Actualité de l’Antiquité / 11.
Le 12 septembre 2012, les éditions Casterman ont publié un nouvel Alix. A priori, rien de bien nouveau : depuis plus de soixante ans, le héros a connu de nombreuses aventures. L’exceptionnel est ici que dans cette nouvelle série de bande dessinée, intitulée Alix Senator, le célèbre Gaulois, créé par le dessinateur Jacques Martin, a vieilli et est devenu sénateur. Avec un graphisme rénové, un scénario tenu par une ancienne Chartiste, le premier album est une réussite. Pour retrouver le jeune Alix, il faut aller à Nyon en Suisse où une exposition lui est consacrée jusqu’au 15 avril 2013.
La Bande dessinée entre dans les musées archéologiques. Après l’exposition « Bulles d’Antiquité » présentée à Bavay, ou encore celle sur la série du « Casque d’Agris » au Musée gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal (déjà présentée à Lille 3), qui viennent l’une et l’autre de s’achever, c’est au tour du Musée romain de Nyon (Suisse) de proposer une exposition dédiée à un personnage de bd issu de l’Antiquité : Alix.
L’archéologie d’Alix à Nyon
Alix est le héros d’une série créée par Jacques Martin en 1948 pour le journal Tintin qui narre les aventures d’un jeune homme d’origine gauloise, adopté par un riche romain, devenu l’ami de Jules César, et qui est régulièrement chargé par ce dernier de missions périlleuses. Avec la création d’Alix, Jacques Martin est souvent considéré comme le « père de la bande dessinée historique » (le César de la BD historique, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Michel Éloy), en particulier par l’utilisation d’une documentation pour construire dessins et scénarios.
Le succès d’Alix est important et l’exposition de Nyon n’est pas la première à être consacrée au héros de l’Antiquité1 mais l’intérêt d' »ArchéoAlix, l’Antiquité imag(in)ée par Jacques Martin » est de présenter « l’archéologie d’Alix », à savoir les sources d’inspiration utilisées par Jacques Martin pour réaliser sa série.
Autour du bureau, sur lequel Jacques Martin travaillait aux Studios Hergé, et de sa bibliothèque de travail, l’exposition de Nyon présente des planches réalisées par le dessinateur et les éléments pour les réaliser. Dessinateur technique, Jacques Martin réussissait parfaitement à reproduire les architectures mais, devant réaliser une planche par semaine pour le journal Tintin, le dessinateur autodidacte ne s’embarrassait pas dans les détails pour rendre antique l’atmosphère de ses histoires, accumulant les anachronismes. Le fait est que le dessinateur se documentait à l’origine dans l’imagerie du XIXe siècle, la seule qui proposait alors (juste après la seconde guerre mondiale), en abondance, des restitutions reproductibles2, et pour laquelle « Jacques Martin ne faisait pas mystère de son goût »3.
Si, à l’occasion de la récente exposition présentée à Bavay, nous avions déjà eu l’occasion d’écrire dans Insula que Jacques Martin piochait dans Le Costume historique publié en 1888 par Racinet, l’exposition de Nyon montre par exemple les parallèles existant entre le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio et les cases de la BD. Avec Alix, il y eut certes une évolution de la vision de Rome, mais celle-ci avait à l’origine du retard sur la science. Conscient des écarts entre la réalité et la fiction qu’il dessinait, Jacques Martin a produit, au fur et à mesure, des albums mieux renseignés. Il faudra attendre l’intérêt de Jean-Pierre Adam, spécialiste de l’architecture antique, par exemple, pour que Jacques Martin puisse utiliser des reconstitutions archéologiques actuelles4. Comme l’écrit Claude Aziza, « le décor de la vie quotidienne est toujours d’une exactitude admirable »5.
Ce souci de précision n’est pas sans donner lieu à quelques amusants contresens, savamment relevés, dans les costumes par exemple, ou dans la restitution des lieux. Ainsi, dans L’Enfant grec (1979), Jacques Martin restitua t-il sur l’Acropole d’Athènes le Belvédère de la reine Amélie construit en ce lieu en 1850, comme le souligna Jean-Pierre Adam dans le catalogue de l’exposition Ave Alix (1984). Ailleurs, les casques de gladiateur reposent sur une documentation fiable, mais les épées sont surdimensionnées6.
