Pline : la saga d’un sage en manga

Après le succès du manga Thermae Romae, Mari Yamazaki s’associe à Tori Miki pour entreprendre une autre saga se déroulant dans la Rome antique. Cette fois, il s’agit de suivre les tribulations de Pline l’Ancien. Les deux premiers tomes paraissent chez Casterman le 18 janvier 2017.

 Gaius Plinius Secundus

Pline l’Ancien vécut de 23 à 79. Appartenant à l’ordre équestre, il eut des fonctions officielles importantes dans l’empire qui l’amenèrent à voyager dans de nombreuses régions, ce qui fait de ce baroudeur un personnage idéal à suivre pour visiter l’empire du 1er siècle, de la Germanie à l’Afrique.

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Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 1, L’Appel de Néron (Casterman, 2017)

Pline se présente lui-même comme un homme dévoué, consacrant ses journées au service de l’empereur et ses nuits à l’étude. D’une production littéraire diverse, dont on connait la liste et l’étendue par Pline le Jeune, il ne nous reste que l’intégralité des trente-sept livres de l’Histoire naturelle, dédiée à Titus, son ami et futur empereur. Cette œuvre immense, qui englobe la totalité des connaissances sur la nature (histoire des animaux, des plantes, des minéraux, du ciel et de la terre), s’intéresse également aux réalisations humaines, dans des domaines aussi variés que l’agriculture, l’élevage, la médecine, la pharmacologie, les arts, l’architecture. Ce monument de la pensée a été lu et exploité comme une source sérieuse − y compris pour les scientifiques − jusqu’au début du XIXe siècle.

Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 1, L’Appel de Néron (Casterman, 2017)

On ne connaît pas la vie de Pline l’Ancien dans le détail, mais par petites touches. Ce que nous savons de cette existence provient d’anecdotes racontées par lui-même dans son Histoire naturelle, mais également par les écrits de Pline le Jeune, neveu et fils adoptif de Pline l’Ancien, qui nous renseignent sur la vie de cet auteur singulier et, en particulier, sur les circonstances de sa mort: Pline l’Ancien est mort en 79, lors de l’éruption du Vésuve qui ensevelit Pompéi et ses habitants. Cette mort, qui est sans doute « l’image saisissante d’une des fins les plus dramatiques et les plus édifiantes qui soient jamais survenues dans la communauté universelle des savants et des érudits » (Stéphane Schmitt), fait de Pline l’un des plus éminents martyrs de la science.

C’est d’ailleurs par cet événement extraordinaire de l’éruption du Vésuve à Pompéi que commence la série Pline, manga réalisé à quatre mains par Mari Yamazaki et Tori Miki, dont les deux premiers volumes paraissent chez Casterman. On connaît la mort de Pline: le manga en raconte une existence. À partir de cette éruption de 79, le scénario remonte le temps et l’action se déplace de la Campanie vers la Sicile, au pied de l’Etna, avant de rejoindre Rome.

Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 1, L'Appel de Néron (Casterman, 2017)
Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 1, L’Appel de Néron (Casterman, 2017)

Le notarius

Pline prétendait que son Histoire naturelle, riche de « vingt mille faits dignes d’attention », était le produit de la lecture de deux mille volumes, tirés de cent auteurs dûment choisis. Ces chiffres, sans doute symboliques dans leur belle rondeur, reflètent la quantité de travail qu’un tel projet a nécessité. On connaît la manière de travailler du naturaliste grâce à Pline le Jeune. Dans une de ses lettres, ce dernier décrit en effet son oncle au travail (Epist., III, 10-17). En particulier, que ce soit chez lui ou en voyage, en toute occasion, Pline dictait ses remarques à un notarius, qui les prenait en sténographie et devait sans doute les faire recopier (voir à ce sujet Naas, p. 109-136). Pline le Jeune décrit ce secrétaire muni d’un livre et de tablettes, les mains protégées en hiver par des gants, pour que même la rigueur de la température n’enlève aucun instant à l’étude.

Ce secrétaire, ou sténographe, est incarné dans le manga par Euclès. Le jeune homme, issu de Grande-Grèce, rentre au service de Pline, qu’il suit partout avec ses tablettes, consignant le moindre de ses propos. La série Pline est à cet égard autant la vie du naturaliste que l’occasion de suivre celle de cet esprit curieux et naïf qu’est Euclès, à qui Pline peut donner des explications sur les phénomènes qu’il rencontre. En instruisant Euclès, Pline instruit le lecteur. On ne peut pas ne pas penser au Nom de la rose et à la relation entre Guillaume de Baskerville, homme mûr plein de savoirs, et Adso de Melk, son jeune secrétaire naïf, narrateur de l’histoire, amoureux d’une fille trouvée dans la fange.

