Les papyrus littéraires de Lille

Entretien avec Daniel Delattre.

Du 14 mai au 4 juin 2014, une exposition se tient à Lille 3 autour d’un papyrus contenant des fragments de poèmes Les Origines composé par le poète Callimaque de Cyrène dans la première moitié du 3e siècle av. J.-C. C’est pour nous l’occasion de revenir sur la collection des papyrus littéraires de Lille.

Daniel Delattre est Directeur de recherche émérite en papyrologie et philologie à l’Institut de recherche et d’histoire des textes. On lui doit en particulier l’établissement du texte et la traduction du Livre IV du traité Sur la musique de Philodème de Gadara (les Belles lettres 2007) ainsi que la direction avec Jackie Pigeaud du volume consacré aux Épicuriens dans la collection de la « Pléiade » (Gallimard 2010).

Christophe Hugot : Comment ces papyrus sont-ils parvenus dans les collections lilloises ?

Daniel Delattre : C’est Pierre Jouguet qui, en 1900, découvrit des cartonnages de momies lors de fouilles menées en compagnie de Gustave Lefebvre à Médinet Ghôran (dans le Fayoum en Égypte), dans une nécropole d’époque ptolémaïque1. Maître de Conférences à Lille à partir de 1898, Pierre Jouguet démonta une bonne partie de ces cartonnages de momies dont certaines parties étaient constituées de papyrus de réemploi2. Devenu Professeur à Paris, où il fonda l’Institut de Papyrologie de la Sorbonne, Pierre Jouguet emporta une grande partie de ces papyrus qu’il avait tirés de cartonnages et déchiffrés, constituant ce qu’on nomme aujourd’hui le « fonds Jouguet » de la Sorbonne. Mais il laissa à Lille un certain nombre de fragments de papyrus3, quelques-uns en grec, mais la plupart en démotique (la langue courante des Égyptiens).

Ch. Hugot : Comment ces textes ont-ils été découverts et édités ?

D. Delattre : En 1973, Jean Vercoutter, alors égyptologue à la Faculté des lettres de Lille4, confia à Anton Fackelmann, bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale d’Autriche, le démontage d’une pièce provenant d’un cartonnage non démonté de Lille. Cette pièce se révéla rapidement très intéressante car elle contenait trois lots de provenances différentes sous forme de plusieurs fragments de tailles très inégales. Les deux ensembles les moins mutilés sont constitués des restes de deux textes poétiques pour ainsi dire totalement inconnus jusque-là : une « Réplique de Jocaste », provenant d’un poème et d’un auteur non identifiés à ce jour, mais dont certains éléments laissent penser qu’elle pourrait être l’œuvre du poète archaïque Stésichore d’Himère (-VIIe -VIe s.), et le début d’une épinicie de Callimaque, dite « Victoire de Bérénice », dont un papyrus d’Oxyrrhynchos contient quelques vers en commun ainsi qu’un certain nombre d’autres qui manquent dans le papyrus de Lille. C’est à Claude Meillier, alors Maître-assistant de Grec, que revint la tâche d’éditer ces deux textes poétiques. Il était en effet parfaitement qualifié pour accomplir cette tâche, puisqu’il achevait alors une thèse d’État consacrée à « Callimaque et son temps »5. PAPYRUS Callimaque 300dpi 4 fragments Pour préparer son édition, Claude Meillier associa très vite de nombreux savants reconnus, papyrologues et spécialistes de la poésie grecque antique, parmi eux le Professeur Peter Parsons d’Oxford.

C’est ainsi que put paraître au début de 1977 une très solide édition « princeps » des deux textes sous la responsabilité de Claude Meillier, aidés des nombreux collègues qu’il remercie de leur collaboration6. La même année, le Prof. Parsons publia sa propre édition du papyrus de Callimaque, l’enrichissant d’un essai de traduction en anglais et de commentaires complémentaires, mais sans modifier substantiellement l’ordre dans lequel Claude Meillier avait remonté les trois premières colonnes, ni le texte lui-même7. Il fallut attendre quelques années pour que le papyrus soit publié, sous la direction des Prof. Lloyd-Jones et Parsons, dans le Supplementum hellenisticum (Berlin-New York, 1983), qui fait toujours autorité8.