Toujours dans cet esprit d’exactitude, toujours pour faire connaître l’Antiquité de manière vivante, Jacques Martin créera à partir des années 1990 Les voyages d’Alix, une série documentaire se voulant proche de la réalité archéologique avec des illustrations inspirées des aventures d’Alix7.
Alix Senator
Depuis 1948, les aventures d’Alix se sont déroulées au cours de trente épisodes, ces derniers étant réalisés soit par Jacques Martin, soit par d’autres dessinateurs et scénaristes. Un trente et unième volume est prévu en novembre 2012. Toutefois, sans doute pour dynamiser la série, trouver un nouveau public, les éditions Casterman ont eu l’audace de créer une nouvelle série dans laquelle le héros serait devenu un sénateur quinquagénaire. Père de famille aux cheveux blancs (marié ? veuf ?), et en l’absence d’Énak (prétendu mort), Alix est désormais proche de l’empereur Auguste, à qui il doit d’être devenu sénateur.
L’action de ce premier épisode, Les aigles de sang, se déroule en 12 avant notre ère et l’empereur sollicite son ami pour enquêter sur des morts mystérieuses : Marcus Aemilius Lepidus, grand pontife de Rome, et Agrippa, successeur désigné du puissant empereur Auguste, sont en effet assassinés par des aigles qui leur déchirent les entrailles.
Le dessinateur d’Alix senator, Thierry Démarez, n’a pas cherché à faire du Martin. Le dessin est modernisé, plus fouillé que celui de la ligne claire franco-belge originelle, plus réaliste et, pour faire rapide, moins guindé. Des cases de précédents épisodes réalisées par Jacques Martin interviennent en hommage au cours du récit et s’insèrent comme de parfaits flash-back utiles à l’intrigue (les aigles de l’album « Le Tombeau étrusque »).
Les scènes mettant la ville de Rome en scène sont particulièrement réussies : comme Jacques Martin, Thierry Démarez est expert en représentations architecturales.
Les concepteurs d’albums historiques bénéficient aujourd’hui, infiniment plus que Jacques Martin à son époque, d’une documentation étayée, des progrès et du sérieux de l’archéologie vivante, de reconstitutions 3D, pour cheminer dans la Rome antique, pour reprendre le titre d’un billet de Régis Robineau réalisé pour Insula. En tournant les pages d’Alix Senator, on reconnait au passage le temple circulaire du forum Boarium, le plus ancien édifice presque entièrement de marbre que l’on ait conservé à Rome, mais encore le Mausolée d’Auguste, le Panthéon d’Agrippa, le Cirque Maximus, évidemment le Temple de Jupiter Capitolin où se passe une partie de l’intrigue … Les rues bondées, bordées d’Insulae, les boutiques, sortent l’intrigue du cadre étroit des demeures patriciennes, des palais et des images convenues8. Dans cette Rome rendue très ocre, plus qu’immaculée, on retrouve des éléments archéologiques, comme par exemple le laraire devant lequel repose le corps d’Agrippa, autel domestique inspiré par celui qui orne la maison des Vettii à Pompéi. Nul doute que l’exégèse archéologique de cet album sera féconde et que les realia seront utilisés à des fins pédagogiques …
Si Alix Senator est toujours didactique, la nouvelle série le fait de manière plus discrète et moins bavarde que sa devancière. Le dessin sert le scénario réalisé par Valérie Mangin, qui a un cursus de latiniste et de Chartiste. Cette formation classique est gage de rigueur pour la construction d’un récit plausible, dans lequel la scénariste se plaît à remplir les vides de l’Histoire telle qu’elle nous est parvenue : Agrippa tué par des aigles, par exemple, est une invention qui comble l’ignorance sur les causes de son décès, dont profite la fiction9. Tout est documenté, souligne Valérie Mangin sur France Info, « même les serrures de porte ont été vérifiées ».
Avec la maturité, le personnage d’Alix est devenu plus complexe, moins servile de la cause qu’il défend, même s’il doit son ascension à Auguste. Il faut être un homme libre pour devenir Sénateur.
