Andromachos, médecin à la cour de Néron

Compte rendu de : Margherita Cassia, Andromaco di Creta. Medicina e potere nella Roma neroniana, Rome, 2012, Bonnano Editore, Collana « Storia e politica », 71.

Il manquait une synthèse sur Andromachos de Crète, dit l’Ancien, médecin à la cour de Néron, ainsi qu’une édition complète et facilement accessible de son poème : l’ouvrage de Margherita Cassia paru en 2012 répond à cette demande, tout en dépassant largement son objet. Insula en propose un compte rendu.

Compte rendu par Sébastien Barbara, Maître de conférences en latin à l’université Lille 3.

Andromaco di Creta
Andromaco di Creta

L’esprit de Galien flotte largement sur ce livre. C’est Galien, en effet, qui fournit l’essentiel des informations sur Andromachos l’Ancien, archiatros de Néron, et surtout c’est lui qui nous a transmis tout ce qui subsiste de son œuvre poético-scientifique1. C’est Galien qui fit grand usage de la Galénè transmise par Andromachos dont la recette s’avère être un jalon important dans la fixation d’un des remèdes les plus célèbres de l’Antiquité, la « Thériaque »2. Mais c’est aussi Galien3 qui, cherchant à louer cet archiatros originaire de Crète, eut la bonne idée de faire le lien entre son origine géographique et la flore médicale de l’île (XIV, 211 K.) : partant de ce trait d’éloge sans l’avouer réellement l’ouvrage dépasse quelque peu son objet initial et tente de reconstituer une « filière crétoise » dans la médecine d’époque impériale tout en cherchant à montrer la spécialisation pharmacologique de la flore de l’île qui dépasse le cas célèbre du dictame. Cette vocation phytopharmaceutique explique la croyance selon laquelle la Crète est épargnée par les créatures dangereuses comme l’indique Pline dans un passage certes cité (p. 90) mais finalement assez peu rentabilisé : ibi (…) omnino nullum maleficum praeter phalangium4. Un peu comme la Claros de Nicandre (fr. 31 Schneider), protégée des vipères par Phoibos (οὐκ ἔχις…), la Crète est exempte de reptiles venimeux − ce qui est zoologiquement bien observé − et elle donne le jour à des médecins sachant soigner envenimements et empoisonnements.

La matière du livre est organisée en quatre chapitres. Après un point rapide mais clair sur les connaissances disponibles sur Andromachos l’ouvrage propose le texte complet de son poème pharmacologique dans la version d’E. Heitsch ainsi qu’une traduction inédite de l’auteur (chapitre I) : la suite s’impose presque naturellement : le chapitre II analyse la nature de la pharmacologie d’Andromachos en proposant un relevé des plantes citées dans le poème, relevé qui fait apparaître que les plantes crétoises y figurent dans une mesure jugée signifiante (en fait un cinquième). On y trouve aussi un relevé des venimeux signalés par Andromachos qui donne lieu à quelques analyses à caractère zoologique.

Puis, dans le chapitre suivant consacré aux données socio-culturelles, après quelques éléments sur les poisons à la cour de Néron, l’auteur consacre un longue partie – c’est son domaine de prédilection – à l’administration de la Crète à l’époque néronienne à travers les sources épigraphiques et notamment les décisions impériales concernant des conflits locaux qui témoigneraient d’un intérêt spécifique du princeps dont il faut peut-être chercher l’origine dans la présence d’un archiatros crétois dans les hautes sphères du pouvoir à Rome : on semble parfois perdre un peu de vue l’objet initial, mais l’analyse du commerce des plantes médicinales et du développement des cultes salutifères en Crète à l’époque néronienne notamment à l’Asklepieion de Lebena, permettent de rattacher l’ensemble au sujet central : l’auteur propose ensuite (pourquoi à ce moment du livre ?) un aperçu des différentes hypothèses sur la datation du poème, sans en faire immédiatement la critique comparée – ce que l’on peut regretter, mais l’auteur se prononce en réalité dans la conclusion ; elle s’efforce ensuite de voir dans la mention de Paean au v. 169 une allusion à un dieu signifiant en milieu crétois : à cet instant apparaît pour la première fois la prise en compte de la réception de l’œuvre : le poème serait codé pour son prestigieux destinataire et réservé au groupe des proches du prince.

