Encore un voyage d’Ulysse ?

Les éditions Daniel Maghen ont publié en 2016 Les Voyages d’Ulysse réalisé par Emmanuel Lepage et Sophie Michel, un album de bande dessinée où le monde homérique entrecroise subtilement un récit se déroulant à la fin du XIXe siècle.


La bande dessinée s’est largement emparé du monde héroïque d’Ulysse. Que l’on songe aux récents volumes d’Yvan Pommaux, Jean Harambat ou Soledad Bravi1 avec des projets différents et des graphismes incomparables : quand Pommaux s’adresse aux enfants, avec une trame narrative très proche de l’Odyssée, Harambat propose une lecture savante, éclairée par des points de vue critiques qui tranchent avec la légèreté revendiquée de Soledad Bravi. Pourquoi, dès lors, proposer une nouvelle odyssée ? Défi relevé par Emmanuel Lepage et Sophie Michel avec Les Voyages d’Ulysse, paru en 2016, aux éditions Daniel Maghen.

L’Odyssée ?

Les Voyages d'Ulysse
Les Voyages d’Ulysse

Non, il ne s’agit pas ici du récit des aventures d’Ulysse, quand bien même l’album porte ce titre: Les Voyages d’Ulysse. Dès la première de couverture, le décalage apparaît : certes, l’élément aquatique qui se déchaîne évoque bien le difficile retour d’Ulysse, mais le bateau représenté n’a rien d’ancien. Effectivement, dans cette bande dessinée, l’épopée homérique est mise à distance, médiatisée par l’art de la parole ou du dessin. Mais paradoxalement, alors que les auteurs prennent le parti de présenter un autre récit que les voyages d’Ulysse, l’oeuvre en est saturée, comme un horizon de lecture qui se construit : la nef s’appelle Odysseus, le chien, Argos, évidemment ; nombreux sont les personnages qui lisent ou récitent des passages de l’Odyssée ; des feuillets, intercalés dans la bande dessinée, délivrent la traduction de Victor Bérard2. Un prologue assez énigmatique -il faudra être bien avancé dans le récit pour comprendre le propos- s’apparente à l’invocation à la Muse homérique, et surtout, c’est l’oeuvre d’un peintre, Ammôn Kasacz, dont le personnage féminin recherche une toile, qui évoque avec le plus de vigueur le monde antique et toute la tradition antique.

La quête du père, la quête de la mère

René Follet - Les Grecs (Dupuis)
René Follet – Les Grecs (Dupuis)

Néanmoins, ni le titre, ni les références homériques ne sont gratuits. Comme dans l’Odyssée, l’album narre une quête. Quête complexe, en réalité, comme dans le poème homérique. Quand Ulysse cherche à retrouver son Ithaque, Télémaque part à la recherche de son père. Ici, au XIXe siècle, les deux personnages principaux, Jules Toulet et Salomé Ziegler, partent à la recherche d’une femme aimée et d’une toile, ce qui nous mène de port en port, magnifiquement représentés.

Il ne sera pas question ici de l’intrigue, pleine de rebondissements et de surprises, mais de cette quête: Ammôn Kasacz qui est l’auteur de la toile recherchée est un hommage à René Follet, auteur prolifique de bandes dessinées, qui s’est notamment intéressé au monde grec et a illustré un volume sur les Grecs chez Dupuis en 1969. L’album est épuisé, mais l’œuvre fascinante d’un point de vue graphique. L’insertion de ses planches dans le récit est saisissante : le monde d’Ulysse et celui des deux protagonistes se rencontrent, dans un choc qui produit véritablement l’interprétation. L’aveuglement du cyclope, la mort des prétendants sont autant de signes de la catastrophe à venir… L’album pourrait n’être qu’un écrin pour faire revivre ces œuvres presque perdues mais le dessin d’Emmanuel Lepage, dont on comprend qu’il est parti lui-même en quête d’un père artistique à travers cet album, est d’une finesse remarquable. Chaque vignette est elle-même un tableau. Les portraits, tout autant que les paysages, arrêtent ou prolongent la lecture, avec un soin particulier pour rendre le mouvement : le lecteur ressent la houle, mais partage aussi la danse des enfants avec leur mère… Le traitement des couleurs est remarquable.3 Mots et dessins se complètent, s’enrichissent et se nourrissent de toute une tradition littéraire pour nous porter dans ce récit de quêtes d’autant plus singulier qu’il ne s’agit pas tant de retrouver un père qu’une mère. Convergences et divergences font donc le sel de ces nouveaux Voyages d’Ulysse.

Pour en savoir plus

Emmanuel Lepage, Les Voyages d’Ulysse, Daniel Maghen, 2016. 272 pages
Voir sur le site de l’éditeur

  1. Yvan Pommaux, Ulysse aux mille ruses, Ecole des Loisirs, 2011 ; Jean Harambat, Ulysse, les chants du retour, Actes Sud BD, 2014 et Soledad Bravi, L’Iliade et l’Odyssée, Rue de Sèvres, 2015 []
  2. Bizarrement,  le traducteur n’est jamais cité, mais le texte est transmis avec une coquille assez étonnante, chant XII, quand il est question des Sirènes : alors qu’il est question des souffles du vent, « un calme sans haleine », dans la traduction de Bérard, on lit « calme sans baleine » ! On retrouve sans doute la généalogie de cette coquille, sur le site : http://iliadeodyssee.texte.free.fr/aatexte/berard/odyssberard/odyssberard16.htm et le document : http://www.bellanapoli.fr/media/doc/Sirenes-Parthenope.pdf []
  3. La vignette supérieure de la page 179 où la mer se teinte de rose est-elle une interprétation de la mer « vineuse », telle qu’elle est qualifiée par Homère ? []

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Marie-Andrée Colbeaux, « Encore un voyage d’Ulysse ? », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 3 janvier 2017. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2017/01/03/encore-un-voyage-d-ulysse/>. Consulté le 7 October 2024.