Alix Senator bénéficie sans doute d’un renouvellement du lectorat de bande dessinée et de ses attentes. Surtout : pour le public, la vision de l’Antiquité romaine a été complétement revue ces quinze dernières années. Certes, si la collection Les Voyages d’Alix avait initié à cette découverte de l’Antiquité par le truchement d’un personnage de bande dessinée, s’il faut souligner l’important travail de Gilles Chaillet à cet égard, celui également de Jean-Claude Golvin dans le cadre de reconstitutions archéologiques dessinées, le succès de la série Murena – commencée en 1997 – est incontestablement passé par là, de même que la série télévisée Rome réalisée par HBO en 2005 et 2007 (liste à laquelle il faut joindre le film Gladiator de Ridley Scott, sorti en 2000). Notons que ces exemples ont presque tous pour modèle la Rome impériale, période plus aisément compréhensible et mieux renseignée, sans doute, que la précédente, cette République dans laquelle vivait le jeune Alix10.
Située à l’aube de cet empire naissant, encore hésitant, la série Alix Senator participe de la vaste fresque impériale qu’elle introduit. En ne plagiant pas Jacques Martin, Thierry Démarez et Valérie Mangin ont sans doute été les plus respectueux du travail de pionnier de Jacques Martin et de son héros. Toutefois, cet hommage n’est pas sans conséquence : les concepteurs de cette nouvelle série n’ont pas seulement vieilli Alix, ils ont donné quelques rides à la série initiale avec le risque d’en faire … une pièce de musée.
Pour en savoir plus
Renseignements sur l’exposition ArchéoAlix sur le site du Musée : http://www.mrn.ch
Thierry Démarez et Valérie Mangin, « Les Aigles de sang » (« Alix Senator » T1), Casterman, 2012 – ISBN : 978-2-203-04566-8. Voir le site de l’éditeur : http://www.casterman.com
Le site Casterman propose différentes bandes-annonces pour présenter Alix Senator : http://www.alixsenator.com
Alix Senator est déjà très commenté et fait figure d’événement. On peut renvoyer en particulier au site très documenté Alixmag’ où figurent de nombreux entretiens avec les auteurs.
Le n° 42 du magazine Zoo est consacré au péplum dans la BD, à l’occasion de la parution d’Alix Senator. Magazine gratuit qu’il est possible de lire en ligne : http://www.zoolemag.com
Crédits photographiques
Les illustrations de la série « Alix » proviennent du dossier de presse de l’exposition ArchéoAlix. Les illustrations d’Alix Senator sont reproduites avec l’aimable autorisation des Editions Casterman S.A. pour l’usage exclusif du blog Insula. Nous en remercions vivement l’éditeur. Rappelons que les couvertures et les illustrations sont protégées par le droit d’auteur, qu’elles ne peuvent donc être utilisées sans l’autorisation des Editions Casterman S.A. et que toute reproduction ou utilisation non autorisée est constitutive de contrefaçon et passible de poursuites pénales.
- L’auteur de ces lignes se souvient, au milieu des années 1980, du passage de l’exposition « Ave Alix » à Villeneuve d’Ascq, la même qui fut présentée en 1984 à la Sorbonne, on signalera encore l’exposition qui s’était tenue à l’occasion des 50 ans d’Alix au Centre Belge de la Bande Dessinée à Bruxelles. [↩]
- Voir à ce sujet : Michel Thiébaut, « Culture populaire et culture savante : l’Antiquité dans la Bande Dessinée », Dialogues d’histoire ancienne (1998). 24.2, p. 232-243. Disponible en ligne sur Persée. [↩]
- Michel Thiébaut dans le catalogue Bulles d’Antiquité : Bavay 2012, p. 36. [↩]
- restitution de la citadelle de Kydna reprise dans Le dernier Spartiate : voir Michel Thiébaut, D’Alix à Murena. De l’audience de ces deux séries chez les enseignants. En ligne. [↩]
- Claude Aziza, Guide de l’Antiquité imaginaire, les Belles lettres, 2008, p. 131. [↩]
- Eric Teyssier dans le catalogue Bulles d’Antiquité : Bavay 2012, p. 45. [↩]
- Vient en particulier de paraître une nouvelle édition en un volume réunissant les deux tomes de la série Les voyages d’Alix consacrés à Rome, réalisés par Gilles Chaillet. [↩]
- On pense pour la représentation des rues au travail réalisé en 3D pour le site Le plan de Rome de l’université de Caen. [↩]
- Valérie Mangin s’en explique dans une version plus luxueuse de l’album comprenant un cahier pédagogique. [↩]
- Seule la série Rome a pour cadre la République finissante [↩]
Lire aussi sur Insula :
Christophe Hugot, « Alix : héros d’une exposition et d’une nouvelle série », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 12 octobre 2012. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2012/10/12/alix/>. Consulté le 21 November 2024.