Pour finir, le chapitre IV propose un examen des medici crétois ou actifs en Crète, dans un arc de temps (IIIe s. av. J.-C. – Ve s. ap. J.-C.) qui dépasse le cadre initialement choisi, mais qui se justifie par la volonté d’insérer Andromachos dans une tradition médicale locale : présenté ainsi le chapitre ressemble plus à un appendice, mais les résultats de ce relevé, comme d’ailleurs nombres d’autres points laissés en suspens, sont exposés et commentés dans la conclusion.

Dans cette dernière partie l’auteur admet que le médecin a dû mettre une touche finale à son poème en 67, mais se prononce en faveur d’une datation haute pour la rédaction, entre 54 et 65 avec une préférence pour le quinquennium ce qui permettrait, selon elle, de « sauver » les correspondances entre Lucain et Andromachos, et elle soutient, à raison, qu’il ne faut pas tenter de faire coïncider ces éléments avec la chronologie de la carrière d’Andromachos. Elle suppose qu’il faisait partie des amici principis suffisamment importants pour s’être maintenus, au-delà de 65, dans l’entourage proche de Néron. Enfin elle pense lire dans le relevé des medici actifs en Crète un changement à l’époque romaine, changement qui témoignerait de l’émergence d’une école locale associée à un monopole impérial sur l’exportation de la pharmacopée de l’île.

[Frontispice] - Histoire naturelle des animaux, des plantes et des minéraux qui entrent dans la composition de la thériaque d'Andromachus<br />Edition : Paris : Olivier de Varennes, 1668 - Collection BIU Santé
[Frontispice] – Histoire naturelle des animaux, des plantes et des minéraux qui entrent dans la composition de la thériaque d’Andromachus […] – Collection BIU Santé

L’ouvrage, on le voit, est centré sur un médecin antique peu connu du grand public, mais concerne plus largement la médecine ancienne et son histoire ainsi que certaines de ses spécialités comme la botanique et la toxicologie, plus incidemment la zoologie ancienne. Il s’adresse surtout à ceux qui s’intéressent aux aspects sociaux-culturels de la médecine ancienne. L’auteur est avant tout une historienne de la médecine et son ouvrage bénéficie des multiples apports des sciences de l’Antiquité : la documentation épigraphique et papyrologique, la prosopographie, l’histoire sociale : il fallait d’ailleurs recourir à cette polyvalence pour espérer tirer quelque chose du dossier Andromachos.

M. Cassia offre une bonne synthèse de plusieurs travaux antérieurs : G. W. M. Harrison et A. Chaniotis pour la Crète romaine, M. Melfi pour l’Asklepieion de Lebena, V. Nutton et G. Marasco pour la prosopographie des medici. On pourra regretter que, sur plusieurs points, ce livre se borne à exposer les thèses des autres et ne se positionne pas de façon plus ferme pour marquer une étape importante après les études de C. Salemme, I. Cazzaniga et G. W. Houston sur Andromachos.

Il manquait assurément une synthèse sur cet archiatros en même temps qu’une édition complète et facilement accessible de son poème : cet ouvrage, qui devient de fait une référence importante sur ce médecin de cour, répond à cette demande : il présente aussi l’avantage de dépasser largement son objet et il doit en même temps, sur certains points, être lu avec circonspection.

