Promenons-nous dans les bois …
Entretien avec les commissaires de l’exposition « Dans les bois de Molorchos : autour du papyrus de Lille » qui se tient à l’université Lille 3 du 14 mai au 4 juin 2014 [prolongée jusqu’au 11 juin].
Un entretien avec le papyrologue Daniel Delattre a, dans un précédent billet d’Insula, relaté la découverte et l’édition des papyrus littéraires de Lille, ainsi que les éléments papyrologiques nouveaux concernant le papyrus de Callimaque. Cet entretien se propose d’interroger les commissaires de l’exposition en particulier sur l’importance littéraire des fragments du papyrus de Callimaque et sur les thèmes choisis par l’exposition présentée à l’université Lille 3 : « Dans les bois de Molorchos ».
Les commissaires de l’exposition sont : Jean-Christophe Jolivet, Professeur de langue et de littératures latines, Florence Klein et Séverine Tarantino, Maîtres de Conférences de langue et de littératures latines à l’Université Lille 3, Membres de l’équipe de recherches HALMA-IPEL – UMR 8164 (CNRS, Lille 3, MCC).
Christophe Hugot : En quoi le Papyrus de Lille est-il important ?
Florence Klein : La découverte du papyrus de Lille a eu une importance considérable pour notre connaissance de la composition des Aitia (Origines) de Callimaque. Elle a permis de reconstituer un ensemble de plus de 200 vers, la Victoria Berenices constitué d’une part d’une épinicie (un chant de victoire) en l’honneur de la reine Bérénice II dont les chevaux avaient remporté la course de chars aux Jeux Néméens (probablement en 245 av. J.-C.), et d’autre part d’un récit centré sur un personnage modeste, le pauvre paysan Molorchos qui hébergea Héraclès lorsque celui-ci était en route pour combattre le lion de Némée.
Certains de ces textes étaient déjà partiellement connus par d’autres papyrus, mais le papyrus de Lille en a permis l’identification, grâce au commentaire qui accompagnait les vers. Ainsi, le commentaire du Papyrus de Lille a permis de confirmer l’identité de la reine louée dans l’épinicie (confirmant l’hypothèse formulée par Pfeiffer) ; il a également permis de rattacher à l’épisode de Molorchos les autres extraits contenus dans le papyrus (et même de lui en associer d’autres fragments auparavant non identifiés – par exemple, l’épisode du piège à souris1).
Surtout, la publication du papyrus de Lille a permis de mettre en évidence le lien unissant l’épinicie pour Bérénice et l’épisode d’Hercule chez Molorchos : l’histoire du pauvre paysan envahi par des souris et désolé de ne pouvoir accueillir convenablement son hôte, faute de bois pour faire du feu, est au cœur du poème célébrant la reine d’Égypte. Ce subtil mélange des tons, cette manière décalée et amusée de louer la reine illustre l’humour et l’élégance qui caractérise la poésie de Callimaque, y compris dans sa poésie ‘de cour’.
La publication de la ‘Victoire de Bérénice’ a eu d’autres conséquences, pour la connaissance de l’œuvre de Callimaque lui-même (elle a permis, par exemple, de reconsidérer la question de la composition de la seconde partie des Aitia, les livres III et IV, encadrés par les deux ensembles dédiés à Bérénice) ou pour l’appréciation de sa réception à Rome : à cet égard, l’exemple le plus marquant est peut-être la référence que fait Virgile à cet épisode, lorsqu’au début du livre III des Géorgiques, il désigne Némée par les termes lucos Molorchi « les bois de Molorchos ». Avant 1976, on ne voyait dans cette périphrase qu’une manière ornementale d’évoquer la figure de Callimaque, dont on savait qu’il avait parlé, quelque part, de ce Molorchos ; mais depuis la reconstitution de la Victoria Berenices, la référence de Virgile prend sens2 : en citant Molorchos dans un éloge d’Octave, il convoque à la mémoire de ses lecteurs l’éloge de la reine Bérénice qui encadrait l’histoire de ce paysan. La découverte du Papyrus du Lille a donc permis de mesurer l’enjeu de cette citation virgilienne de Callimaque − dans un passage qui, du reste, demeure complexe et quelque peu mystérieux et qu’un nouvel examen du poème livré par le papyrus peut encore contribuer à éclairer.
Ch. Hugot : L’exposition autour du Papyrus de Lille se nomme « Dans les bois de Molorchos ». Pourquoi avoir choisi ce titre ?
