Qui s’intéresse à l’Antiquité ne peut passer les yeux sur un étal de librairie présentant les dernières bandes dessinées sorties sans être capté par Skandalon, le dernier opus de Julie Maroh, aux éditions Glénat, dont le titre et la couverture évoquent le monde antique. Ouvrir le volume et simplement le feuilleter souligne a priori l’écart entre le projet et les références grecques. Solliciter l’Antiquité de manière si délibérée n’est-il qu’un prétexte ? Faut-il plutôt y voir un outil de déchiffrement du monde ?
Τὸ σκάνδαλον
Alors que Skandalon de Julie Maroh est résolument inscrit dans notre époque − il s’agit de narrer l’histoire d’une rock-star qui provoque le public jusqu’à l’excès et sa destruction − les références aux mondes anciens traversent ce roman graphique, et reviennent de manière récurrente. Le titre, transcription du grec ancien, alerte tout en étant transparent, indiquant combien l’univers grec et la référence religieuse sont en filigrane. On le sait, le mot skandalon apparaît surtout dans le contexte biblique, utilisé pour traduire, dans la Septante, le mot hébreu signifiant « obstacle, ce qui fait trébucher ». Ce n’est ainsi pas un hasard si le surnom du personnage principal est Tazane, que l’auteure explique comme un anagramme phonétique de Satan, celui qui fait trébucher1. Or le grec évoque le piège, avec des attestations de composés, notamment chez Aristophane, dans les Acharniens, qui désigne « la détente à laquelle l’appât est attaché dans une trappe », pour citer Anne de Cremoux, note au vers 6872. Mais le mot s’est surtout développé, sous l’influence de son emploi dans la Septante, pour dire « l’occasion de pécher, l’incitation à pécher » et passe en latin, notamment grâce à Tertullien : scandalum désigne la pierre d’achoppement, ce qui fait tomber dans le mal, le scandale. C’est par extension, et tardivement, au début du XIXe siècle, que le mot, en français, désigne une affaire grave qui affecte l’opinion publique. Cet emploi apparaît à trois reprises dans le volume3. Pourtant, l’illustration de la couverture évoque la chute, au sens propre, avec un personnage digne de poterie grecque, qui tombe dans une fosse rougeoyante. On pense à Empédocle qui se jeta dans l’Etna pour montrer sa nature divine4, ou au philosophe Thalès qui tomba dans un puits alors qu’il examinait le ciel5. Autant de références qui trouvent un écho dans la narration : entre le « suicide » d’Empédocle et le manque de réalisme de Thalès, emporté par son regard vers le céleste, deux paradigmes opposés, axiologiquement, mais rendant assez bien compte de l’écartèlement de cette bande dessinée6. Le lecteur est ainsi amené à s’interroger, tout le long de la lecture, sur le sens du titre, ambigu. Le protagoniste est-il soucieux de faire scandale, ou est-il conduit à un piège où la chute est inévitable ?
Julie Maroh joue sur les deux propositions, en scandant ses planches de références plus ou moins explicites et démonstratives à l’Antiquité : l’auteure évoque son travail pour donner un profil grec à son personnage. Une planche p. 11 représentant un temple dédié à Skandalon, mais dont les divinités tutélaires sont deux formes de Justice, Justice aveugle avec une balance et Justice qui tranche de son glaive. Le thème de la justice reviendra, à deux reprises, dans l’ouvrage, avec des échos aux tragédies antiques où la vengeance se substituait à celle-ci, après une prophétie, p. 94 « une autre justice viendra pour toi ». Sans être exhaustive, on relèvera dans ce cadre bien des échos à la Grèce antique, depuis la référence à Aristote, p. 42, jusqu’à Narcisse, p. 44 mais aussi p. 127 dans une hallucination causée par la drogue. Mais plus profondément, l’horizon de pensée des Grecs affleure, notamment dans la construction tragique du texte, à laquelle la violence et la crudité − du propos et du dessin − ne sont pas étrangères, avec en pointillés des échos au « démon », ou au « symbole », ou dans la représentation du protagoniste « de moins en moins humain », être hybristique qui ne peut que choir.
Pourquoi solliciter de la sorte l’Antiquité ?
