« La batalla de Waterloo y un curioso manual de literatura romana publicado en 1815 » est un texte de Francisco García Jurado, publié en juin 2015 sur le blog « Reinventar la Antigüedad ». La traduction française inédite publiée sur « Insula » est réalisée par Cassandre Sikorski, étudiante en Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.
Les lecteurs de Stendhal et de Goethe apprécieront la manière dont certaines des œuvres les plus remarquables de ces deux auteurs sont, dans une large mesure, le fruit des événements historiques qui ont suivi la Révolution française de 1789. C’est notamment le cas de La Chartreuse de Parme, un roman dans lequel Fabrice, le jeune protagoniste, ressent tant d’admiration pour Napoléon lors de son passage à Milan en 1796, qu’il s’évadera plus tard afin de se battre à Waterloo sous les ordres de Bonaparte lui-même. Goethe, pour sa part, crée dans son poème Hermann et Dorothée le personnage singulier d’Hermann, un héros « bourgeois », qui, après avoir épousé sa bien-aimée qu’il avait rencontrée alors qu’elle fuyait avec les siens les terres occupées par les Français, se précipite dans une lutte contre l’envahisseur et tente ainsi de reconstruire un monde peut-être perdu à jamais.
Ces auteurs sont, tous deux et à la même période, les témoins des profonds bouleversements qui agitent les humanités classiques lors de la complexe transition qui marque le passage des Lumières au Romantisme. L’œuvre de Stendhal constitue en elle-même un réel témoignage de l’évolution de l’enseignement du latin dans la société de la Restauration pendant la première moitié du XIXe siècle, alors que le récit de Goethe illustre avec brio le nouvel emploi bourgeois des poèmes d’Homère qui inspirent à présent des héros modernes. Littératures, révolutions et humanités entretiennent donc une relation complexe. La Révolution française et les campagnes napoléoniennes qui suivirent eurent, sans le vouloir, une influence décisive sur le succès d’un nouveau paradigme des humanités : celui du nationalisme littéraire.
Au début de l’année 1815, Frédéric Schoell (1766-1833) publie une histoire détaillée de la littérature romaine en cinq étapes. Une donnée plus qu’éloquente apparaît dès le début de la lecture de cette œuvre : la prise de conscience des différences qui séparent le public allemand du public français. Schoell, « Conseiller de cour de S.M. le roi de Prusse, attaché à sa légation à Paris », comme le précise la première page de son ouvrage, explique adopter une attitude différente envers les savants allemands et les savants français, justifiant par là même sa préférence pour les premiers :
Indépendamment des ouvrages généraux bien connus, et dont la liste est placée à la fin de cette préface, je me suis servi avec avantage des introductions et des prolégomènes qu’on trouve en tête des bonnes éditions des auteurs classiques, publiées, surtout dans le dix-huitième et le dix-neuvième siècle, en Hollande et en Allemagne. Les autres ouvrages que j’ai consultés ont été cités dans les notes. On pourra remarquer que la plupart de ces écrits sont d’auteurs allemands. J’avoue que je me suis servi, avec une espèce de prédilection, des productions de cette nation studieuse. (Schoell, 1815, I, p. xliii)
L’attirance de Schoell pour cette « nation studieuse » est loin d’être anecdotique. Emmenés par Wolf, les savants allemands sont précisément ceux qui ont reformulé la littérature romaine en termes de littérature nationale, et ce suivant l’esthétique du Romantisme qui prêche l’existence de différences de goût et de caractère entre les peuples. Une différenciation clairement établie apparaît, de façon implicite, entre les deux écoles philologiques nationales et c’est alors que survient une sorte de chevauchement entre les nations antiques et les nations modernes, les premières inspirant les secondes. Les chercheurs modernes considérant déjà leurs travaux comme ayant un caractère national certain, pourquoi ne pas alors appliquer, rétrospectivement, cette idée à leur propre sujet d’étude ? Il existe cependant un certain paradoxe entre la préférence de Schoell pour les savants allemands et la possible incompréhension que pourrait susciter son ouvrage en Allemagne :
