À propos de l’« Épître aux Pisons » d’Horace

Entretien avec Robin Glinatsis, auteur de De l’art poétique à l’Épître aux Pisons d’Horace : pour une redéfinition du statut de l’œuvre, Presses universitaires du Septentrion, 2018.

Les Presses universitaires du Septentrion ont publié en mars 2018 un ouvrage consacré à l’Épître aux Pisons d’Horace. Issu d’une thèse soutenue à l’Université de Lille (alors Lille 3) en novembre 2010, sous la direction d’Alain Deremetz, il s’agit de la première monographie en français sur le sujet depuis 1968. Robin Glinatsis a bien voulu répondre à nos questions, qui ne portent que sur quelques aspects de son étude.

Christophe Hugot : Tout d’abord, pourquoi avoir choisi d’étudier Horace parmi les poètes latins du Ier siècle avant J.-C. ?

Robin Glinatsis : En France et à l’étranger, les poètes augustéens ont suscité un engouement certain dans le domaine de la recherche au cours des dernières décennies et ont notamment inspiré de nombreux travaux doctoraux. Virgile et Ovide, surtout, ont ainsi nourri d’amples réflexions, menées entre autres par des chercheurs lillois (cf. en particulier Séverine Tarantino et Florence Klein). Mais, assez étonnamment au regard de sa position canonique au sein de la tradition, Horace n’a pas connu le même succès, et seules quelques thèses consacrées à tout ou partie de son œuvre ont été entreprises depuis le début des années 2000. Cette inégalité de traitement m’a interpellé et m’a poussé à examiner de près les textes horatiens.

Ch. Hugot : Dans la mosaïque des œuvres d’Horace, pourquoi vous être attaché ainsi à l’Art poétique ?

R. Glinatsis : Pour des raisons analogues à celles qui m’ont porté vers Horace lui-même. À considérer la bibliographie critique dévolue aux poèmes de ce dernier, on note une faible représentation des réflexions, surtout de longue haleine, dédiées en propre à l’Art poétique. Seul Pierre Grimal a proposé, dans le cadre d’une monographie, une analyse suivie du texte, qui remonte à 1968 (Essai sur l’Art poétique d’Horace, paru chez Sedes). Du reste, bien peu d’articles scientifiques, en langue française du moins, s’y sont attachés depuis lors.

Ch. Hugot : Serait-ce parce que l’œuvre, comme l’indique son titre, n’est pas considérée comme un poème, mais comme un traité technique, et que, par là même, on pourrait penser qu’elle se prête bien moins à l’analyse qu’une satire ou une ode du même Horace ?

R. Glinatsis : C’est ma conviction. Un examen de la réception du texte de l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine montre la persistance de l’interprétation théorique. C’est Quintilien, semble-t-il, qui, le premier, lui a attribué le nom d’Ars poetica, et les grammairiens latins des premiers siècles de notre ère, sans doute tributaires de son autorité, ont perpétué ce titre. Progressivement, jusqu’à la période contemporaine, le nom d’Art poétique dans la langue vernaculaire du pays d’édition s’est imposé. L’attribution d’un tel titre a eu pour effet, selon moi, de verrouiller l’interprétation de l’œuvre, dont la nature générique ne devait pas souffrir de mise en question.

Ch. Hugot : On comprend donc qu’Horace n’a pas donné le nom d’Ars poetica à son œuvre. Qu’en est-il de celui d’Épître aux Pisons, qui figure dans le titre de votre livre ?

R. Glinatsis : Pas plus qu’il ne l’a appelée Ars poetica Horace n’a explicitement nommé son œuvre Epistola ad Pisones. Il s’agit là encore, en fait, d’un parti pris interprétatif, qui entend mettre en exergue la dimension épistolaire du texte, alors que le titre d’Ars poetica ou d’Art poétique, on l’a dit, traduit bien davantage une inclination à l’assimiler à un traité technique. Mais ce titre d’Épître aux Pisons demeure un pis-aller en ce qu’il ne rend pas compte de l’éminente singularité du texte.

Ch. Hugot : Qu’est-ce qui, précisément, fait cette singularité ?

R. Glinatsis : C’est, sans nul doute, la profonde variété du propos, tant sur le plan thématique que sur le plan formel. Dans les premiers chapitres du livre, je procède à une comparaison méthodique de l’Épître aux Pisons avec les traités théoriques antérieurs et contemporains. Ces derniers se caractérisent par l’uniformité de leur stratégie discursive : la démonstration est parfaitement structurée, le théoricien – qu’il se nomme Aristote, Cicéron ou Vitruve – opérant de scrupuleuses divisions et subdivisions de la matière ; le ton est, le plus souvent, neutre, le style prosaïque, de toute évidence pour faciliter l’appropriation des préceptes énoncés. Dans l’Épître aux Pisons, au contraire, on est confronté à une progression extrêmement chaotique, que la revalorisation de l’aspect épistolaire peut en partie aider à appréhender, mais dont elle ne saurait éclairer toute la complexité. Il n’est, d’ailleurs, que de rapprocher le texte des autres épîtres du corpus horatien pour mesurer l’extrême densité des éléments thématiques qu’Horace y aborde, des postures énonciatives qu’il y adopte, des images qu’il y mobilise.

