La Série « Rome » : un conte d’amour et de mort

Entretien avec Yann Le Bohec.

Yann Le Bohec, professeur émérite à la Sorbonne, a publié en octobre 2013 un petit ouvrage consacré à la série télévisée « Rome ». Sept années après sa première diffusion française, le scandale et l’excitation causés par la série étant retombés, il était intéressant de voir se confronter le récit filmique et les connaissances d’un spécialiste d’histoire romaine.

Rome : un conte d'amour et de mort (PUF 2013)
Rome : un conte d’amour et de mort (PUF 2013)

La série télévisée « Rome », créée par John Milius, William J. MacDonald et Bruno Heller, narre l’histoire tourmentée des dernières années de la République romaine, depuis la fin de la guerre des Gaules jusqu’à l’avènement d’Auguste1. Yann Le Bohec a été sollicité par les Presses universitaires de France pour donner son éclairage d’historien de la Rome antique dans un petit livre joliment sous-titré Un conte d’amour et de mort. Dans ce livre, Yann Le Bohec reprend les thématiques privilégiées par la série, comme l’argent, le pouvoir, la violence et la guerre, le sexe, ou ignorées ou mal comprises, comme la religion. L’historien y traite encore des institutions, du travail, de l’esclavage, des femmes, de l’habitat,… Au final,  Rome : un conte d’amour et de mort peut être lu comme une vie quotidienne à Rome dans les dernières années de la république romaine.

Christophe Hugot : Yann le Bohec, vous a t-il plu de regarder ce beau conte d’amour et de mort ? Plus largement, êtes-vous un habitué des séries et des péplums ?

Yann Le Bohec : Je ne suis pas un spectateur de séries, celles-ci étant souvent trop longues pour me permettre de les suivre avec assiduité. J’ai d’ailleurs découvert la série « Rome » en réponse à la demande de l’éditeur d’écrire un livre sur le sujet. En revanche, j’apprécie les péplums comme Quo Vadis ? ou Spartacus, films exotiques qui permettent à la fois de sortir du quotidien et de replonger dans l’Antiquité. Avec « Rome », le téléspectateur est plongé dans un monde d’exception, au réalisme baroque, où la grande histoire côtoie la petite : le récit nous permet ainsi de suivre César, Pompée, Octave et Antoine, Cléopâtre dans leur quête du pouvoir, jusque dans leur intimité …

Ch. Hugot : La série « Rome » a été très critiquée par certains spécialistes, on pense en particulier à l’article écrit par Florence Dupont au moment de la diffusion française, celle-ci accusant sévèrement les auteurs de la série : « tout est faux, ou presque », écrit-elle 2. Votre livre relève également certains des anachronismes les plus criants dans la série.

Y. Le Bohec : Évidemment, les péplums et les séries comme « Rome » posent le problème de leur valeur historique. Les anachronismes que vous évoquez ont des origines diverses. J’en vois personnellement de trois sortes : les anachronismes par ignorance, les anachronismes intentionnels et les anachronismes conscients. Les premiers, les anachronismes par ignorance, c’est par exemple de dater un événement de 56 alors qu’il se tient en 57. La série de bandes dessinées « Alix » de Jacques Martin, par exemple, contient de telles erreurs. C’est inévitable et ce n’est pas dramatique. Les anachronismes intentionnels sont ceux qui se trouvent par exemple dans « Astérix », les auteurs de cette série les multipliant comme ressorts de leur humour. Enfin, il y a les anachronismes conscients, réalisés pour aider à la commercialisation du film ou de la série, en particulier auprès d’un public anglo-américain. Dans ces produits culturels, le spectateur cherche le dépaysement, l’exotisme, mais souhaite y retrouver des thématiques qui lui sont proches. C’est ainsi que Crassus fini par ressembler à un trader.

Ch. Hugot : Si le récit historique se situe durant l’Antiquité, les thèmes évoqués dans « Rome » sont des problématiques également contemporaines.

Y. Le Bohec : Les scénaristes ont effectivement cherché à plaire aux téléspectateurs en privilégiant des traits communs que les anciens partageaient avec nous : la recherche de l’argent, le pouvoir, la violence et le refus de la violence.

Ch. Hugot : Le plaisir, dites-vous dans votre ouvrage, joue en particulier un grand rôle dans la série TV. Lors de la sortie de « Rome », on a d’ailleurs beaucoup glosé sur la sexualité récurrente dans la série. Votre livre fait le décompte des actes sexuels et rapporte nombre de dialogues crus ou de vulgarités.

