« Borges, Aulo Gelio y la memoria : el “almacén literario” » est un texte de Francisco García Jurado, publié en octobre 2014 sur le blog « Reinventar la Antigüedad ». La traduction française inédite publiée sur « Insula » est réalisée par Mélissa Launay, étudiante en Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.
Grâce à un article récemment rédigé par le professeur Balderston et publié dans la revue Variaciones Borges, j’ai appris que Jorge Luis Borges avait tenu entre ses mains, lu et annoté un exemplaire du livre les Nuits attiques d’Aulu-Gelle. Après des années dédiées à l’étude de références à Aulu-Gelle dans les récits des auteurs argentins de l’époque moderne, cette nouvelle m’a rempli de joie. L’exemplaire, qui est en réalité une traduction espagnole réalisée par Francisco Navarro y Calvo publiée en 1893 à Madrid, se trouve actuellement en dépôt dans la Small Library de l’Université de Virginie (États-Unis), précisément dans le fonds Jorge Luis Borges1. L’exemplaire en question contient un texte manuscrit intéressant datant de 1926, retranscrit et commenté par le professeur Balderston dans son article. Avec le temps, le texte manuscrit a fini par s’intituler « La mort vécue » (« Sentirse en muerte »). Pourquoi ce texte apparaît-il dans les Nuits attiques ? Est-ce le fruit du hasard ou y a-t-il une raison précise ?
Par le passé, j’ai écrit sur la présence particulière des Nuits attiques d’Aulu-Gelle (en principe une œuvre mineure ou composant une compilation de textes latins) chez les meilleurs auteurs argentins de la première moitié du XXe siècle. Bioy Casares, Borges ou encore Julio Cortázar sont de grands ambassadeurs de cette lecture particulière d’Aulu-Gelle. D’après ce que j’ai pu comprendre, le mérite d’un tel succès revient véritablement au poète Arturo Capdevila, qui, dans son recueil La fête du monde (La fiesta del mundo), publié en 1922, a écrit un poème qui s’intitule, précisément, « Aulu-Gelle » (« Aulo Gelio »). Dans ce poème, Capdevila interpelle Aulu-Gelle et lui reproche, en dépit de son érudition dans de nombreux domaines de méconnaître l’Être Humain. Ce poème a très rapidement figuré parmi les anthologies de la littérature argentine et a reçu de nombreux éloges de la part de Jorge Luis Borges lui-même. Il faut savoir que les connaissances de Capdevila sur Aulu-Gelle viennent de la traduction espagnole réalisée par Francisco Navarro y Calvo, publiée en premier lieu en 1893 (exactement celle que Borges possédait). Comme le Dr Holford-Strevens, spécialiste d’Aulu-Gelle, l’a démontré, il ne s’agit pas d’une « traduction directe du latin », comme il est écrit sur la couverture mais d’une version du texte français qui figure aux côtés du texte latin dans l’inestimable collection Nisard. Malgré les limites que la version espagnole d’Aulu-Gelle impose, c’est elle qui a permis aux auteurs argentins de connaître les Nuits attiques. La lecture moderne de cette œuvre aux thèmes divers et variés a stimulé les essayistes modernes.
Daniel Balderston a édité et commenté un texte manuscrit de Borges retrouvé dans l’édition d’Aulu-Gelle. Il est vrai que le lien entre le livre d’Aulu-Gelle et le texte manuscrit qu’il contient reste énigmatique. Il s’interroge également sur le lien entre de telles annotations manuscrites et le contenu du livre dans lequel elles se trouvent. Néanmoins, il s’est intéressé à la nature des Nuits attiques qui s’apparente à un carnet de notes qui contient d’émouvants récits. Il cite l’exemple de la belle histoire de l’acteur Polus dont il est question dans le chapitre 5 du livre 6. C’est un récit beau et triste associé à une certaine profondeur philosophique comme l’a ensuite été le récit « La mort vécue » de Borges.
