À propos des Mémoires de l’égyptologue.
La vie de Dominique Valbelle ne sera sans doute jamais l’objet d’un biopic, comme ce sera prochainement le cas pour l’archéologue britannique Gertrude Bell (1868-1926), mais l’égyptologue a trouvé dans son parcours matière à noircir près de 400 pages de mémoires sous le titre : Les chemins d’Horus. L’intérêt pour nous de s’arrêter sur cet écrit paru en 2010 chez Grasset est que Dominique Valbelle y parle notamment de Lille 3, où elle fut professeure.
« Peu à peu les dieux de l’Égypte me volaient mon âme et je les laissais faire … »
Les Mémoires de Dominique Valbelle retracent, nous dit la quatrième de couverture, le parcours qui l’a menée à « la place éminente » qu’elle occupe au sein de l’égyptologie française et internationale, le parcours d’une « femme d’exception ».
Comment devient-on égyptologue ? C’est à cette question que s’attachent à répondre les premiers chapitres du livre et, se défend Dominique Valbelle, ce ne sont pas les récits des découvertes de tombes fabuleuses qui ont orienté l’étudiante en lettres vers cette profession mais une suite de concours de circonstances, comme celui qui la fit suivre les cours d’égyptologie que Christiane Desroches Noblecourt donnait alors à l’École du Louvre.
Dominique Valbelle ne voulait pas devenir égyptologue et le devint presque contre son gré et par défi : elle vint à l’égyptologie par des chemins de traverse. Son ambition première était de devenir auteure de théâtre, faisant des études de Lettres modernes à la Sorbonne et entrant notamment au Cours Simon pour y parvenir, sans succès. « Ce que le milieu du théâtre semblait me refuser d’emblée, celui de l’égyptologie n’a cessé de me l’offrir à profusion ».
Après quelques paragraphes sur Mai 68 on entre dans le vif du sujet, en particulier avec la rencontre de Jean Yoyotte dont Dominique Valbelle suit les cours à l’EPHE. Si Jean Yoyotte explique alors à ses étudiants qu’ils n’ont aucune chance de faire de l’égyptologie, tenant des discours sexistes, il finit par accepter que Dominique Valbelle fasse une thèse sous sa direction à condition qu’elle rédige d’abord un mémoire sous celle de Jean Leclant.
C’est alors la découverte de l’Égypte réelle, et non plus seulement celle trouvée dans les livres des bibliothèques qu’elle fréquente habituellement (la Mazarine, la BnF alors rue de Richelieu, la Champollion au Collège de France …), en particulier lors d’un stage de trois mois à Deir El-Médineh. Après la soutenance de sa thèse à la Sorbonne (« dans le cadre prestigieux de l’amphithéâtre Descartes ») elle obtient un poste de pensionnaire pour cinq années à l’IFAO au Caire. Après un an d’attente, elle devient attachée puis chargée de recherche au CNRS. On apprend en passant que Dominique Valbelle soutient une thèse de doctorat d’État sous la direction de Jean Leclant.
Dominique Valbelle à l’université Lille 3
Les mémoires sautent, de la page 80 à la page 81, une dizaine d’années, et l’on passe du Caire à Paris, lorsque Dominique Valbelle apprend que la commission de spécialistes d’histoire de l’université Lille 3 la nomme à la chaire d’égyptologie. Nous sommes en mai 1983. Dominique Valbelle est heureuse de ce résultat (euphorique), mais également décontenancée. Tous s’attendaient à voir Francis Geus prendre la chaire lilloise qui avait été celle de son maître Jean Vercoutter, mais celui-ci n’a pas achevé sa thèse d’État et n’a pu prétendre au poste de Professeur (il y sera Maître de conférences). C’est sur une idée de Jean Leclant, acceptée par Jean Vercoutter, que Dominique Valbelle succède à Adolphe Gutbub : ce dernier n’est nommé que par une périphrase, comme pour gommer un mauvais interrègne, après le départ de Jean Vercoutter pour le poste de directeur de l’IFAO en 1977 : « tout ce qui constituait l’apport de Jean Vercoutter à l’Institut de papyrologie, qu’il avait transformé en « Institut de papyrologie et d’égyptologie de Lille » avait été plus ou moins mis en sommeil. »