Ch. Hugot : En quoi le fragment de Callimaque est-il intéressant ?

D. Delattre : Le Papyrus de Lille est utilisé pour la reconstruction d’un poème des Aitia ou Origines de Callimaque. Il semble que l’épinicie d’où provient ce fragment ouvrait le livre III de ce recueil. Ce papyrus, unique en son genre à cette époque, offre également un témoignage capital et unique sur la popularité et l’importance du poète alexandrin dès le IIIe s. avant notre ère. Grâce à lui, on sait désormais que des commentaires en prose, entremêlés aux vers même du poème, étaient déjà en circulation quelques décennies seulement après la disparition de Callimaque. Ce dernier dut apparaître très vite à ses contemporains comme un nouvel Homère, parce qu’il s’illustrait, à son instar, dans un genre poétique tout à fait nouveau.

Ch. Hugot : La préparation de l’exposition a-t-elle apporté des éléments papyrologiques nouveaux concernant les papyrus littéraires de Lille ?

D. Delattre : Oui, parce que l’exposition a été l’occasion de confirmer, à travers un examen attentif des fibres, la justesse du rapprochement d’un petit fragment complémentaire du reste du « Stésichore » rapprochement de peu postérieur à l’édition Meillier, et publié dans l’Addendum de 1977 à l’édition Bollack de la « Réplique de Jocaste ». De plus, il s’est agi de voir si l’on ne pouvait pas réorganiser de façon plus satisfaisante les fragments du « Callimaque » les uns par rapport aux autres. En effet, le fragment contenant le début de la première colonne se trouvait collé à l’envers, tandis que les autres étaient fixés dans le sens convenable, entre deux verres. De plus, Mme M.-F. De Rosières, ancienne restauratrice au Musée du Louvre, et moi-même avons pu, en nous fondant sur la continuité des fibres tant des rectos que des versos, « remonter » dans une seule et même quatrième colonne trois fragments édités jusqu’ici séparément. Cela nous inscrit dans la suite des premiers éditeurs, nous qui avons eu la chance de pouvoir compléter modestement leur beau travail de pionniers. Ainsi une opération de « maintenance » d’un papyrus peut-elle parfois réserver une heureuse surprise …

Daniel Delattre donnera une conférence Autour des papyrus littéraires de Lille : à la découverte de la papyrologie grecque à la bibliothèque universitaire de Lille 3 le vendredi 16 mai 2014 à 18h00. Accès libre.

À propos de l’exposition

affiche-papyrus-lille L’exposition « Dans les bois de Molorchos : autour du papyrus de Lille » est réalisée dans le cadre de la programmation du Learning Center Archéologie/Égyptologie/SHS sous le commissariat scientifique de Jean-Christophe Jolivet, Professeur de langue et de littératures latines, Florence Klein et Séverine Tarantino, Maîtres de Conférences de langue et de littératures latines à l’Université Lille 3, Membres de l’équipe HALMA-IPEL – UMR 8164 (CNRS, Lille 3, MCC).

Cette exposition développera les trois thématiques suivantes : l’histoire du livre et des bibliothèques, dont la célèbre bibliothèque d’Alexandrie ; la carrière et l’œuvre des poètes grecs des 3e et 2e s. avant notre ère, les « alexandrins », comme Callimaque ; les rapports de la poésie et du pouvoir, d’Alexandrie à Rome, de Callimaque à Virgile.

Des visites guidées sont programmées. Autour de l’exposition se tiendront également deux journées d’étude, des conférences et ateliers ; voir le programme sur le site du Learning Center Archéologie/Égyptologie/SHS :
http://learningcenters.nordpasdecalais.fr/archeologie-egyptologie

Informations pratiques

« Dans les bois de Molorchos : autour du papyrus de Lille »
Exposition du 14 mai au 4 juin 2014
réalisée dans le cadre de la manifestation « Le papyrus de Lille : itinéraires de Callimaque à Virgile »
Hall d’exposition de la Bibliothèque universitaire centrale de Lille 3
de 8h30 à 20h du lundi au jeudi
de 8h30 à 19h le vendredi
et de 9h à 12h le samedi
Attention : l’exposition sera fermée le jeudi 29 mai.
Y aller.