Si cet ouvrage pénètre en Allemagne, je prie les personnes qui le jugeront, de ne pas oublier que j’ai écrit pour un public dont les principes, les études et le goût diffèrent entièrement de la manière de voir qui règne en cette contrée. (Schoell, 1815, I, p. xlv)
On estime cependant que la façon même dont est relaté ce récit en France peut ne pas s’accorder avec le goût allemand. De manière générale, le discours tenu dans cette préface rappelle des expressions telles que celle des « différences prononcées qui existent entre la manière de voir et de sentir des deux nations », une citation tirée de De l’Allemagne (1810), un ouvrage rédigé par Madame de Staël quelques années auparavant et dont la publication avait été interdite par Napoléon. Ce n’est qu’en 1814, alors qu’est ordonné l’exil de l’empereur sur l’île d’Elbe, que l’ouvrage est publié en France où il rencontre un grand succès. Ainsi, lorsque Schoell rédige sa préface, De l’Allemagne est, en France, un livre plébiscité par les lecteurs et l’éditeur partage tout naturellement l’admiration que ressent Madame de Staël pour cette culture allemande qui véhicule justement les nouvelles valeurs du Romantisme :
On pourrait dire, avec raison, que les Français et les Allemands sont aux deux extrémités de la chaîne morale, puisque les uns considèrent les objets extérieurs comme le mobile de toutes les idées, et les autres, les idées comme le mobile de toutes les impressions. Ces deux nations cependant s’accordent assez bien sous les rapports sociaux ; mais il n’en est point de plus opposées dans leur système littéraire et philosophique. L’Allemagne intellectuelle n’est presque pas connue de la France : bien peu d’hommes de lettres parmi nous s’en sont occupés. (Staël, 1844, p. 18)
Il existe entre Madame de Staël et Schoell un certain chassé-croisé quant à leurs nations respectives. La Française a, en effet, vécu en Allemagne alors même que Schoell résidait en France. Tout au long de son œuvre, Schoell fait référence à des auteurs comme Wieland, Lessing ou encore Heyne, illustrant ainsi la relation entre certains aspects de la culture allemande et l’étude de la littérature romaine.
Les références à des événements de l’Histoire contemporaine sont également plus que pertinentes puisqu’elles réconfortèrent Schoell à une époque où ce dernier avait observé « le sol de la France couvert de désastres et de ruines » :
Quelque imparfait que soit mon travail, j’avouerai qu’il m’est devenu cher, parce qu’il m’a servi de consolation à une époque funeste où je voyois le sol de la France couvert de désastres et de ruines. La lecture des écrivains romains, et les recherches dont elle me fournissoit l’occasion, me faisoient oublier momentanément les malheurs d’une patrie à laquelle je n’ai pas cessé d’être tendrement attaché depuis que de nouveaux devoirs m’ont lié à un Prince magnanime. La providence m’a ainsi donné une seconde patrie à laquelle je dois toute mon affection, et ce que des travaux assidus m’ont laissé de forces. (Schoell, 1815, I, pp. xlv y xlvi)
Cette préface est datée du 1er février 1815. Il est important de noter que le Congrès de Vienne, qui avait débuté en 1814, s’est achevé alors même qu’était rédigée cette préface. Napoléon, alors en exil sur l’île d’Elbe, parvint néanmoins à s’échapper de ce lieu reculé en février 1815, revenant ainsi au pouvoir à la suite du coup d’État qui précéda les Cent-Jours. Il fut finalement définitivement battu à Waterloo au mois de juin de la même année. Le nouveau discours de l’histoire des littératures nationales deviendra dès lors l’héritage de la nouvelle idéologie libérale.
Je ne cesserai jamais de m’émerveiller devant cette opportunité extraordinaire qui m’est donnée de tenir entre mes mains un témoin de l’Histoire.
Ouvrages cités :
- F. Schoell, Histoire Abrégée de la littérature Romaine, Paris, 1815.
- Madame de Staël, De l’Allemagne, Paris, 1844.
Traduction réalisée par Cassandre Sikorski,
étudiante du Master « Traduction Spécialisée Multilingue » – TSM, de l’Université Lille 3.
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Lire aussi sur Insula :
Francisco García Jurado, « La bataille de Waterloo et un curieux ouvrage sur la littérature romaine publié en 1815 », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 22 novembre 2016. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2016/11/22/la-bataille-de-waterloo-et-un-curieux-ouvrage-sur-la-litterature-romaine-publie-en-1815/>. Consulté le 21 November 2024.