« Ombres de Callimaque et rites sacrés de Philétas de Cos, Laissez-moi, je vous prie, pénétrer dans votre bois sacré » (Properce, Élégies III, 1, 1-2)
Séverine Tarantino : Il vient d’être rappelé que Molorchos est le nom d’un modeste paysan qui apparaît au début du livre III des Aitia de Callimaque. Quand Virgile, dans les Géorgiques, désigne les Jeux de Némée par l’expression des « bois de Molorchos » (lucosque Molorchi), employant une expression et en nommant ce personnage inventé par Callimaque, il fait précisément référence au passage des Aitia. Les lecteurs antiques reconnaissaient facilement les références que faisait un auteur à un autre grâce à leur familiarité avec les textes. En effet, ils connaissaient très bien, voire par cœur, les œuvres de la tradition littéraire. Celle-ci était pour eux comme une forêt dont ils aimaient à parcourir les chemins sinueux. C’est sur leurs traces que nous invitons à cheminer « dans les bois de Molorchos »…
Mais le choix de cheminer dans les bois est également guidé par les nombreux rapports qu’entretiennent les bois et les livres. Le vocabulaire antique en témoigne. Le « papyrus », le végétal qui a donné son nom aux premiers livres, en forme de rouleaux, a aussi donné le nom du « papier » ; le mot latin liber désigne le « livre », mais il désigne d’abord le liber, la « partie vivante de l’écorce » (dictionnaire Gaffiot) ; en outre, à côté du mot codex, qui signifie « tablette à écrire, livre, registre », il y a, encore en latin, une variante orthographique caudex à laquelle on rattache un sens « souche, tronc d’arbre ». C’est pour toutes ces raisons que l’image de forêt proposée sur l’affiche et à l’extérieur de l’exposition laisse la place, à l’intérieur, à deux impressions grand format d’un cliché représentant un rayonnage de livres réalisé au sein des magasins de la bibliothèque universitaire : quand on entre dans les bois de Molorchos, on entre bien, d’une certaine manière, dans la forêt des livres.
Enfin, si on devait justifier la présence de Molorchos dans le titre de l’exposition (et pas seulement la référence aux bois), c’est pour nous une invitation à découvrir un personnage peu connu, et une de ces belles figures humbles que la poésie alexandrine, callimachéenne en particulier, met résolument en lumière. Plutôt que de réitérer le récit des exploits des grands héros, les poètes s’intéressent à des personnages « mineurs » et créent un intérêt pour eux et leur cadre de vie. Mais inviter à faire la connaissance de Molorchos, c’est aussi inviter à découvrir de nombreux personnages et de nombreux mythes peu connus, tels qu’on en trouve souvent dans la poésie hellénistique. Qu’est devenu le cordon ombilical de Zeus à sa naissance ? Combien de terres Létô a-t-elle dû visiter avant de pouvoir donner naissance, à Délos, à Apollon et Diane ? Comment Tirésias est-il devenu le plus grand devin − aveugle − de la mythologie grecque ? Voilà des histoires que nous conte Callimaque dans ses Hymnes − son œuvre la mieux conservée et la plus connue pendant des siècles −, mais les fragments des Aitia ont leurs propres trésors d’histoires captivantes, comme celle d’Acontius et Cydippé.
Ch. Hugot : Quels sont les thèmes privilégiés par l’exposition ?
Jean-Christophe Jolivet : L’exposition présente le Papyrus de Lille, « restauré » pour l’occasion. L’objet original est accompagné par des panneaux explicatifs, des images, et par un documentaire vidéo réalisé sur cette restauration. Le papyrus est présenté après une première partie qui s’intéresse aux livres et bibliothèques comme contexte pour le papyrus. Rappelons que Callimaque a marqué l’histoire des bibliothèques par le travail qu’il accomplit au sein de la fameuse Bibliothèque d’Alexandrie. Il était dès lors évident qu’il fallait parler de cet extraordinaire monument de la connaissance, et évoquer d’autres bibliothèques antiques dont on a gardé quelques traces.
La deuxième partie de l’exposition traite des poètes hellénistiques. C’est pour nous l’occasion de faire connaître Callimaque et quelques autres poètes hellénistiques : Apollonios de Rhodes − poète des Argonautiques − Théocrite − le maître grec de la poésie pastorale, mais aussi Aratos, Ératosthène, Philètas, Nicandre. Sont traités à cette occasion le rapport des poètes avec leur travail de chercheur, voire de bibliothécaire, ou encore le rapport de ces poètes-savants avec le pouvoir et le monde qui était le leur. Pour créer un minimum de familiarité, pour tisser au moins un lien concret avec les différents poètes présentés dans l’exposition, il est possible d’écouter, dans un « espace sonore », leurs textes lus en grec et en latin, même si la langue dominante des textes que vous entendrez reste le français.
Dans une troisième et dernière partie, nous avons voulu profiter du vent de découverte ou de redécouverte que l’exposition du Papyrus allait faire se lever pour inviter à renouveler le regard que l’on porte habituellement sur les poètes latins de l’époque augustéenne. L’accent est mis sur Virgile, parce que c’est vers lui et vers ses Géorgiques que le Papyrus et le début du livre III des Origines de Callimaque nous dirigent.