Ch. Hugot : Pouvez-vous donner un exemple d’image qu’Horace emploie au sein du texte ?

R. Glinatsis : L’une des images les plus célèbres et, de mon point de vue, les plus frappantes est celle de la chimère liminaire. Horace commence en effet par apostropher ses destinataires attitrés, ces fameux Pisons, en les mettant au défi de contenir leur rire face à un tableau représentant une créature constituée d’une tête humaine, d’un cou de cheval, d’un buste de femme et d’une queue de poisson, le tout parsemé de plumes d’oiseau. Une telle entrée en matière ne laisse pas de surprendre, surtout si le lecteur s’est forgé un horizon d’attente à partir du titre d’Art poétique.

Ch. Hugot : Comment expliquer un tel début ?

R. Glinatsis : Ce début in medias res a, selon moi, une fonction programmatique, bien qu’il fasse entorse aux conventions introductives des artes traditionnelles et qu’il paraisse ainsi difficile d’y percevoir le moindre programme. Il annonce en réalité le règne de l’image au sein du texte. En effet, les premiers vers mènent à la formulation d’un précepte important, celui du besoin d’unité dans toute composition artistique, qu’elle soit picturale, sculpturale ou poétique. Mais pour en arriver là, il aura fallu une trentaine de vers et le recours à des images toutes plus éloquentes les unes que les autres : outre la chimère dont on a parlé, on y croise des serpents s’accouplant avec des oiseaux, des agneaux avec des tigres, des pièces de tissu raffiné, un bois sacré, un autel consacré à Diane, un ruisseau sinuant à travers la prairie, les eaux du Rhin, un arc-en-ciel ou encore un cyprès. Cette profusion s’observe jusqu’à la fin du texte, marquée par les figures de l’ours et de la sangsue, représentations satiriques du poète dément qui ne manifeste aucun recul critique par rapport à son art.

Ch. Hugot : Quelles sont les implications génériques de la présence de telles images ?

R. Glinatsis : Après une confrontation avec quelques traités grecs et latins, et une focalisation sur le tour épistolaire de l’œuvre, l’omniprésence de ces images m’a logiquement poussé, dans une troisième partie, à mettre en évidence sa dimension poétique. En vertu d’enjeux évoqués tout à l’heure, la tradition a très vite occulté le fait que l’on a affaire ici à un poème au sens fort. Horace a exploité la variabilité du sermo, ce langage qui reproduit la liberté et la spontanéité de la conversation à bâtons rompus, et qui sous-tend d’ailleurs volontiers l’écriture d’une épître. Selon moi, il y a mêlé toute son expérience de poète, satirique, iambique, lyrique, et divers procédés verbaux le montrent.

Ch. Hugot : Lesquels, par exemple ?

R. Glinatsis : Pour l’empreinte satirique, j’évoquais tout à l’heure la comparaison du poète dément avec un ours ou une sangsue. On peut ajouter au dossier le ridicule du faiseur de vers riche qui ne trouve autour de lui que des individus hypocrites prompts à encenser ses poèmes sans même les avoir entendus, ou la caricature du poète exalté qui a le regard toujours dirigé vers les cieux et qui chute lamentablement au fond d’une fosse. Mais l’Épître aux Pisons est également parcourue d’instants lyriques, telle cette surprenante assimilation des mots avec les feuilles des arbres ; les uns et les autres ont ceci de commun, aux yeux d’Horace, qu’ils se renouvellent sans cesse, formant ainsi des cycles réguliers.

Ch. Hugot : Si l’on admet une datation tardive, l’Épître aux Pisons aurait donc une valeur testamentaire non pas tant d’un point de vue théorique que sur le plan poétique.

R. Glinatsis : Absolument. L’Épître aux Pisons n’est pas, tant s’en faut, la seule œuvre d’Horace qui contienne des éléments de théorie poétique. Les procédés réflexifs observables dans les différents recueils que le poète a laissés donnent à voir de la théorie en acte, énoncée dans le langage propre au genre investi. Du reste, d’autres épîtres abordent de manière frontale des questions de critique littéraire. À cet égard, une lecture exclusive de l’Épître aux Pisons ne suffit pas à rendre compte de toute la pensée horatienne en la matière. En revanche, parce que, on l’a dit, il réunit en son sein diverses influences génériques, ce texte peut apparaître comme représentatif de la carrière poétique d’Horace elle-même.

À propos …

Robin Glinatsis
De l’Art poétique à l’Épître aux Pisons d’Horace
Pour une redéfinition du statut de l’œuvre
Presses universitaires du Septentrion, 2018.
206 pages
ISBN 978-2-7574-2021-8 (broché)
ISBN 978-2-7574-2031-7 (pdf)

Lire aussi sur Insula :

Citer ce billet

Christophe Hugot, « À propos de l’« Épître aux Pisons » d’Horace », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 27 avril 2018. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2018/04/27/a-propos-de-l-epitre-aux-pisons-dhorace/>. Consulté le 21 November 2024.