Un compte rendu de la campagne 2012 à Thasos (ThANAr).
Francine Blondé, Stavroula Dadaki, Arthur Muller, Platon Petridis, Giorgos M. Sanidas.
Depuis 1981, le nom de l’université Lille 3 est associé à la recherche archéologique française à Thasos, la plus grande île au nord de la mer Égée. Durant l’été 2012, l’équipe lilloise a contribué à un nouveau programme de recherches au cœur de la ville antique − appelé ThANAr − dont le billet présente ici les premiers résultats de la campagne 2012.
1. Un programme de recherche au cœur de la ville antique de Thasos
Dans le cadre d’une convention avec l’École française d’Athènes, des enseignants, des chercheurs et des étudiants de Lille 3 (Halma-Ipel UMR 8164) participent depuis une trentaine d’années à plusieurs programmes de recherche dans l’île de Thasos, la plus septentrionale de l’Égée, tant sur le terrain qu’au musée. De 1979 à 2002, ils ont été en particulier les opérateurs d’un programme de fouille de l’EfA aux abords Nord-Est de l’agora, où ils ont exploré les thermes et la partie méridionale d’une vaste demeure protobyzantine (DOM5, ve – viie s. ap. J.-C.) avant d’étendre l’exploration aux abords méridionaux de celle-ci : ils y ont reconnu l’agora primitive de la cité, désormais baptisée agora des Charites, ainsi que la première protection urbaine, du vie s. av. J.-C., avec la porte des Charites dont le fameux Passage des Théores garde le souvenir monumentalisé : ils ont ainsi renouvelé l’histoire de l’urbanisme de la cité1.
Depuis 2002, grâce à de nouvelles acquisitions de terrain menées conjointement par l’EfA et par le Ministère de la Culture grec, l’équipe lilloise est la cheville ouvrière d’un nouveau programme de recherches qui associe désormais d’un côté le Ministère de la culture Grec, représenté par la XVIIIe Éphorie des antiquités préhistoriques et classique (Marina Sgourou †, puis Zissis Bonias, puis Maria Nikolaïdou-Patera) et la 12e Éphorie des antiquités byzantines (Stavroula Dadaki), de l’autre côté l’École française d’Athènes, représentée par les chercheurs de Halma-Ipel (Francine Blondé, Arthur Muller, Giorgos Sanidas) et par un collègue de l’Université Capodistrias d’Athènes (Platon Petridis). Ce nouveau programme ThANAr (pour Thasos, Abords Nord de l’Artémision) alterne les campagnes de fouille (années paires) et les campagnes d’étude post-fouille (années impaires), campagnes auxquelles participent chaque année de 15 à 20 étudiants, grecs et français – lillois en particulier. Ce programme visait dans un premier temps à achever l’exploration de la demeure protobyzantine DOM5, qui avec ses 1200 m2 est la plus grande mise au jour à Thasos (fouille de l’aile Est en 2004 et 2006 ; fouille de l’aile Nord en 2008 et 20102) ; dans un 2e temps, il se propose d’explorer autant que faire se peut les niveaux sous-jacents, dans ce cœur de la ville antique occupé des dernières décennies du viiie s. av. J.-C. jusqu’en 620 ap. J.-C., et où la stratification atteint une épaisseur de 8,5 m.
La campagne de fouille 2012 revêtait une importance particulière, à la charnière entre ces deux volets du programme de recherche. Elle a duré 6 semaines (30 juillet – 8 septembre), avec une équipe d’une quarantaine de personnes (encadrement, spécialistes parmi lesquels 7 lillois, 18 étudiants dont 7 lillois). La fouille en aire ouverte de deux pièces et une série de sondages ciblés ont permis d’atteindre l’essentiel des objectifs, qui concernaient d’une part la demeure protobyzantine DOM5, d’autre part les édifices BAT24 et BAT25 qui l’ont précédée sous son aile Nord (fig. 1-2-3). Une fois replacés dans le cadre général de l’urbanisme et de l’histoire de Thasos, les résultats de la campagne 2012 prennent un relief particulier, qui a justifié leur présentation au nom de l’équipe par Arthur Muller à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (Paris, 21 décembre 2012) et par Giorgos Sanidas au colloque annuel d’archéologie de Macédoine et Thrace (Thessalonique, le 22 mars).