Car l’égyptologie lilloise ne manque alors pas d’atouts, que Dominique Valbelle énumère : un Institut (fondé en 1902 par Pierre Jouguet) comprenant une bibliothèque de plusieurs milliers de volumes, en particulier ceux dont Jacques Vandier (également cité par une périphrase) venait de faire don, une revue universitaire ainsi qu’une collection d’objets et de papyrus, constituant « un potentiel non négligeable aussi bien pour la recherche que pour l’enseignement pratique. Enfin, le chantier de fouilles de la ville de égyptienne de Saï, au Soudan, représentait tout ce dont je pouvais rêver en matière d’archéologie urbaine égyptienne d’époque pharaonique. »
À son arrivée à l’université Lille 3 en octobre 1983, le premier dossier que Dominique Valbelle eut à traiter fut d’entreprendre le déménagement de l’Institut d’égyptologie, de l’ancienne Faculté des lettres rue Angellier à Lille sur le Campus de Villeneuve d’Ascq. Les bâtiments de la nouvelle université ne plaisent pas à l’égyptologue. Par rapport aux stucs de l’ancienne Faculté de Lille, flattant le bon goût bourgeois des Lillois du XIXe siècle, l’architecture résolument contemporaine de Pierre Vago devait dérouter une Parisienne qui émaille fréquemment son texte d’amphithéâtre prestigieux, de châteaux, de palais, de villas, d’appartement extraordinaire …
À Lille, Dominique Valbelle s’efforce de traiter un à un les problèmes en suspens dans l’Institut et commence ses premiers cours. Elle découvre qu’enseigner constitue « un stimulant intellectuel considérable pour la recherche ». Elle rédige alors divers manuels, seule ou en collaboration, pour renouveler l’approche de l’égyptologie auprès des étudiants.
Se pose également très rapidement le problème de la reprise du chantier de Saï, dont les premières recherches commencèrent sous la direction de Jean Vercoutter en 1954 et dont Francis Geus est devenu l’héritier. Mais Dominique Valbelle dit avoir du renoncer à son projet d’étudier la ville du Nouvel Empire sur un site si intimement lié à son collègue.
Désireuse de faire de l’archéologie urbaine, Dominique Valbelle met alors à profit les vacances universitaires pour chercher un site à fouiller dans une mission qu’elle souhaite réaliser en une coopération authentique et équilibrée entre égyptologues français et égyptiens.
Tell el-Herr, dans le Sinaï
Le récit prend tout son intérêt à partir de cette quête d’un site archéologique qui mène l’égyptologue dans le Sinaï, sur le site rose de Tell el-Herr, à 35 km à l’est du Canal de Suez, et de la fouille qui s’ensuivit.
Dominique Valbelle fouille Tell el-Herr depuis 1986, en conciliant cette occupation avec les charges d’enseignement, les nombreuses commissions dans lesquelles elle siège et les diverses obligations administratives. Même si le site « ne correspond pas aux critères médiatiques du public », il y avait matière à fouiller (à la frontière orientale de l’Égypte, ce site de forteresses se révéla avoir eu par exemple un rôle majeur dans les circuits d’importation en Égypte de produits de l’Empire achéménide) et à raconter : le récit est une suite d’anecdotes, dont certaines savoureuses.
Surtout, ces chapitres sur le chantier de Tell el-Herr permettent d’entrer dans le quotidien parfois ingrat et souvent austère des archéologues, loin des poncifs ou du sensationnel, nous plongeant dans les négociations « orientales » avec les administrations (l’épopée pour obtenir un véhicule !) et, ce qui n’est pas le moins intéressant, nous montrent la cohabitation entre archéologues égyptiens, français et les Berbères sur le chantier, formant une même famille. Dominique Valbelle pointe aussi la difficulté à protéger le site des aménageurs (cette zone charnière étant radicalement transformée au fil des années), des fouilles clandestines, des vols de résultats archéologiques ou d’objets. Sur un quart de siècle, elle laisse deviner une évolution constante des méthodes de fouille (jusqu’à l’utilisation de Google Earth) et de communication pour mener ce qu’elle nomme elle-même une « enquête policière ». Elle montre qu’il est parfois malaisé de déterminer ce qui est à préserver d’un site aussi riche et complexe, fragile (en briques crues et non en pierre) où sont certes passés des Égyptiens, mais également les occupants Perses, Macédoniens, Romains. Le contexte contemporain n’est pas oublié : la situation politique au Proche-Orient, perceptible avec les carcasses de chars du conflit israélo-arabe, rendant difficile la tenue d’un colloque réunissant archéologues égyptiens et israéliens, n’a cessé de se dégrader au fil des années.