D’après les textes laissés en fin d’ouvrage, Julie Maroh semble vouloir dire la permanence des travers humains, ce qui justifie sans doute le choix d’un personnage presque caricatural et bien peu individualisé, comme un type. Mais la narration échappe assez habilement à l’écueil qu’eût été une représentation manichéenne, car aussi détestable soit ce chanteur idolâtré, sa vertu majeure est tout de même une forme de lucidité. Il analyse son succès en condamnant ses fans qui le suivent sans aucune réflexion, mais cela l’écarte de la masse et dès lors, aucune limite à la transgression, aucun tabou. Peut-il alors survivre ? Julie Maroh semble penser qu’il devient bouc-émissaire, victime sacrifiée pour le groupe. Le mérite des références est alors dans le questionnement qu’elles ouvrent, dans les pistes d’interprétations qui permettent d’échapper à une représentation, crue, de notre monde, avec un trait qui en restitue habilement le caractère abject.
Un topos littéraire
Mais qu’en est-il de cette permanence que veut exhiber Julie Maroh ? Cet ouvrage semble s’inscrire dans une tradition dont l’auteure met en exergue les termes, à l’origine, ancrée dans l’Antiquité, et au point présent, concrétisé par ce milieu de la « starification »7, tradition signalée, pour ainsi dire, par le titre lui-même puisque cet opus n’est précisément pas la première œuvre à s’appeler de la sorte, si l’on songe à la pièce de théâtre de René Kalisky, publiée chez Gallimard en 19708. Alors le protagoniste − Ciancarlo Volpi − n’était pas un chanteur mais un cycliste inspiré de la vie du champion Fausto Coppi9, dont les amours adultères firent à son époque scandale10. Et comme dans le Skandalon de Julie Maroh, dans cette pièce, c’est le rapport aux admirateurs − aux supporters, dans le contexte sportif, aux journalistes − qui est analysé et qui pose problème.
Kalinsky écrit à propos de sa pièce : « ‘Skandalon’ est une méditation sur le destin d’un champion que ses triomphes obligent à se comporter comme un surhomme ; le surhomme qu’il voudrait être sans doute, mais plus justement le surhomme dont les ‘mass media’ ont besoin pour répondre à la demande, c’est-à-dire nous abreuver de rêves au rabais »11.
Skandalon de Julie Maroh apparaît alors comme une actualisation, dans une forme propre à l’auteure et à notre époque, qu’on qualifie de roman graphique, d’un topos littéraire, dont la lecture s’enrichit de toute l’histoire intertextuelle.
À propos de ce livre
Julie Maroh, Skandalon, Glénat, 2013. 152 pages. ISBN 978-2723492546
Le site de l’éditeur : www.glenatbd.com
Voir aussi
René Kalisky, Skandalon : pièce en trois parties, (Le Manteau d’arlequin) Gallimard, 1970.
- Voir la présentation de Julie Maroh dans le dossier de presse. [↩]
- Les « Acharniens » d’Aristophane, traduction et commentaire par Anne de Cremoux, Presses universitaires du Septentrion, 2008. [↩]
- Voir pp. 7, 16 et 97. [↩]
- Cf. les différentes versions de la mort d’Empédocle rapportées par Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité, VIII, 2 [↩]
- Cf. Platon, Théétète, 174a [↩]
- Évidemment, l’image contraste avec le premier opus de Julie Maroh, aux tons plus froids, quoiqu’en dise le titre : Le Bleu est une couleur chaude [↩]
- Nous placerons dans cette veine Dom Juan, de Molière ou Lolita de Nabokov, des œuvres qui ont fait scandale [↩]
- René Kalisky, Skandalon : pièce en trois parties, (Le Manteau d’arlequin) Gallimard, 1970. Je remercie Christophe Hugot à qui je dois la connaissance de la pièce de Kalisky [↩]
- Si Kalisky a choisi un pseudonyme pour ne pas citer explicitement le cycliste, il est néanmoins difficile de ne pas voir comment le prénom Fausto rapproché d’un Faust, comme Zatane se rapproche de Satan, a pu intéresser l’auteur [↩]
- L’ouvrage consulté, qui appartient au « fonds Cyril Robichez » de l’université Lille 3, est griffonné d’une critique du créateur du Théâtre populaire des Flandres : « Cadre intéressant, écriture primaire, manque de poésie, sans action ». Voir notice bibliographique. [↩]
- Texte de Kalisky dans le dossier de préparation composé par le Théâtre de l’Estrade – Cie Daniel Benoin qui créa Skandalon en avril-mai 1975. Voir Agnese Silvestri, René Kalisky, une poétique de la répétition, Bruxelles, 2006, p. 101. [↩]
Lire aussi sur Insula :
Marie-Andrée Colbeaux, « Aux sources antiques de « Skandalon » de Julie Maroh », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 14 octobre 2013. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2013/10/14/skandalon/>. Consulté le 21 November 2024.