre, sur mer & quelquefois dans le feu. Il va sur des animaux, conduit des chariots, touche des instruments ; en un mot, on lui fait faire toute sorte de personnages … ».
Dans le premier tableau de Création 2012, les Cupidons sont ligotés et bâillonnés, mais parviennent à se libérer de leurs liens et de leurs bâillons pour – dans des cris de basse-cour – entrer en scène. L’image de Cupidon ligoté est connue. Au IVe siècle de notre ère, Ausone, dans ses Idylles, évoque le petit dieu châtié par les amants malheureux. Le thème apparaît dans l’art figuré. En 1622, par exemple, Guido Reni produisit un tableau représentant un Amour déjà grand qui a ligoté et mis un bandeau sur les yeux d’un petit Amour profane (Amor sacro e amor profano). Cupidon bâillonné, en revanche, n’appartient pas − sauf omission − à l’iconographie établie. C’est sans doute une nouveauté dans le répertoire déjà si varié de Cupidon : l’Amour, chez Dave St-Pierre, peine à s’exprimer …
Pour en savoir plus
L’Institut Warburg propose un site où sont répertoriés des images de Cupidon/Éros : warburg.sas.ac.uk
- Quintilien rapporte dans son Institution oratoire (II.IV.27) que ses professeurs avaient coutume de préparer des causes conjecturales par un exercice dans lequel, par exemple, il fallait répondre à la question : « Pourquoi l’on se représentait Cupidon comme un enfant avec des ailes, armé de flèches et d’une torche ». [↩]
- Le livre d’emblèmes, très prisé aux XVIe et XVIIe siècles, est un genre littéraire inventé par Andrea Alciati associant des images à clef et des textes qui prennent leur source dans l’antiquité gréco-latine. [↩]
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « Cupidon chez Dave St-Pierre », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 27 décembre 2012. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2012/12/27/cupidon-chez-dave-st-pierre/>. Consulté le 21 November 2024.