Les qualités de l’ouvrage apparaissent au premier coup d’œil : il est pointu, précis, documenté, plutôt rigoureux, attentif aux détails. La bibliographie, spécialisée, est riche et variée ; les notes sont abondantes et les documents iconographiques bienvenues et agréables. On trouve de nombreuses citations en grec, surtout de Galien, et de nombreuses inscriptions crétoises transcrites ou reproduites en noir et blanc. Il est simple5, clair, bien mené et dispose de quatre indices majeurs très utiles (sources antiques, noms anciens, lieux, auteurs modernes). C’est donc une synthèse bien documentée qui réunit un ensemble très pratique de sources sur les médecins de Crète et plus largement sur la science à l’époque de Néron. L’étude remplit plusieurs de ses objectifs et confirme la réputation de la Crète comme important foyer médical tout en apportant des éclairages intéressants sur la personnalité d’Andromachos sans qu’il soit possible, la plupart du temps, d’établir un lien plus précis entre le médecin et les realia évoqués.

On pourrait reprocher à ce livre une double tendance à la digression et à la spéculation mais celle-ci s’explique en fait à la fois par le peu d’informations disponibles sur Andromachos et par une tournure d’esprit savante qu’il serait presque mal venu de critiquer de nos jours : l’auteur s’autorise parfois quelques hypothèses vraisemblables, quoiqu’invérifiables, dont elle mesure bien le caractère aléatoire et le plaisir intellectuel qu’elles peuvent procurer ; d’autres hypothèses semblent en revanche plus fragiles et prêtent le flanc à la critique. Il était bien risqué, par exemple, de suivre les analyses de R. Swiderski pour rattacher la fameuse « Snake Goddess » trouvée par Evans à Cnossos au poème d’Andromachos (p. 90 et encore p. 198) : on mesure bien le pouvoir de fascination qu’exerce cette statuette remarquable, mais le laps de temps entre cet artefact minoen et l’époque impériale invite d’abord à considérer la situation avec prudence. De plus le lien entre une potnia therôn de l’Âge du Bronze et le pouvoir de la Thériaque à l’époque impériale, même s’il est subtil et intellectuellement plaisant, résulte plus d’un jeu de mot que d’une réalité cultuelle. La valeur du serpent orienterait plus ici, – du moins si l’on se fie à la survivance iconographique du motif – du côté d’une dimension apotropaïque ou infernale (voir dernièrement D. Ogden6). Par ailleurs les liens entre la Crète, terre de remèdes, et la Libye, terre de serpents, reposent d’abord sur une proximité géographique : il est possible d’en faire l’histoire et dès lors, la constitution de la province romaine associant Crète et Cyrénaïque apparaît sans doute moins déterminante que ne le suppose l’auteur. L’idée d’une véritable imitatio Mithridatis de la part de Néron en liaison avec l’orientalisme n’emporte guère l’adhésion (p. 197).

Pour ce qui est de la partie botanique, j’en laisse l’appréciation à plus compétent que moi. Je ne me prononcerai que sur l’analyse zoologique qui repose sur le croisement de sources dépassées et qui m’apparaît en revanche obsolète : elle aboutit à certaines identifications inexactes, notamment le problématique dryas identifié au Mamba noir ou le chersydre à un serpent marin de l’Inde. Cette partie, où l’auteur travaille de seconde main, est moins assurée que le reste, les hypothèses parfois hasardeuses et peu approfondies comme dans le cas du particularisme crétois δίϐας (Hésychius) dont le rapport éventuel avec l’ophionyme δίψας est proposé sans qu’il soit éclairci ou soutenu par le renvoi à quelque source linguistique : on ne voit pas sur quelle base il pourrait s’agir d’une « sous-espèce » de dipsade comme le propose l’auteur, certes avec précaution (p. 89). On peut rappeler que P. Chantraine7 suspecte d’ailleurs que δίϐας est une forme fautive pour δίφας, ophionyme également mentionné par Hésychius, qu’il faudrait rattacher à διφάω et qui pourrait signifier quelque chose comme le « le fureteur ».