Crédits photographiques

Papyrus de Lille. Photographie Gilbert Naessens. Halma-Ipel

  1. Jouguet Pierre. « Fouilles du Fayoum : Rapport sur les fouilles de Médinet-Mâ’di et Médinet-Ghôran ». In: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 25, 1901. pp. 380-411. url : web/revues/home/prescript/article/bch_0007-4217_1901_num_25_1_3394. Consulté le 02 mai 2014. []
  2. Ancien membre de l’École française d’Athènes, Pierre Jouguet fut Maître de conférences à la Faculté des lettres de Lille de 1898 à 1911, puis Professeur de 1911 à 1920. En 1903, il fonda l’Institut papyrologique de Lille. Voir en particulier la notice consacrée à Pierre Jouguet sur le site du centre de recherches Irhis (CNRS-Lille 3) : Pierre Jouguet. Voir encore : Zeiller Jacques. « Éloge funèbre de M. Pierre Jouguet, membre de l’Académie ». In: Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 93e année, N. 3, 1949. pp. 213-219. url : /web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1949_num_93_3_78416. Consulté le 02 mai 2014. Peremans Willy. « Pierre Jouguet (1869-1949) ». In: Revue belge de philologie et d’histoire. Tome 28 fasc. 3-4, 1950. pp. 1576-1577. url : web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_1950_num_28_3_5318. Consulté le 02 mai 2014. Merlin Alfred. « Notice sur la vie et les travaux de M. Pierre Jouguet, membre de l’Académie ». In: Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 94e année, N. 4, 1950. pp. 392-406. url : /web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1950_num_94_4_78593. Consulté le 02 mai 2014. []
  3. Appartenant au laboratoire Halma-Ipel, les papyrus sont désormais conservés au Palais des Beaux-Arts de Lille. []
  4. Sur Jean Vercoutter, voir sur Insula : Christophe Hugot, « Les archives de l’égyptologue Jean Vercoutter données à Lille 3 », Insula [En ligne], mis en ligne le 21 septembre 2012. URL : insula.univ-lille3.fr/2012/09/archives-jean-vercoutter. (consulté le 2 Mai 2014) et Sandrine Berthier, « Premier inventaire des Archives Vercoutter », Insula [En ligne], mis en ligne le 12 juin 2013. URL : insula.univ-lille3.fr/2013/06/premier-inventaire-des-archives-vercoutter (consulté le 2 Mai 2014). []
  5. Thèse publiée sous le titre : Callimaque et son temps : recherches sur la carrière et la condition d’un écrivain à l’époque des premiers Lagides, Lille, 1979. []
  6. Elle occupe les p. 255-360 des Études sur l’Égypte et le Soudan ancien, publiées par l’Institut de Papyrologie et d’Égyptologie de Lille dans la collection des CRIPEL n°4 (1976), dirigée par l’égyptologue Jean Vercoutter. []
  7. ZPE 25/1977, p. 1-35 []
  8. Notons enfin que, après la belle édition des Aitia (Les Origines) de Callimaque en deux tomes (I-II, 1996 ; II-IV, 2010, Rome) procurée par Giulio Massimila, et l’édition française des Fragments poétiques qu’a donnée Yannick Durbec (Paris) en 2006, Annette Harder a donné en 2012 une nouvelle édition, traduite et commentée en anglais, des Aetia de Callimaque en deux volumes (Oxford). Dans toutes ces publications, le papyrus de Lille est utilisé pour la reconstruction du poème. []

Lire aussi sur Insula :

Citer ce billet

Christophe Hugot, « Les papyrus littéraires de Lille », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 5 mai 2014. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2014/05/05/les-papyrus-litteraires-de-lille/>. Consulté le 25 April 2024.