Y. Le Bohec : Dans « Rome », le plaisir prend divers aspects : évidemment le sexe, la violence, mais encore − anachroniquement − la drogue. « Rome », c’est la drague et la drogue. La sexualité y est présentée de manière très crue, sous une assez grande variété de formes, vécue dans toutes sortes de lieux. En France, la série était précédée d’un avertissement et l’Italie en a proposé une version caviardée. Est-ce exagérément sexuel ? On a parfois l’impression en regardant « Rome » que les Romains « ne pensaient qu’à ça ». C’est vrai qu’à Rome la sexualité n’est pas pensée comme un péché. La sexualité y est vécue librement. Qu’un jeune homme aille au lupanar est quelque chose de sain. En revanche, qu’il y aille tous les jours n’est pas normal. C’est l’abus de la sexualité qui est reproché, la goinfrerie, l’alcoolisme, pas le fait d’avoir des relations sexuelles, de boire ou de manger. Je ne pense pas qu’à Rome tout le monde couchait avec tout le monde. La maîtrise de soi est jugée indispensable.

Ch. Hugot : Situés entre 52 et 31 avant notre ère, les événements historiques relatés dans « Rome » sont ponctués de nombreuses batailles. Qu’avez-vous pensé, en tant que spécialiste de la guerre à Rome, du traitement de ce sujet par les auteurs de la série ?

Y. Le Bohec : Plus ou moins liée au sexe, la violence est omniprésente dans la série. Si les Romains n’étaient pas violents ordinairement, les guerres étaient quant à elles d’une violence extrême. La série est ponctuée de guerres opposant César et Pompée, Octave et Antoine, qui ont pour enjeu la prise du pouvoir. Mais, finalement, alors qu’il y a de nombreuses batailles durant cette période, celles-ci sont à peine représentées et seules celles de Philippes nous sont quelque peu montrées. J’explique ce paradoxe par des contraintes budgétaires. Il faut un très grand nombre de figurants pour représenter convenablement une bataille telle qu’elle devait se dérouler durant la période romaine, qui voyait s’opposer 50000 hommes de chaque côté sur un immense espace, de 7 kilomètres de largeur pour une seule légion.

Même si l’équipement des soldats est plus impérial que républicain, il y a peu d’anachronismes concernant l’armée. Si le monde militaire est assez bien évoqué, il en est en revanche tout autrement de la religion. Les producteurs américains n’ont absolument pas saisi ce qu’était la piété romaine. Les auteurs de « Rome » ont évacué la religion alors que celle-ci y était partout présente, mais c’est évidemment un sujet moins séduisant et moins vendeur que la violence et le sexe. Les rares moments de la série où la religion intervient, celle-ci est présentée de manière complètement grotesque, apparaissant à moitié comme une religion vaudou, à moitié comme un christianisme du XVIIIe siècle. C’est la vision américaine de la religion des autres. Au final, c’est ridicule.

Ch. Hugot : Pensez-vous que ces erreurs, ces incompréhensions et ces anachronismes doivent nous faire déconsidérer les séries, les films ou bandes dessinées prenant place dans l’Antiquité ?

Y. Le Bohec : Il ne faut pas se méprendre. Un film, une série, ne sont pas des cours d’amphithéâtre ou des livres d’érudition : ils sont réalisés pour distraire, non pour éduquer. Je trouve Christian Goudineau très cruel envers les bandes dessinées et les péplums. Je pense qu’il a tort, parce qu’il faut les regarder pour ce qu’ils sont. Par ailleurs, Alix, Astérix, la série « Rome » ont l’avantage de faire connaître l’Antiquité, d’en parler. C’est sans doute utile.

Pour en savoir plus

Yann Le Bohec, Rome : un conte d’amour et de mort, Presses universitaires de France, 2013. ISBN 978-2-13-060762-5. 160 pages.

Sur la série on pourra se reporter au Wiki de HBO :
http://hbo-rome.wikia.com/wiki/HBO_Rome_Wiki

  1. À l’origine, les concepteurs de la série espéraient réaliser cinq saisons qui se résumèrent à vingt-deux épisodes répartis sur deux saisons, en raison du coût de production (diffusés la première fois en 2005 et 2007 sur la chaine américaine HBO, en France à partir de juin 2006 sur Canal+). []
  2. Florence Dupont, « Rome, ton univers impitoyable », Le Monde diplomatique, avril 2007. []

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Christophe Hugot, « La Série « Rome » : un conte d’amour et de mort », Insula [En ligne], ISSN 2427-8297, mis en ligne le 4 avril 2014. URL : <https://insula.univ-lille.fr/2014/04/04/la-serie-rome/>. Consulté le 25 April 2024.