On aurait en outre apprécié que les dimensions philologique et littéraire soient davantage explorées et mises à profit surtout à propos d’un médecin dont le témoignage majeur à notre disposition reste une production littéraire. L’auteur, pourtant en général attentive aux données socio-culturelles et contextuelles aurait pu mettre davantage l’accent, à mon sens, sur l’importance de la forme poétique à l’époque néronienne. Dans cette optique il valait aussi la peine de creuser la question les liens médico-poétiques entre Andromachos et Servilius Damocratès.

Pour finir il faut souligner que, compte tenu du peu d’informations disponibles sur Andromachos, il était évidemment délicat de réaliser une monographie sur ce personnage insaisissable, entouré de silences bien difficiles à interpréter : avec des efforts évidemment louables, l’auteur arrive à restituer cet inconnu dans le contexte scientifique et socio-politique qui fut le sien. Elle aurait pu aussi choisir d’écrire des Medici greci della Creta romana qui auraient permis d’exposer une partie de l’intéressante matière qui constitue ce livre tout en faisant émerger, dans toute son ambiguïté et avec ses zones d’ombre, la figure exceptionnelle d’Andromachos.

À propos du livre

Margherita Cassia, Andromaco di Creta. Medicina e potere nella Roma neroniana, Rome, 2012, Bonnano Editore, Collana « Storia e politica », 71. 268 pages dont 5 pages de grec avec traduction italienne en regard, 5 indices, bibliographie, 30 figures généralement insérées dans le texte, dont certaines en couleur tirées du Dioscoride de Naples ; CR de E. Cavallaro [BStudLat, XLIII/1, 2013, p. 326-327] − Lien chez l’éditeur Bonannonotice de bibliothèque.

Crédits photographiques

Fontispice de CHARAS, Moyse. Histoire naturelle des animaux, des plantes et des minéraux qui entrent dans la composition de la thériaque d’Andromachus. Paris : Olivier de Varennes, 1668. Collection BIU Santé Médecine. Licence ouverte. Lien vers l’image. À propos de la Licence ouverte à la BIU Santé voir le billet sur le blog actualités de la BIU Santé publié le 11 octobre 2013 : http://www2.biusante.parisdescartes.fr/wordpress/index.php/biu-sante-adopte-licence-ouverte-etalab/

  1. Gal., XIV, 32-42 ; 233. L’auteur procède d’ailleurs parfois par simple juxtaposition de citations comme dans la partie consacrée à la fortune d’Andromachos qui est en grande partie un ensemble d’extraits – certes importants – de Galien (p. 44-50). []
  2. Voir par exemple dernièrement V. Boudon-Millot, Galien de Pergame, un médecin grec à Rome, Paris, 2012 [voir notice bibliographique], p. 184-188. []
  3. Gal., XIV, 211 K. []
  4. Plin., NH, VIII, 228. []
  5. Certes il pourra sembler difficile d’accès à qui n’a pas connaissance des œuvres de Nicandre d’autant que la tradition littéraire des poèmes médicaux dans laquelle s’intègre la production d’Andromachos n’est exposée qu’au début du chapitre II : ces données auraient mérité d’apparaître un peu plus tôt. En outre l’auteur aurait sans doute gagné à utiliser l’édition des Thériaques de Nicandre donnée par J.-M. Jacques, parue en 2004 soit huit ans avant ce livre : l’auteur n’a accès à ce poème qu’à travers l’édition italienne de Spatafora certes utile pour la vulgarisation de Nicandre, mais se prêtant moins à des travaux de recherche sur des questions de zoologie antique. []
  6. D. Ogden, Drakōn. Dragon Myth and Serpent Cult in the Greek and Roman World, Oxford, 2013, p. 8-9 [voir notice bibliographique]. []
  7. P. Chantraine, DELG, Paris, 1999 [voir notice bibliographique], s.v. διφάω. []

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Citer ce billet

Sébastien Barbara, « Andromachos, médecin à la cour de Néron », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 18 octobre 2013. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2013/10/18/andromachos-de-crete/>. Consulté le 21 November 2024.