L’exposition présente de nombreux livres anciens dans des vitrines. Ils appartiennent pour l’essentiel à la réserve patrimoniale des universités lilloises, conservée à la bibliothèque universitaire de Lille 3. On y trouve par exemple une édition des œuvres de Virgile par Josse Bade de 15123. La Bibliothèque des sciences de l’Antiquité de Lille 3 a prêté une belle édition de Callimaque de Johann Graevius avec des commentaires de Ezechiel Spanheim datant de 1697. De la Bibliothèque de l’Agglomération de Saint-Omer proviennent une édition du XVIIIe des Hymnes de Callimaque et un manuscrit du XVe de l’œuvre de Virgile contenant les Géorgiques. Nous avons souhaité, le plus possible, nous servir du patrimoine régional pour l’iconographie des panneaux (photographie de la Bérénice de Mariemont, reproductions de tableaux du Palais des Beaux-Arts, ou encore des enluminures de l’Aratos de Boulogne-sur-Mer, par exemple).
Je dois ajouter que l’exposition du Papyrus est l’occasion de deux conférences ainsi que de deux Journées d’études qui combineront des analyses de passages précis aux livres III et IV des Géorgiques de Virgile, et des exposés sur des questions plus vastes, comme la représentation du poète ou la mythologie. Enfin, un atelier enfants intitulé « Mythes et contes » est proposé sur la base de récits tirés des œuvres de Callimaque et de Virgile. Les bois de Molorchos sont accessibles à tous.
Ch. Hugot : Pourquoi ce sont des spécialistes de la langue et la littérature latines qui s’intéressent à un papyrus d’un poète grec ?
F. Klein : L’importance de Callimaque dans la poésie romaine est bien connue et elle est considérable. D’ailleurs, les premières rencontres avec Callimaque se font souvent en cours de latin, plus qu’en cours de grec − les étudiants découvrent en général cet auteur en lisant le recueil de Catulle (et sa traduction de la Boucle de Bérénice dans le Carmen 66), la sixième bucolique de Virgile et sa transposition − en apparence si proche et pourtant infidèle − du prologue des Aitia, ou encore les élégies de Properce et d’Ovide qui ne se sont pas privés de faire rétrospectivement de Callimaque le précurseur de l’élégie érotique telle qu’ils la pratiquent eux-mêmes. Cette importance de Callimaque à Rome est telle que − associée à la perte d’une bonne partie des Aitia dont seuls des fragments ont été retrouvés grâce aux découvertes papyrologiques qui ont émaillé le XXe siècle − elle a pendant longtemps contribué à une lecture biaisée, faussée, de l’œuvre de Callimaque parce que l’on avait tendance à plaquer sur l’auteur alexandrin l’image qu’avaient recréée de lui ceux qui se disaient ses successeurs, ses héritiers. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : si les spécialistes de poésie hellénistique ont depuis longtemps fait la part des choses, il est également évident désormais pour les latinistes que le retour aux textes hellénistiques eux-mêmes est crucial pour comprendre la poésie romaine, en particulier la poésie augustéenne, dans son rapport riche et complexe, parfois paradoxal, à Callimaque et à ses contemporains.
Informations pratiques
« Dans les bois de Molorchos : autour du papyrus de Lille »
Exposition du 14 mai au 4 juin 2014 [prolongée jusqu’au 11 juin].
Hall d’exposition de la Bibliothèque universitaire centrale de Lille 3
de 8h30 à 20h du lundi au jeudi
de 8h30 à 19h le vendredi
et de 9h à 12h le samedi
Attention : l’exposition sera fermée le jeudi 29 mai.
Y aller.
L’exposition « Dans les bois de Molorchos : autour du papyrus de Lille » est réalisée dans le cadre de la programmation du Learning Center Archéologie/Égyptologie/SHS.
« Le papyrus de Lille : itinéraires de Callimaque à Virgile »
Des visites guidées sont programmées. Autour de l’exposition se tiendront également deux journées d’étude, des conférences et ateliers ; voir le programme sur le site du Learning Center Archéologie/Égyptologie/SHS :
http://learningcenters.nordpasdecalais.fr/archeologie-egyptologie
Crédits photographiques
Papyrus de Lille. Photographie Thomas Nick – Halma-Ipel UMR 81264. Détail de l’exposition « Dans les bois de Molorchos : autour du papyrus de Lille ». Photographie Ch. Hugot – Insula.
- E. Livrea E., « Der Liller Kallimachos und die Mausefallen ». ZPE 1979 XXXIV, p. 37- 42. [↩]
- R. F. Thomas, « Callimachus, the Victoria Berenices, and Roman poetry ». CQ 1983 XXXIII, p. 92-113. [↩]
- Lire à propos de ce livre : Christophe Hugot, « À propos d’une édition des œuvres de Virgile par Josse Bade, en 1512 : entretien avec Cécile Martini », Insula [En ligne], mis en ligne le 23 septembre 2011. URL : https://insula.univ-lille3.fr/2011/09/virgile-edition-josse-bade-en-1512/. [↩]
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « Autour du « Papyrus de Lille » », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 16 mai 2014. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2014/05/16/autour-du-papyrus-de-lille/>. Consulté le 14 December 2024.
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