Quelques cases très belles, dépourvues de dialogues, donnent une vision toute personnelle du cadre de travail de Pline, digne d’un Museum d’histoire naturelle, ou d’un Cabinet de curiosités: étagères remplies de bocaux où sont stockés divers échantillons et spécimens recueillis, milliers de rouleaux de papyrus rangés dans une bibliothèque semblant infinie, comme infinie semble la connaissance de cet homme. Euclès, au bout de nombreuses années au service de Pline, renonce d’ailleurs à comprendre « comment fonctionne cette tête remplie d’un savoir colossal, ou d’imaginer à celles de combien d’hommes réunis équivalent ses connaissances ».

Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 2, Les rues de Rome (Casterman, 2017)
Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 2, Les rues de Rome (Casterman, 2017)

Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 2, Les rues de Rome (Casterman, 2017)
Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 2, Les rues de Rome (Casterman, 2017)

Dans l’Histoire naturelle, les éléments scientifiques avérés, les suppositions, côtoient des éléments remarquables et merveilleux qui ont pu faire passer Pline pour un être crédule et ont sans doute causé le désintérêt pour son œuvre dans nos siècles scientistes. Ces divers aspects de l’Histoire naturelle se retrouvent illustrés dans la série Pline. Le manga parvient à résumer la pensée de Pline sur bien des aspects, comme les passages décrivant les tremblements de terre ou le feu décrits dans le livre II de l’Histoire naturelle. L’une des images saisissantes est sans doute celle de ce monstre marin qu’un enfant de Grande-Grèce aperçoit sur la plage et qu’il décrit à Pline.

Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 1, L'Appel de Néron (Casterman, 2017)
Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 1, L’Appel de Néron (Casterman, 2017)

La Rome de Néron

Le manga est l’occasion de traiter de Néron. L’empereur, épris de poésie, intervient alors qu’il souffre de culpabilité à propos du meurtre de sa mère, que Poppée cherche à devenir impératrice, qu’il a chassé Octavie et Sénèque de la cour et qu’il fréquente tavernes et bordels, dissimulé sous un capuchon. Néron exige le retour de Pline à Rome. Ce dernier, ne connaissant pas les raisons de cette convocation, ne se presse pas pour rentrer dans la capitale. À l’image d’un Chostakovitch ne sachant pas si être convoqué chez Staline vaudrait félicitations ou exécution, Pline souhaite prendre son temps et goûter au spectacle de la nature avant de répondre à l’invitation du tyran.

Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 1, L'Appel de Néron (Casterman, 2017)
Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 1, L’Appel de Néron (Casterman, 2017)

Si la nature forme le décor du premier volume, Rome forme celui du second. L’intrigue se déroule en effet entièrement dans le cadre urbain de la capitale de l’Empire, laquelle est vue sous divers angles. Dans la série Pline, Mari Yamazaki oppose la nature et la ville de Rome. Pline chercherait à fuir la capitale de l’Empire où, partout où il porterait son regard, il ne pourrait ni contempler la nature ni le ciel, les insulae et les palais le cernant en se dressant comme des buildings new-yorkais.

Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 1, L'Appel de Néron (Casterman, 2017) Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 1, L'Appel de Néron (Casterman, 2017)
Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 1, L’Appel de Néron (Casterman, 2017)

Le Pline de l’Histoire naturelle n’oppose pas aussi abruptement la nature à l’Vrbs. Au contraire, la ville de Rome semble être à la fois le modèle et le lieu de toutes les convergences. Si le Pline de l’Histoire naturelle fustige le luxe inutile, ou les dépenses faramineuses faites à des fins individuelles, il admire à Rome les merveilles urbaines que sont les châteaux d’eau, les fontaines, les égouts, les bains (gratuits). Les aqueducs, en particulier, apparaissent comme les merveilles des merveilles, parce qu’ils allient la beauté à l’utilité, ce qui en font des créations supérieures à celles tant vantées réalisées par les Grecs.