Dominique Valbelle à la Sorbonne
En mars 2001, après dix-huit ans passés à l’université Lille 3, et « malgré la richesse de ces années passées à Lille », Dominique Valbelle dépose un dossier de candidature à la Chaire d’égyptologie de la Sorbonne, pour y remplacer Nicolas Grimal parti au Collège de France. Élue à la Sorbonne, elle développe le Centre de recherches égyptologiques en incluant la recherche nubienne, non enseignée en France depuis son départ de Lille et le décès de Francis Geus en 2005. On doit ainsi à Dominique Valbelle la publication avec Charles Bonnet des si médiatiques « Pharaons noirs » du royaume de Kerma. Elle réorganise le Centre de recherches égyptologiques de la Sorbonne en le regroupant avec la Chaire d’égyptologie du Collège de France et le Centre franco-égyptien d’étude des temples de Karnak, apportant un surcroît de charges administratives… bénévoles.
Pour conclure
On pourra regretter l’absence d’illustrations ainsi que celle d’un index qui nous aurait aidé à mieux naviguer sur ces Chemins d’Horus parfois tortueux, où les personnalités sont curieusement citées par périphrase ou par leur seul prénom, et dans lesquels il n’est pas toujours aisé de saisir la chronologie des faits (l’auteure avoue ne pas avoir la mémoire des dates), en particulier dans la première partie. Une biobibliographie n’eut pas été superflue. Mais sans doute cet ouvrage ne visait pas un public de spécialistes.
L’avenir dira peut-être si cet ouvrage va créer de nouvelles vocations d’égyptologues, mais ce n’était certainement pas son but. Si le procédé des mémoires d’archéologues est contemporain de l’invention de l’archéologie moderne, avec Schliemann en particulier, il est rare qu’un archéologue s’épanche ainsi. Il est vrai qu’une autre femme égyptologue française, Christiane Desroches Noblecourt, avait publié ses mémoires en 1992 (La grande nubiade ou le parcours d’une égyptologue) et que se raconter est devenu une démarche très partagée. On peut toujours se demander quel lectorat peut trouver intéressant de se plonger dans l’existence d’une égyptologue qui nous donne ses préférences en terme de quartiers parisiens, d’acteurs (« J’ai un faible pour les acteurs qui n’ont pas la ‘gueule de l’emploi' »), ses impressions lors d’une première nuit sous les étoiles, ses fous rires inopportuns, ses maux de crâne etc, en même temps qu’elle livre ses arguments scientifiques pour déterminer où se situaient les Chemins d’Horus dans l’Antiquité. Mais ces Mémoires donneront sans doute l’opportunité à un public peu familier du monde de la recherche archéologique d’entrevoir l’arrière-boutique des fouilles (avec, y compris, son lot de travail administratif), des publications (jusqu’au choix du papier …), des documentaires ou des expositions qu’il peut être amené à fréquenter.
Pour notre part, outre les paragraphes lillois (où nous y retrouvons en particulier les figures des archéologues Francis Geus et Brigitte Gratien, ainsi que celle du Président Jean Celeyrette ou du photographe Gilbert Naessens et son ingénieux dispositif de photographie aérienne, sans parler des nombreux étudiants), nous avons trouvé intérêt à croiser des personnalités de l’archéologie, notamment, pour ne parler que des Français, Christiane Desroches Noblecourt, Jean Yoyotte, Jean Leclant, Jean Vercoutter, ou le Douaisien Pierre Demolon.
Le parcours égyptologique de Dominique Valbelle, de son propre aveu, s’assimile aux Contes des Mille et Une Nuits, « où tout est possible, le meilleur comme le pire, le tangible comme l’improbable ». On finit effectivement par se demander si, à travers ce récit très subjectif, à défaut d’avoir pu écrire du théâtre, sans talent ni envie pour devenir actrice, l’égyptologue n’a pas cherché à se mettre en scène comme personnage …
Référence du livre
Dominique Valbelle, Les Chemins d’Horus : mémoires, Grasset, 2010. 398 pages et 2 cartes.
[voir notice].
Pour en savoir plus
Dans les médias : On peut encore regarder l’émission Bibliothèque Médicis de Public Sénat (émission télévisée du 19 juin 2010) et écouter celle du Salon Noir sur France Culture (émission radiophonique du 26 juillet 2010).
Bibliographie de Dominique Valbelle sur Wikipédia.
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « En passant par Lille 3 : les chemins d’Horus de Dominique Valbelle », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 29 août 2012. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2012/08/29/chemin-horus-dominique-valbelle/>. Consulté le 21 November 2024.