2. La demeure protobyzantine DOM5
2.1. À l’ouest de DOM5, on a mis en évidence dans un sondage profond les principales étapes de l’histoire de la RUE4, qui menait du Poseidonion à l’agora des Charites. Dans ses états ancien, il s’agit d’un passage large d’environ 6 m entre le Dionysion et les constructions qui ont précédé la demeure protobyzantine : a été reconnue une complexe succession de niveaux de sols, simples indurations de colluvions de sables et graviers. À l’époque protobyzantine, l’installation de DOM5 s’accompagne d’un profond décaissement qui fait disparaître les niveaux classiques à romains, tandis qu’y est posé un égout. Dans la dernière phase, l’empiétement de DOM5 réduit de moitié la largeur de la rue. Le colluvionnement qui la comble à partir de ce moment témoigne de l’absence d’entretien.
2.2. Dans l’aile Nord de DOM5, les sondages et l’analyse du bâti précisent désormais les modalités de l’intégration du bâtiment BAT24 qui l’a précédé à cet endroit : reprise des élévations de murs et surtout réduction de la largeur de la pièce orientale de BAT24 par la construction d’un nouveau refend ; la porte a été réinstallée en conséquence (fig. 3.4). D’autre part, on a pu observer du côté Ouest aussi l’extension de DOM5 au détriment du domaine public : l’agrandissement de la pièce d’angle Nord-Ouest (et vraisemblablement de toute l’aile Ouest) est venu empiéter sur la RUE4 (fig. 3.5). Enfin, au musée on a poursuivi la restauration des panneaux de la mosaïque de cette grande pièce, déposée en 2010.
2.3. Dans l’aile orientale, la fouille en extension de la grande pièce PCE13 a résolu les problèmes de compréhension en établissant l’inachèvement de la transformation d’une pièce de plan rectangulaire par l’ajout d’une large abside outrepassée (fig. 3.4 et 3.5). De ce chantier on a pu observer de très nombreux trous de poteaux d’échafaudage, souvent avec leurs pierres de calage, des trous de pieux et d’étais, des lambeaux de sol de travail (fig. 4). Le creusement d’un puits à peu près au centre de l’abside, condamné pendant les travaux, ainsi que des vestiges d’activité métallurgique (fosse remplies de charbons et de scories), pourraient également être en rapport avec ce chantier. Les revêtements des murs et les sols définitifs n’ont jamais été posés : l’interruption des travaux par les bouleversements et dégradations qui affectent l’ensemble de DOM5 dans les années 560-570 est suivie d’une phase de réoccupation précaire des lieux jusqu’à la destruction finale de 620.
2.4. Une campagne de prospection géophysique aux abords de DOM5 a été réalisée par Gregoris Tsokas (Université Aristote, Thessalonique) (fig. 5). Immédiatement au Nord de la partie fouillée de la demeure, les anomalies dessinent une série de pièces à l’organisation assez complexe. Vers l’Est, au-delà de la RUE1 qui longe l’aile Est, de nombreuses anomalies linéaires dont les orientations coïncident avec celles de DOM5, mais aussi avec celles du « monastère » DOM7 (fouillé en 1911 et remblayé), montrent une occupation sans doute contemporaine et suggèrent un quartier protobyzantin densément occupé.
3. Les prédécesseurs sous l’aile Nord de DOM5 : BAT24 et BAT25
Les sondages de 2012 ont confirmé et précisé dans et sous l’aile Nord de DOM5 une remarquable permanence du bâti, depuis l’époque archaïque au moins jusqu’à la fin de l’antiquité, en 619-620, sur le même plan ou quasiment, dont la partie Sud se trouve malheureusement hors de l’emprise de la fouille.