Peu importe. Pas plus qu’il ne s’agit d’une biographie dessinée, la série Pline ne se veut une restitution fidèle de la pensée plinienne. Pour Mari Yamazaki, l’absence de précisions sur la vie de Pline est plutôt vécue comme une chance, car elle autorise les auteurs à se forger une idée personnelle du personnage, leur laissant une liberté créatrice pour lui donner corps. Soulignons que si les auteurs de la série Pline ont fait un travail de documentation pour construire le récit et le décor de leur manga, le récit sait se détacher intelligemment des sources et se nourrir d’autres influences qu’antiques, laissant la place à une vraie liberté graphique. Plutôt que de chercher une exactitude d’antiquaire, le manga offre au lecteur un récit plaisant et une fable qui entre en résonance avec des préoccupations contemporaines.

Les analogies de Pline avec le Japon

Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 1, L’Appel de Néron (Casterman, 2017)
Mari Yamazaki, Tori Miki, Pline. 1, L’Appel de Néron (Casterman, 2017)

Les premiers lecteurs du manga sont Japonais, Pline paraissant dans le mensuel culturel Schinchô 45. Les auteurs ont donc veillé à ce que l’histoire parle à ce lectorat, tout en lui offrant la possibilité de s’ouvrir à une autre civilisation que la sienne.

Thermae Romae, la précédente série « romaine » de Mari Yamazaki, était basé sur le goût du bain que la Rome antique et le Japon ont en partage, jouant sur les allers-retours entre les bains du Japon contemporain et ceux de la Rome antique, jusqu’à en épuiser le ressort comique. On retrouve l’usage du bain dans cette nouvelle série, Pline appréciant particulièrement les thermes (ce qui est attesté), jusqu’à pouvoir en décrire le système de tuyauterie et vouloir en prendre un alors que le Vésuve en éruption crache feu et pierres.

Parmi les analogies avec le Japon perceptibles dans Pline, la plus évidente concerne les aspects volcaniques et telluriques de l’archipel, où les tremblements de terre peuvent être accompagnés de tsunami, comme en mars 2011. Comment les Romains réagissaient aux séismes ? C’est pour répondre à cette question que Mari Yamazaki a choisi de faire de Pline un héros de manga, précise t-elle dans l’entretien qui achève le premier volume. D’autres détails parleront aux lecteurs japonais, comme l’intérêt gustatif que prend Pline pour un thon péché en Sicile, qui n’est pas sans évoquer la passion des Japonais pour ce poisson. Début 2017, le propriétaire d’une chaîne de restaurants de sushis a ainsi été jusqu’à débourser 74.20 millions de yens (605.000 euros) pour acquérir un thon de 212 kg à la première criée de Tokyo.

La figure même de Pline aurait son équivalent japonais, dans la figure de Kumagusu Minakata, un naturaliste japonais (1867-1941) qui, comme Pline, ne séparait pas les événements surnaturels de ceux qui sont scientifiquement prouvés. Pline et Kumagusu Minakata auraient ainsi le même ADN pour la mangaka.

Une fable écologique universelle

Au-delà de cet aspect comparatiste, la série Pline, ancrée dans l’Antiquité, peut être lue comme une fable écologique pour les temps modernes. Le manga commence en effet par l’image d’une abeille accompagnée d’un extrait de sa description au livre XI de L’Histoire naturelle. Les abeilles, que Pline mettait au premier rang des créatures, « faites pour l’homme », sont aujourd’hui menacées et officiellement reconnues comme une espèce en voie de disparition par The United States Fish and Wildlife Service, mettant en danger le cycle même de la vie. La série commence donc par un double avertissement. D’une part, l’humanité est menacée par les éléments naturels (tremblements de terre, éruptions volcaniques, tsunamis, feu venu du ciel) qu’elle doit comprendre, en particulier en s’intéressant aux actions et aux messages des anciens, et avec lesquels elle doit savoir vivre ; d’autre part, l’humanité est menacée par ses propres actions destructrices dont elle peine à en saisir les effets et à les limiter. Dans ce contexte, la série Pline est à lire d’urgence.

Pour en savoir plus

Miki Tori, Mari Yamazaki, Pline. Tome 1, L’appel de Néron, Paris, Casterman, 2017.
Miki Tori, Mari Yamazaki, Pline. Tome 2, Les rues de Rome, Paris, Casterman, 2017.
Tome 3 à paraître en juin 2017 et tome 4 en septembre 2017.

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Christophe Hugot, « Pline : la saga d’un sage en manga », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 17 janvier 2017. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2017/01/17/pline-la-saga-dun-sage-en-manga/>. Consulté le 29 March 2024.