J’aimerais souligner, en rapport avec la note manuscrite de Borges et la nature du livre dans lequel elle apparaît, une idée qui m’est venue à l’esprit dès que j’ai commencé à lire le texte. Les reformulations effectuées par Borges des textes qui l’ont inspiré sont parfois si nombreuses que ses « sources » (plus exactement « hypotextes ») en deviennent méconnaissables. La première phrase a attiré mon attention car elle unit l’acte de mémoire et la nuit elle-même2 :
« Je désire/veux garder en mémoire ici une expérience qui m’est arrivée
il y a quelques nuits […] » (Borges)
Lorsque cette phrase apparaît déjà reformulée dans le poème « La mort vécue », le verbe « garder en mémoire » (« memorizar ») est remplacé par « noter » (« registrar ») (« Je désire noter ici une expérience qui m’est arrivée il y a quelques nuits ») mais sans pour autant perdre son sens. L’expression d’un désir de mémoire si fort chez un auteur qui, comme Borges, penchera finalement pour l’oubli conscient m’a interpellé. Il est en effet curieux de retrouver dans les Nuits attiques, et ce dès la première page de la préface, une belle métaphore sur l’acte de conserver les souvenirs, comme cette idée d’approvisionner la mémoire, qui dans la traduction de Navarro y Calvo se doit d’être vidée dans « un dépôt littéraire »3 ou « magasin littéraire » (« almacén litérario »)4 :
« C’était des secours que j’amassais pour ma mémoire, comme dans une sorte de magasin littéraire »
(Gel. Préf.) trad. Collection Nisard
Ainsi, les notes d’Aulu-Gelle présentes dans les Nuits attiques sont, d’un point de vue métaphorique, comme des sortes de provisions conservées dans une réserve et rédigées précisément la nuit, en pleine campagne attique. Pour des raisons bien différentes, l’association des thèmes de la « mémoire » et de la « nuit » se retrouve autant chez Aulu-Gelle que chez Borges. Dans les Nuits attiques, Borges ne s’est intéressé qu’à certains chapitres en particulier. Par exemple, le chapitre 5, livre 10, dans lequel un intéressant problème de logique est énoncé et auquel Borges fait référence dans le prologue du livre Les mathématiques et l’imagination. Son attention s’est aussi portée sur des expériences prodigieuses relevant déjà de la science-fiction moderne, comme l’existence d’une colombe en bois conçue par Archytas de Tarente, disciple de Pythagore (Gel. 10.12.). Il reste encore à creuser les aspects plus génériques et moins ponctuels des Nuits attiques, comme l’ordre fortuit et la variété des thèmes, qui se retrouvent également dans le livre Marelle de Cortázar (ce n’est pas un hasard si un des chapitres importants du roman reprend un certain chapitre d’Aulu-Gelle consacré à l’étymologie du terme latin persona, « masque »). Quoiqu’il en soit, Borges a pu trouver chez Aulu-Gelle cette stimulante métaphore du « magasin littéraire », antithèse peut-être du mythe platonicien de Theuth contre l’écriture. Il se peut que cette image inventée par Aulu-Gelle ait pu attirer l’attention de Borges, comme cela a été le cas pour d’autres auteurs latins, tels que Virgile, qui a stimulé son œuvre poétique à travers l’utilisation de l’hypallage ou de l’adjectif particulier « lent » (« lent dans la lente clarté »5).
À l’évidence, Borges se rapproprie l’univers d’Aulu-Gelle (« la mémoire » et « la nuit ») afin de créer quelque chose de fondamentalement différent. Dans l’intégralité du texte retranscrit par Daniel Balderston, l’accent sur la mémoire (recours à la citation de Cervantes « dont je ne veux me rappeler le nom » poussé à l’autre extrême) et la nuit, moment magique de création littéraire, est évident. Je ne peux terminer ce modeste article sans remercier le Professeur Daniel Balderston pour sa précieuse et passionnante étude.
Traduction réalisée par Mélissa Launay,
étudiante du Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.
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Les traductions publiées par « Insula » le sont avec l’accord des auteurs ou du responsable éditorial du site ou du blog concerné. Nous les en remercions chaleureusement.
- Cf. C. Jared Loewenstein, A Descriptive Catalogue of the Jorge Luis Borges Collection at the University of Virginia Library, University of Virginia Press, 1993 et dans le catalogue de la bibliothèque. [↩]
- Traduction réalisée sur la base de deux traductions antérieures effectuées par Roger Caillois et Laure Guille (NdT). [↩]
- N.d.T : Choix de traduction personnelle. [↩]
- Traduction officielle extraite de la Collection Nisard qui aurait été utilisée pour la traduction espagnole. [↩]
- NdT : Extrait du poème « à un poète saxon [II] », L’autre, le même, de Borges traduit par Jean Pierre Bernés dans Borges, Œuvres complètes, Gallimard. [↩]
Lire aussi sur Insula :
Francisco García Jurado, « Jorge Luis Borges, Aulu-Gelle et la mémoire : le « magasin littéraire » », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 17 juin 2016. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2016/06/17/jorge-luis-borges-aulu-gelle-et-la-memoire-le-magasin-litteraire/>. Consulté le 21 November 2024.