3.1. De l’édifice BAT24 reconnu en 2010 on a pu préciser l’extension et quelques étapes d’une longue histoire (fig. 3.3). Il s’agit d’un bâtiment dont les dimensions hors-tout restent inconnues, ses limites Sud et Est étant encore inaccessibles à la fouille. Il comporte trois grandes pièces au moins, ouvrant par de larges portes à deux vantaux vers un portique au Sud. Construit vers le milieu du ive s. av. J.-C., datation qui se déduit des nombreuses trouvailles dans les remblais de construction, il a connu jusqu’à l’époque impériale une succession d’états : en témoignent le sol de la pièce centrale – le pavement de galets en opus spicatum mis au jour dès 2008 et que l’on a pu cette année dater du ier s. ap. J.-C. – et la façade au soubassement en grand appareil de marbre, vraisemblablement du iie s. ap. J.-C., mise au jour en 2010 (fig. 6).
3.2. La découverte de BAT25, prédécesseur archaïque et classique de BAT24, sur un plan sensiblement identique, est la nouveauté principale de la campagne 2012. Dans son premier état cet édifice, dont les murs en appareil polygonal remontent au moins au milieu du vie s. av. J.-C., ne comportait que deux pièces (fig. 3.1). Elles coïncident avec les deux pièces occidentales de BAT24, mais avec une façade en retrait de près d’un mètre (fig. 6) ; elles devaient ouvrir sur un espace transversal (cour, portique ou pièce couverte) vers le Sud. Dans le 2e état a été ajouté, dans le 1er ¼ du ve s., une pièce supplémentaire à l’Est (fig. 3.2). L’ensemble a connu plusieurs transformations : on ne connaît pour l’instant que les sols en terre battue de la pièce orientale et le pavement en grandes dalles de gneiss du dernier état de la pièce occidentale, recouvert vers le milieu du ive s. par le remblai d’installation de BAT24.
3.3. Sous deux avatars principaux, BAT25 puis BAT24, c’est fondamentalement le même édifice qui a perduré du vie s. av. J.-C. au ive s. ap. J.-C., et qui a survécu au moins partiellement dans la demeure protobyzantine DOM5 jusqu’en 620. Une telle permanence ne peut guère s’expliquer que par une fonction religieuse ou publique : de fait, les parallèles de BAT25 – entre autres les édifices archaïques du sanctuaire l’Aliki, l’édifice A du sanctuaire de Despotiko, la maison E d’Argilos, les édifices A et B de l’agora de Methonè (communication à l’AEMTh le 1/3/12) – confirment une telle fonction, tandis que des indices architecturaux suggèrent de reconnaître en BAT24 des salles de banquet. Seul le voisinage de l’agora des Charites et plus encore du Dionysion, vers lequel tend un faisceau encore ténu d’indices, pourraient expliquer cet édifice et sa permanence.
- Pour une présentation synthétique de ces résultats, voir F. Blondé, A. Muller, D. Mulliez, « Évolution urbaine d’une colonie à l’époque archaïque. L’exemple de Thasos », dans J.-M. Luce (éd.), Habitat et urbanisme dans le monde grec de la fin des palais mycéniens à la prise de Milet (494 av. J.-C.), Pallas 58 (2002), p. 251-265. [↩]
- Voir les rapports annuels publiés dans le Bulletin de Correspondance héllénique : – BCH 128-129 (2004-2005) [2008], p. 734-751 : campagne fouille 2004 ; – BCH 130 (2006) [2009], p. 688-689 : campagne post-fouille 2005 ; – BCH 132 (2008) [2010], p. 715-735 : campagne fouille 2006 + post-fouille 2007 ; – BCH 134 (2010) [2012], p. 523-544 : campagne fouille 2008 + post-fouille 2009 ; – BCH 136 (2012) : campagne fouille 2010 + post-fouille 2011 [à paraître]. [↩]
Lire aussi sur Insula :
Arthur Muller, « Les fouilles dans les abords nord de l’Artémision de Thasos (Grèce) », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 6 mai 2013. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2013/05/06/fouilles-2012-thasos/>. Consulté le 21 November 2024.
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